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Capitales et métropoles dans l’Occident médiéval

by Denis Menjot

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10.25580/IGP.2020.0010

Professeur émérite-Université ed Lyon 2


Cet ensemble de réflexions sur les capitales et métropoles dans l’Occident médiéval est issu pour l’essentiel un travail mené avec Patrick Boucheron et Pierre Monnet, et  publié en 2005[1]. Je partirai de la définition de capitale qui figure dans tous les dictionnaires ordinaires. À la différence de très nombreuses notions forgées par les historiens modernistes et par les géographes, qui empruntent souvent aux sciences sociales, la langue médiévale latine ou vernaculaire connait bien l’emploi de ville-tête, –chef, royale, supérieure, caput regni, sedes regia. On en retrouve des occurrences dans toutes les régions occidentales et on les a considérées comme des indices automatiques de la présence de capitales mais cela n’est absolument pas sûr en réalité. Par ailleurs, il faut lever deux hypothèques pour le Moyen Âge, l’hypothèque impériale concernant Rome et Byzance, qui sont capitales par excellence ainsi que métropoles, et l’hypothèque nationale très prégnante en France ou Angleterre (Paris, Londres).

Il faut donc observer la diversité évoquée précédemment et l’historicité propre aux capitales plurielles de régions de l’Occident médiéval, Londres, Paris, mais aussi Lisbonne, entre autres. nous allons donc d’abord examiner les notions de capitale et de métropole pour la période médiévale, puis évoquer la tradition historiographique et l’invention de capitales, et enfin nous insisterons sur les logiques fonctionnelles et spatiales du rôle des capitales.

Les capitales médiévales : une histoire politique et urbaine

La définition classique de la capitale désigne une ville où siègent les pouvoirs, une « ville qui occupe le premier rang hiérarchique dans un état, une province ». Le terme employé seul, la capitale, désigne la capitale d’un État, ville où siègent généralement les pouvoirs nationaux. La métropole est la ville principale d’une région géographique. Dans le langage courant de la société de consommation, la tendance est à l’utilisation abusive du concept de capitale pour évoquer une ville comme « centre de », ne serait ce que pour des raisons touristiques et d’image : Lyon est capitale de la gastronomie, ou Romans (feu capitale) de la chaussure…

Qu’est-ce donc qu’une capitale ? Il convient tout d’abord de remarquer que la notion est strictement historique. Si nous regardons vers la géographie, nous constatons que les apports récents portent moins sur la notion de capitale que sur celles de métropole et de mégapole, ou plus exactement de « métropolisation » et de « mégapolisation » des villes – c’est à dire la manière dont une grande ville devient une métropole ou une mégapole. En se fondant notamment sur les réflexions théoriques des économistes allemands tels que Johann-Heinrich von Thünen (1842-1850), August Lösch (1940) et surtout Walter Christaller (1933) sur les lieux centraux, les géographes se sont penchés assez tôt sur la distribution des villes dans l’espace et forgé des outils pour analyser la centralité. Ce sont ces outils que les historiens ont cherché à utiliser en les adaptant à leurs sources pour étudier les réseaux urbains médiévaux. Les géographes sont ensuite passés, comme les sociologues ou les historiens médiévistes, de l’étude des « réseaux urbains » à celle des « réseaux de villes » (voir la thèse de Laurence Buchholzer-Rémy sur Nuremberg par exemple[2]). Les géographes comme les sociologues considèrent que le rapport entre la capitale et son territoire, ainsi que la question de sa fondation, de son développement ou de sa migration, obéissent à une logique purement politique, du ressort des historiens, notamment de l’État bien plus que des historiens de la ville.

