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© Inventer le Grand Paris

Synthèse de la journée

par Jean-Louis Cohen

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DOI

10.25580/IGP.2021.0013

Jean-Louis Cohen est architecte et historien, auteur de multiples travaux sur l’architecture et les villes du XIXe siècle à aujourd’hui. Depuis 1994, il est Professor of History of Architecture à la New York University et dirige depuis 2013 la chaire internationale Architecture et forme urbaine au Collège de France. Jean-Louis Cohen a conçu et réalisé de nombreuses expositions, parmi lesquelles, en tant que responsable de l’architecture pour Paris-Moscou (1979) au Centre Pompidou, Des fortifs au Périf (1992, avec André Lortie) et Architecture en uniforme (2011) au Centre Canadien d’Architecture de Montréal. Il a récemment publié l’ouvrage Construire un nouveau Nouveau Monde : L’amerikanizm dans l’architecture russe (CCA/Éditions de la Villette, 2020).


Avec d’autres, comme Guy Burgel, nous sommes quelques-uns à observer Moscou depuis très longtemps ; à l’avoir pratiquée, traversée et à nous être interrogés sur la Moscou « tardo-bolchévique » et néo-capitaliste ; enfin, à avoir essayé de la comprendre. Je relis aujourd’hui avec un peu d’embarras mes premiers textes des années 1970 qui étaient dans l’exégèse du schéma général de 1971, que Olga Vendina a analysé de façon très intéressante ce matin. J’avais assez naïvement pris pour argent comptant les grandes projections, notamment en matière de transport, de nouvelles centralités, de transformation urbaine, de ce document qui a été un guide pendant très longtemps.

On a parlé de ce schéma général de 1971, du plan de 1935, un peu – trop vaguement – de l’absence de planification urbaine d’avant 1914. On voit bien que la réflexion sur Moscou aujourd’hui s’inscrit dans des cycles courts, comme ces trois conjonctures qui se sont succédées depuis 1991, mais il y a aussi des effets de la longue durée dans la morphologie urbaine, le méga-site, le rôle de la rivière Moskova, etc. Toute grande ville est un objet complexe, toute très grande ville est un objet encore plus complexe, surtout lorsqu’elle est saisie dans une phase de transition aussi intéressante et complexe que celle intervenue depuis 1991.

 

Parmi les différentes thématiques qui ont été abordées, celle du juridique traitée par Aurore Chaigneau est particulièrement intéressante ; notamment en décrivant comment opère l’état de droit dans ce domaine de l’aménagement des villes. On s’aperçoit au travers des cas concrets et des analyses d’ensemble qu’il y a bien un domaine dans lequel l’état de droit semble fonctionner : celui de l’aménagement urbain, ou, dans tous les cas, des micro-aménagements urbains, où les conflits d’acteurs semblent se régler par le moyen du droit. Cela témoigne qu’une société vivante et contradictoire, en dépit de l’image monolithique qu’on peut en avoir, existe. Malgré la verticale du pouvoir poutinien existent aussi des structures horizontales dont l’apparition a néanmoins été difficile. J’ai toujours à l’esprit cette boutade de Lech Walesa énoncée au moment de l’effondrement du système communiste en Pologne, qui me semble être un bon guide aussi pour comprendre Moscou. Il disait qu’il est plus facile de prendre un aquarium plein de poissons vivants et de faire de la soupe de poisson avec, que l’inverse : c’est-à-dire de recréer la vie à partir de la soupe, ou en tout cas à partir d’une société pleine de rigidité, d’opacité, etc. Nous voyons quand même les poissons vivants apparaître dans cette situation qui s’est développée depuis une bonne trentaine d’années.

Derrière ces considérations juridiques, il y a la pratique fort intéressante comme celle du lopin de terre, du jardin individuel, évoquée par Aurore Chaigneau. Des dimensions économiques, démographiques, sociales et idéologiques dont nous avons eu un aperçu dans l’intervention très riche d’Olga Vendina. Cette intervention nous a montré très concrètement comment cette ville dont on pouvait avoir, en suivant les discours officiels, une vision parfaitement monolithique et homogène, était une ville fractionnée de tout temps, au travers différentes formes de hiérarchie. Nous avons aussi vu l’importance considérable des enjeux démographiques.