Le sens commun donné par les dictionnaires (une « ville où siègent de manière fixe l’État et le gouvernement », du dictionnaire Larousse) nous ramène effectivement au politique. Les termes de capitale et de métropole nous renvoient donc au politique mais aussi à l’histoire urbaine. Si l’on s’en tient à la définition de ces dictionnaires (Larousse, Robert), il faut reconnaître que le Moyen Âge ne connaît qu’imparfaitement, épisodiquement et tardivement ce phénomène – de capitale d’un État, une ville où siègent les pouvoirs nationaux – sauf dans quelques monarchies centralisées, habituellement et abusivement réduites à la France et à l’Angleterre. Entre Rome et les capitales fixes des États modernes absolutistes, le Moyen Âge correspondrait dans ce domaine à l’histoire d’un manque, une absence de capitale. Cela pourrait expliquer que le terme de capitale ne figure pas dans les récents dictionnaires historiques du Moyen Âge, ni leDictionnaire du Moyen Âge dirigé par Claude Gauvard, Alain de Libera et Michel Zink (PUF, 2002), ni le Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge dirigé par André Vauchez (2 volumes, Cerf, 1997), ni le Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval de Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt (Fayard, 1999). La question mérite cependant d’être posée. Une principauté, un royaume au Moyen Âge peut-il se concevoir sans capitale ?

La réflexion sur les capitales n’est cependant pas séparable d’une problématique d’ensemble qui s’ancre dans l’histoire urbaine car la capitale est toujours une ville. Cette démarche a plusieurs conséquences qui se traduisent par une série de questionnements. La première conséquence conduit à reconnaître le fait que la multiplication et le développement postérieur des capitales sont concomitants du grand essor urbain observable en Occident à partir du XIIe siècle, le « siècle du grand progrès » (G. Duby). Les capitales s’inscrivent donc pour la plupart dans des espaces structurés par d’autres pouvoirs et par d’autres villes, qui forment un semis plus ou moins dense et peuvent plus ou moins fonctionner en réseaux, à tel point que tout choix d’une capitale par un pouvoir ne peut pas ne pas tenir compte d’une armature urbaine et territoriale.

La seconde conséquence est de relier fonction politique et développement urbain, et de s’interroger sur la manière dont la capitale construit ou favorise la ville et engendre une forme particulière d’urbanité. Il faut considérer deux types de développement : celui, d’une part, de la capitale qui se surimpose à une ville déjà existante, ancienne, et la « dilate », comme c’est souvent le cas dans les régions méditerranéennes fortement romanisées ; et celui, d’autre part, de la capitale neuve qui « crée » la ville, modèle plus fréquent dans l’Europe du Nord et de l’Est, notamment avec la polarisation territoriale des régions scandinaves, provoquée en grande partie par la christianisation. C’est le cas aussi par exemple de Kiev.

Dernière conséquence d’une approche urbaine de l’histoire des capitales : une localité qui cesse d’être capitale, ou résidence du roi et de ses administrations, ne cesse pas d’être ville et de pouvoir même se tenir en réserve. Ainsi, Kiev ne disparaît pas avec le transfert du siège métropolitain et des fonctions résidentielles à Vladimir puis à Moscou. De même Tolède devient capitale de la marche médiane de l’émirat puis du califat omeyyade de Cordoue, après avoir été la capitale du royaume wisigothique.

Il faut donc se départir de cette idée de « capitale nationale » au Moyen Âge,  « repolitiser » et « réurbaniser » l’histoire des capitales médiévales. Il nous a semblé qu’il fallait conduire une réflexion en deux temps. D’abord, par une approche historiographique, déconstruire le modèle centralisateur étatique qui fait de la capitale, seule et unique, l’indice de la modernité. Puis tenter de reconstruire un nouveau modèle de capitales en cherchant des marqueurs et des degrés de « capitalité » (traduisant littéralement de l’espagnol capitalidad), en distinguant le problème de la résidence royale de celui de la fixation d’un centre administratif, problème particulièrement marqué au Moyen Âge mais qui a parfois perduré tardivement (au Brésil par exemple, avec Pétropolis et San Paolo)[3].

            L’invention historiographique des capitales : modèle allemand et péninsule ibérique

Si l’on peut donc s’accorder à penser que la notion de capitale est avant tout une construction historique qui doit également intégrer les éléments spécifiques de sa dimension politique et culturelle (la capitale est décision volontaire et non effet du hasard ou de la nature), particulièrement sous sa forme spatiale (localisation, déplacement, topographie, équipement monumental), il convient dès lors d’évoquer les modèles historiographiques de compréhension et de définition de la capitale. Si l’on voulait tenter un résumé à grands traits, on pourrait affirmer que la capitale peut se trouver érigée en indice et résultat d’une centralisation de longue durée comme les exemples anglais, français, portugais ou bien de Prague le montrent. Ou bien que l’absence, l’instabilité, la modestie et l’imperfection de la capitale peuvent devenir tantôt le signe d’un blocage de construction nationale étatique (modèle inversé du précédent), tantôt au contraire le produit d’une logique territoriale d’équilibre, voire de modernité et non d’archaïsme. C’est le cas du modèle allemand et du multicentrisme de la monarchie élective institutionnalisée, provenant de la pluralité des dynasties concurrentes pouvant prétendre au siège du Saint Empire romain-germanique. Et ce polycentrisme peut aussi s’expliquer par la pluralité et la rivalité dynastique qui rendent nécessaire le choix de plusieurs lieux de communication répartis dans l’Empire.

Dans le cas de la péninsule ibérique, on observe des capitales multiples (celles des différents royaumes de la péninsule) et successives (au fur et à mesure de la Reconquista). Puis apparaît une capitale tardive, Madrid, au XVIͤ siècle. Ces deux exemples, allemand et espagnol, ne sont pas la preuve d’un retard ou d’un échec mais l’adaptation à une réalité politique qui empêche ou freine la création d’un centre politique unique.

Lorsqu’on observe ces cas, ou d’autres comme l’archipel flamand ou les communes italiennes, il nous a semblé efficient d’utiliser une méthode consistant à observer les degrés de « capitalité » et de centralité, ainsi que les logiques fonctionnelles et spatiales de ces lieux. Cette méthode nous mène à une typologie plus complexe, au-delà de l’opposition entre espaces nationaux controlés et centralisés par une monocapitale et capitales polycentriques. Cette typologie ne résulte pas d’une simple comparaison entre espaces européens, mais doit aussi prendre en compte la position et de la définition de la capitale comme type de ville, par rapport à d’autres types urbains tels que résidence princière, métropole et lieux centraux. Cette méthode de l’analyse fonctionnelle et spatiale permet aussi de montrer la fragilité de la prédominance d’une ville par rapport à une autre, la précarité de l’affirmation exclusive d’un centre, y compris dans le cas parisien. Elle permet aussi d’intégrer les éléments relatifs à la compétition entre villes. Enfin elle permet de montrer l’absence de dynamique unique de formation des capitales en Europe, surtout au cours du Moyen Âge.

Pour aborder la répartition spatiale des fonctions capitales, on dégage trois éléments : le geste fondateur ; la capitale caput regni sedes regia ; la question de la centralisation administrative, la ville siège du pouvoir.

Le geste fondateur : ville légitimée, ville légitimante

Il convient donc de ramener la notion de capitale à son sens commun, et de revenir à la source politique de son histoire. Ce qui « fait » la capitale est le geste souverain qui la fonde, et l’on pourrait dire, de manière au fond très banale, qu’il n’est pas de capitale sans pouvoir souverain. Cela vaut aussi pour la fondation des villes, romaines ou romanisées. Même dans l’Empire germanique où pourtant la figure du roi-fondateur de villes ou de capitales n’est pas prégnante (à la différences de la péninsule ibérique), quelques villes pourront juger utile de s’appuyer sur la légitimité d’une création impériale, ainsi que le prouve l’exemple de Francfort qui, sur les bases de la canonisation de Charlemagne en 1165, orchestre sous Frédéric Ier et Frédéric II la légende du saint fondateur de la ville.