 

Un des déficits de la discussion d’aujourd’hui est sans doute lié à l’économie. On n’a pas assez capté, je pense, le rôle et le statut de Moscou dans l’économie de la Russie d’aujourd’hui, sa part de revenus dans le revenu national qui est considérable. Moscou est le lieu où les profits des grandes entreprises sont captés et ruissellent en impôts, en services, etc. On observe une forte inégalité entre les moyens de Moscou et ceux du reste de la Russie. Moscou est une ville riche et elle dépense beaucoup plus pour ce que les Russes appellent le blagooustroitelstvo, c’est-à-dire l’aménagement et l’amélioration urbaine que toutes les autres villes de Russie. Le bureau d’étude de Strelka avait fait une étude montrant que Moscou dépensait presque cent fois plus que beaucoup de villes moyennes pour son aménagement urbain. Cela se mesure à la qualité du granit des trottoirs mis en place par Sobianine ! Derrière tout ce qui a été discuté aujourd’hui il y a la réalité démographique, une ville en croissance, une ville qui pompe les ressources du pays, – pour une part à juste titre parce qu’elle le représente, mais dans laquelle cette économie permet de nourrir les projets d’infrastructures qui se réalisent. Les lignes de métro avancent, les routes se créent, les aéroports se transforment. C’est une ville en pointe de la modernisation de la Russie d’aujourd’hui.

 

Une nouvelle réflexion morphologique sur le tissu de la ville a été proposée par Alexandre Skokan, qui a retracé de manière très intéressante le parcours du groupe NER (Nouvel élément d’établissement humain), parti de la prospective futuriste, en proposant la construction d’une ville théorique, qui fut présentée par Giancarlo De Carlo en 1968 comme la « cité communiste idéale », ce qu’elle n’entendait pas vraiment être. Comment Skokan et son équipe ont pu atterrir depuis ces hauteurs théoriques sur le terrain concret de la Moscou des années 1970 et, à partir de là, développer des observations et des pratiques intéressantes, me semble très stimulant. Skokan a évoqué, même s’il a un peu forcé le trait, les difficultés méthodologiques des architectes et des urbanistes de sa génération à regarder concrètement le tissu urbain. Je pense qu’il y avait quand même des personnes capables de le faire. En revanche, il reste de cette période une sorte de déficit conceptuel quant à la problématisation des paysages et les remarques de Paola Viganò permettent de le comprendre. Le paysage c’est le landschaft, réduit aux espaces verts autour des maisons, mais il n’y a pas de réflexion générale sur le grand paysage et l’un des intérêts de la consultation de 2012 était, via l’expérience des intervenants occidentaux, de faire apparaître une réflexion sur les grands paysages de Moscou. Que peut-on dire de la Moscou aujourd’hui comme grand paysage, pas simplement avec la rivière, mais avec ses autres dimensions, est une considération qui manque.

 

Par ailleurs, je voulais faire une autre remarque par rapport à Skokan, qui rebondit d’ailleurs avec la remarque de Guy Burgel de ce matin. Ce qui frappe dans l’urbanisme de la période soviétique, y compris de la période tardive, c’est l’application aux villes anciennes de concepts nés pour les villes nouvelles des années 1930, comme par exemple ce concept de kvartal, fondamental dans tout l’urbanisme de la période soviétique et largement encore utilisé aujourd’hui. Ce concept avait été proposé par les urbanistes allemands de l’équipe d’Ernst May dans les années 1930 et appliqué aux villes nouvelles construites pour les deux premiers plans quinquennaux. Cette notion, qui décrit de grandes unités à la fois sociales et morphologiques, a été appliquée depuis la périphérie sur le centre. C’est comme si en France on avait traité les centres anciens avec les mêmes instruments que ceux des grands ensembles ! Skokan a démonté cette boîte à outils simpliste et a travaillé autrement.

 

Le thème suivant est celui de la planification, largement évoqué aujourd’hui. Cependant, on a moins parlé des documents portant sur la Moscou contemporaine, que des projets de 2012 pour Moscou, qu’Alessandro Panzeri a confronté aux expériences parisiennes, essayant de proposer une matrice de correspondances entre Paris et Moscou. Je crois qu’Ilia Zalivoukhine l’a fait davantage en entrant dans les détails de certaines considérations pour le Grand Moscou. Enfin, Paola Viganò l’a fait de manière comparatiste, particulièrement éclairante, tant dans les procédures que les problématiques. Il me semble cependant que, dans le parallèle fait entre le Grand Moscou et le Grand Paris, un des intérêts du travail du Grand Paris était la présence, en plus des architectes et des urbanistes, d’experts en sciences sociales et humaines (sociologues, psychologues et théoriciens de la culture) amenant une réflexion sur les cultures du Grand Paris. Cette réflexion ne semble pas s’être retrouvée pour le Grand Moscou. C’est une question à explorer.