La capitale est toujours un lieu décidé, dans la mesure où elle naît d’une décision politique, comme acte de souveraineté. Lorsque la souveraineté s’exerce sur un espace très faiblement urbanisé, comme en Scandinavie par exemple, la décision politique apparaît toute puissante. C’est ainsi que sera fondée Stockholm (début XVème). À l’inverse, lorsque le réseau urbain est déjà fortement développé et surtout fermement hiérarchisé (comme dans les régions méridionales), le pouvoir souverain est moins de fondation que de consécration. C’est le cas par exemple lorsque le roi du Portugal Alfonso III décide en 1256 de faire de Lisbonne sa capitale, alors que Lisbonne est déjà une métropole à l’échelle portugaise. La ville capitale s’impose à son roi, qui en retour favorise un renforcement de sa prééminence politique et urbaine.

Il est donc hasardeux d’affirmer avec Arnold Joseph Toynbee (Cities of Destiny. McGraw-Hil, 1967, traduction : Les villes dans l’histoire. Cités en mouvement, Payot, 1972) que les souverains peuvent déplacer leurs capitales au gré de leur « bon plaisir » : leur décision est politiquement, et parfois géographiquement, contrainte. Et l’on pourrait même avancer à titre d’hypothèse provisoire que leur liberté de choix est inversement proportionnelle au niveau de hiérarchisation de l’armature urbaine.

Lorsqu’on étudie les anciennes capitales, celles qu’on appelait autrefois des capitales-fantômes, (puisqu’elles ont disparu à la suite de changements dynastiques en particulier), on constate que ces villes conservent une légitimité dormante et deviennent des villes légitimantes. Une ville-capitale peut thésauriser la légitimité du régime politique qui l’a fondée, et en conserver intact le souvenir après sa disparition. Une fois encore, Tolède constitue l’exemple le plus accompli de cette dynamique. À la fin du VIe siècle le roi wisigoth Léovigilde en fait le centre politique de l’Hispaniaqu’il unifie et centralise sous son autorité. L’histoire de la conquête musulmane, puis de la Reconquista, est d’abord celle de la création, dans les petits royaumes chrétiens du Nord, de répliques de la capitale perdue. C’est d’abord Pravia, puis plus au sud Oviedo, où ils cherchent à recréer Tolède selon les chroniques asturiennes, puis la cité de Léon où s’installent en 910 la résidence du souverain, la cour et son administration.

Ce pouvoir légitimant de la capitale est fondamental pour comprendre la manière dont certaines villes dominantes s’auto-instituent, par le fait même de leur capacité de domination, en pouvoir souverain dont la légitimité se transmet à ceux qui les dominent. On pense ici à la situation singulière des États italiens de la fin du Moyen Âge : dire de Milan qu’elle est la capitale de l’État des Visconti-Sforza ou Venise de l’État de Terre Ferme, et plus encore peut-être, que Florence est la capitale du Stato fiorentino est difficilement compréhensible si l’on s’attache seulement au fait que le souverain confère sa légitimité à la capitale qu’il instaure. Ici, nulle fondation souveraine, mais l’auto-organisation d’un État régional polarisé par une ville dominante, par la métropole. Lorsque le pouvoir seigneurial, à la fin du XVe siècle, s’empare de ce réseau urbain macrocéphale, c’est au fond l’autorité légitimante de la métropole qui rejaillit sur lui, plus que l’inverse.

La capitale, caput regni sedes regia

La capitale est caput regni. Cela renvoie d’abord à la fonction symbolique de la tête comme notion de primauté et d’autorité. Et dire de la capitale qu’elle est aussi sedes regia permet, d’une certaine manière, de retrouver ces notions de centralisation et de représentation. Mais qui y siège ? La cour ou les cours souveraines, la maison du roi ou l’administration de son État ? Pour débrouiller cette question, le plus simple est de partir d’un constat élémentaire : à l’époque médiévale, la dispersion des fonctions capitales est la règle et sa concentration l’exception. Par conséquent, on doit distinguer le problème de la fixation d’une capitale administrative de celui de la résidence princière et, pour ce dernier, ne pas confondre la question de la demeure et du séjour des princes avec celui de la construction d’un complexe palatial associant fonctions résidentielles, curiales et administratives. Car si le palais fait souvent la capitale, la résidence royale ne peut quant à elle suffire à la constituer.

La question de la sédentarisation de la cour est connexe au problème de l’émergence des capitales – c’est-à-dire qu’elle lui est à la fois intrinsèquement liée et structurellement distincte. On peut évoquer le problème crucial des résidences royales dans l’empire. On pourrait également ajouter celui de l’archipel urbain des Pays-Bas bourguignons, formant une nébuleuse de capitales inachevées. De même Philippe le Bon déplace au XVème siècle sa cour entre Lille, Bruges, Gand, Bruxelles ou Arras. Cette « migration incessante » (selon les termes d’Élodie Lecuppre-Desjardin[4]) est, en elle-même, un mode de gouvernement. L’itinérance des ducs obéit à une logique politique dans laquelle on doit reconnaître une orientation générale (un lent glissement vers le nord), nuancée ou contrariée par une gamme de causes politiques, de choix sociaux et d’opportunités urbaines.

Si ces itinéraires princiers modèlent donc des configurations spatiales, souvent polarisées par des lieux de séjour dominants, qui deviennent des lieux centraux mais ne sont ni des capitales ni des métropoles, ces configurations spatiales demeurent toujours dynamiques et fluctuantes. Car la résidence principale du prince et de sa cour n’est pas le centre administratif de son État. Il y dépose ses armoiries, tout au plus, mais n’y concentre ni ses ressources politiques et fiscales, ni le capital symbolique (fondations d’églises, lieux de mémoire des inhumations) qui demeure dispersé. Il s’agit là, sans conteste, d’un mode de gouvernement, plus que d’un déficit de centralisation. On aurait tort par conséquent d’associer la sédentarisation de la résidence royale avec la modernisation de l’État.

Il existe donc bien deux modèles de spatialisation de la résidence princière : la centralisation et la dispersion. Ces deux modèles ne sont ni concurrents ni hiérarchisés. Ils comportent l’un et l’autre des coûts politiques et des gains symboliques et peuvent se combiner entre eux. C’est cette combinatoire – oscillant entre deux limites théoriques jamais atteintes au Moyen Âge, la résidence fixe et l’errance permanente – qui donne un premier indice de « capitalité ». Encore doit-on distinguer entre la personne du prince, sa maison et sa cour, dont les déplacements ne sont pas toujours synchrones. Qu’est-ce qui freine l’errance du roi, sinon le poids des souvenirs accumulés ? On pense évidemment à l’amas d’archives qu’il faut bien poser quelque part, à cet alourdissement de la mémoire de l’État ployant sous la masse documentaire. Sur ce point, la monarchie française a son roman des origines : l’embuscade de Fréteval en 1194 où le roi Philippe Auguste aurait perdu son trésor – vaisselles, sceaux, chartes et registres si imprudemment confiés à l’errance d’un chariot de sa caravane –, ce qui l’aurait convaincu qu’il fallait désormais suivre à la trace les Plantagenêt dans la course à la centralisation. En réalité, les pertes de Fréteval devaient être réduites à quelques registres comptables…

Mais en Angleterre comme en France, c’est aussi le mort qui saisit le vif – la nécropole royale fixant la résidence à distance, Saint-Denis (en mémoire de Dagobert) et Paris, Westminster (en mémoire d’Édouard le Confesseur) et Londres – en des « lieux d’immortalité monarchique » (Jacques Le Goff). L’errance des morts est moins importante que celles des vivants. Cependant, en Castille, jusqu’à la fondation de l’Escurial par Philippe II (1557), il n’y a pas de panthéon royal. Deux « cimetières aux rois » apparaissent cependant momentanément et successivement : Sainte Marie de Séville et Sainte Marie de Tolède, où furent enterrés sept des neuf souverains qui régnèrent en Castille entre 1252 et 1406. Mais ces dépouilles sont ensuite transportées pour mettre en oeuvre des panthéons reconstitués.