 

Dans la réflexion sur les projets, évoqués par Ilia Zalivoukhine, il me semble que la question de l’opération dite de renovatsia (rénovation), mériterait une intervention spécifique et une réflexion plus forte, car il s’agit quand même de détruire cinq mille barres ! C’est une opération considérable, la plus grande opération de rénovation urbaine du monde aujourd’hui. Cette opération est partie avec de grandes ambitions, des consultations, avec des experts étrangers et je me souviens avoir vu des projets un peu ébouriffants de Ricardo Bofill, Zaha Hadid et d’autres, pour se terminer dans les conditions les plus corrompues de passage de commande aux copains de l’architecte en chef de la ville… Le résultat est que ce tissu constitué de maisons de cinq niveaux, évoqué à juste titre par Paola Viganò comme un tissu vert, est remplacé par un tissu d’immeubles de vingt-cinq niveaux, ce qui permettra certainement d’absorber en partie la croissance démographique de Moscou. Mais la perte, au fil de cette opération, de ce paysage vert dans Moscou me semble très préoccupante. Même si certains des projets sont d’assez bonne facture, on observe un changement morphologique majeur avec cette hyper croissance de la périphérie, au travers de la renovatsia et je ne parle pas des problèmes sociaux induits par le passage d’une économie de logements quasi-gratuits à une économie spéculative… Il y a eu beaucoup de protestations et aussi la mise en place de différentes formes d’aide et de compensation.

 

Pour en terminer avec cette question des aspects projectifs, il me semble qu’on a peu évoqué la complexité de la société moscovite aujourd’hui. On a bien vu la diagonale du pouvoir, l’État et la Mairie, mais qu’en est-il du tissu civique ? Car des ONG sont présentes et des actions de groupes dans le cadre de la renovatsia ont eu lieu. Existe-t-il, ou non, de nouvelles forces capillaires, horizontales, dans cette opération ? Les forces de l’opposition politique, qui ont recherché et obtenu des sièges dans les conseils d’arrondissement, ont-ils une vision de l’urbanisme et des propositions alternatives ? Quelles sont les visions politiques et alternatives, s’il y en a ?

 

Dernier point, l’opération menée aujourd’hui était en partie comparative, comme beaucoup de celles menées dans ce travail collectif autour de l’invention du Grand Paris et on voit apparaître différents plans de comparaison, différents modes de comparaison : la matrice Grand Paris / Grande Moscou ; les comparaisons entre géographies parisienne et moscovite ; les réflexions de Paola Viganò suite à l’expérience de son équipe dans différentes villes d’Europe et la question de leur applicabilité à Moscou, etc. Mais je vois aussi apparaître quelque chose de neuf, évoqué très rapidement par Ilia Zalivoukhine, un mouvement qui irait plutôt d’est en ouest, mouvement dans lequel les modèles appliqués aujourd’hui à Moscou sont plutôt les modèles de Tokyo ou plus encore de Séoul, ou de Shanghai dans une certaine mesure. C’est un tournant, un effet de seuil, pour des raisons non pas nécessairement idéologiques, mais pragmatiques. Ce sont les grandes villes d’Asie, avec leur forme d’urbanisme autoritaire, qui semblent aujourd’hui contaminer l’aménagement de Moscou. Mais peut-être vais-je trop loin de ce point de vue…

 

À propos de cette dimension comparative, il y a quelques années déjà, Poutine avait inspiré un décret qui mettait fin à la politique des Genplany (des plans généraux d’aménagement) et proposait à l’époque le passage à un urbanisme de projet, comme on l’avait fait il y a une trentaine d’année en Europe occidentale. Qu’en est-il aujourd’hui ? Le sommet le plus élevé de l’État a-t-il continué à avoir une réflexion méthodologique sur l’urbanisme, nourrie notamment par la question des rapports entre l’encadrement public et l’investissement privé ?

 

On aimerait que cette journée d’étude soit rapidement suivie par une autre, dans laquelle on pourrait par exemple se poser la question de l’impact de l’émergence d’une société numérique dans la Moscou d’aujourd’hui, y compris dans sa gestion. Se poser des questions autour des enjeux écologiques de la Moscou post-industrielle, ou encore des questions de gouvernance et de politique. Quelles sont les positions des différentes forces politiques actives dans Moscou, qui, comme Olga Vendina l’a montré ce matin, reste quand même la principale ville d’opposition au pouvoir central aujourd’hui ? Moscou est une ville où l’opinion démocratique est extrêmement puissante, comme on l’a vu au cours des derniers mois et des dernières années. Je ne sais pas si cela continuera, mais en tout cas il est certainement possible de s’intéresser non pas simplement à la politique urbaine mais à l’urbanisme comme forme de la politique dans la Moscou d’aujourd’hui.