Précédée ou non par la mise en place d’une nécropole dynastique, la résidence royale fait souvent la fortune de la ville qui l’accueille. Encore doit-on nuancer ce postulat : les exemples d’intégration urbanistique véritable sont finalement plus rares que les cas de coexistence où la cité royale flanque la ville sans en modifier ni la forme urbaine ni la composition sociale. Mais si la présence du roi fait la richesse de la ville, elle ne suffit pas à faire la capitale. Le meilleur exemple est de ce point de vue la « capitale de repli » de la monarchie des Valois qu’est Tours. « Tours, devenu capitale d’une certaine manière », écrit Bernard Chevalier, sans avoir vraiment été choisie, connaît à partir de 1444 une transformation éphémère, alors qu’Avignon, la vieille cité provençale, était submergée et absorbée par la capitale pontificale, et s’en trouvait ainsi profondément transformée. À Tours, une fois refermée la parenthèse royale en 1520, « l’histoire de la capitale s’achève après avoir consolidé la puissance de cette classe, et celle de la bonne ville continue sans faille, sous sa direction. »[5].

Capitale, siège du gouvernement : la question de la centralisation administrative

Si la résidence princière peut parfois décider de l’emplacement de la capitale, c’est toujours l’installation des organes du gouvernement qui fait la ville-capitale – au sens où elle refaçonne en profondeur la société urbaine. On y voit alors l’installation des archives, de la cour de justice.

Pour John Baldwin, qui travaille sur le XIIe siècle parisien, c’est la mise en place d’un processus de contrôle des comptes par les agents royaux dans la capitale du royaume de France à partir des années 1190 qui constitue « un commencement modeste, il est vrai, mais [qui] amorce un processus irréversible » de centralisation parisienne : « Paris est le centre où les grands barons suivent les officiers royaux pour y ériger leurs demeures de façon à pouvoir mieux traiter avec le gouvernement du roi. »[6]

Au-delà du circuit administratif, cette question de la centralisation remontante pose le problème de la capacité de la ville-capitale à convaincre de sa légitimité. De ce point de vue, l’image de la ville est bien, selon l’expression de Gérard Labrot, une « machine agissante » : par le fait même qu’elle est capable de s’insinuer dans les esprits, elle devient « instrument d’intervention et de contrôle »[7]. La « capitalité » emprunte à la tautologie : est capitale, ou plus précisément demeure capitale, la ville qui se présente comme telle avec suffisamment d’autorité et d’éloquence pour convaincre tout à chacun qu’elle mérite de l’être. En ce sens, les marques symboliques de la fonction capitale font plus que la représenter : d’une certaine manière, elles l’instituent.

Voici pourquoi l’on doit être attentif aux phénomènes de concurrences et de contestations qui fragilisent certaines capitales. Je pense aux exemples de Tolède et Burgos, ou Chambéry contestée par Genève. Par ailleurs il est assez fréquent que les transferts de capitale suivent la migration du centre de gravité des ensembles territoriaux (Tolède, Kiev). Enfin, les déplacements de capitale n’obéissent pas seulement à des critères stratégiques d’équilibre territorial, mais peuvent revêtir une dimension plus symbolique de régénération politique. Parfois on observe aussi l’abandon d’une ancienne capitale jugée corrompue par l’histoire pour fonder un nouvel État, qu’on espère purifié et régénéré. C’est un fantasme récurrent du pouvoir autoritaire qui trouve de nombreux échos dans l’histoire contemporaine (comme à Vichy où la capitale ne s’est pas déplacée uniquement à cause de l’invasion allemande). À l’inverse, il n’est pas rare non plus qu’une capitale demeure, en dépit d’une recomposition territoriale, décentrée et inadaptée au nouvel ensemble politique qu’elle commande, mais confortée par l’histoire dans sa prééminence symbolique. C’est le cas, par exemple, des anciennes capitales d’empire (comme Constantinople), mais aussi de Londres ou Paris – cette dernière n’étant, sur le plan militaire, pas le meilleur choix que l’on puisse imaginer, si facilement prise qu’elle oblige ceux qui la gouvernent à s’inventer des capitales de repli en temps de conflit. Dans ce cas encore, le souvenir est tenace et le poids de l’histoire déterminant. De 1420 à 1436, il existe bien deux capitales pour le royaume de France : Bourges pour la France capétienne, Paris pour la France lancastrienne – même si le duc de Bedford réside le plus souvent à Rouen. Mais lorsque Charles VII convoque le Parlement de Paris à Poitiers, il reste bien le Parlement de Paris. Cela montre que même si la capitale se déplace physiquement, elle reste néanmoins à Paris.

Si la fonction capitale doit s’imposer au territoire administré, elle doit également « prendre » dans la société urbaine, ce qui pose le problème essentiel de l’articulation entre la société locale et l’horizon territorial du niveau de commandement. De ce point de vue, les exemples parisiens et londoniens forment vraisemblablement une fausse symétrie. S’appuyant sur les études classiques de Sylvia Thrupp précisant les contours de la classe dirigeante londonienne, Jean-Philippe Genet définit Londres comme étant « avant tout une capitale économique, dont les rapports avec le pouvoir sont faits de multiples marchandages »[8]. La classe dominante parisienne, que Boris Bove décrit comme « un patriciat à l’ombre du roi », est plus profondément façonnée par les fonctions capitales de la ville qu’elle gouverne : la présence du pouvoir central limite sans doute l’exercice immédiat de la puissance sociale, mais elle offre à l’échelle du continent européen des opportunités politiques qui permettent de convertir cette domination en un rapport politique plus stable et plus profitable[9]. Ce type de compromis socio-politique est caractéristique de certaines sociétés politiques des villes capitales.

Pour conclure, l’importance donnée au modèle parisien (ou londonien) – qui « capitalise » de manière instable et provisoire toutes les fonctions politiques et capitales – doit être fortement nuancée. Certes, cette fascination existe au Moyen Âge, puisque le modèle parisien a incontestablement essaimé : on peut faire la liste de quelques répliques parisiennes, que ce soit hors du royaume -le cas de Prague est évidemment le plus net, puisque Charles IV de Luxembourg en fait à partir de 1344 à la fois une capitale politique, une métropole économique et un pôle universitaire- ou à l’intérieur du royaume de France avec les différentes capitales régionales des États princiers territoriaux, comme Nantes ou Moulins. Mais il est illusoire de croire que tout est déjà joué au Moyen Âge, que la centralisation parisienne obéit à une marche inéluctable et fatale. Paris est la capitale incontestable, mais elle n’est qu’exceptionnellement une ville royale. Il y a Vincennes, et il y aura Versailles. Et entre Vincennes et Versailles, le rêve du Val de Loire, qui est pour les rois de France comme l’idéal d’une capitale dispersée et désurbanisée. Lorsque Léonard de Vinci dessine pour François Ier les plans de son palais de Romorantin en 1518, c’est plus qu’une demeure qu’il ambitionne de construire, mais bien une nouvelle capitale pour une nouvelle monarchie. Telle est l’ambition de la Renaissance, qu’aucune cité, qu’aucune histoire, qu’aucune société urbaine ne peut borner : celle d’un territoire administré à partir d’un lieu neutre, centré, géométrique, dont Léonard trace le plan, un centre vide qui est l’espace même de la souveraineté.

Et si la capitale idéale n’était pas une ville[10] ?