L’histoire du « Grand Paris » des années 1960 et 1970 est d’abord dominée par la mémoire des plans et des impulsions centralisées. Il n’est qu’à rappeler la prégnance de deux dates clé : d’une part 1964 et la réforme administrative de la région parisienne qui supprime les départements de la Seine et de la Seine-et-Oise et leur substitue sept nouveaux départements[1] ; d’autre part 1965 et la publication du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris (SDAURP) par le District qui officialise entre autres le lancement de la politique des villes nouvelles.
Cette histoire « verticale » donne peu d’indications du devenir des communes de la banlieue parisienne durant les années 1960-1970 et encore moins de la perception des évolutions en cours par les sociétés urbaines. D’abord pensée en termes d’organisation des centralités de l’agglomération – les nouvelles préfectures[2], les « pôles restructurateurs de la proche banlieue »[3] et les villes nouvelles[4] destinées à absorber la croissance parisienne –, la planification tend à sanctuariser la proche banlieue dans son état présent en cherchant à limiter sa densification. Ce « Grand Paris » de l’État est d’abord celui d’agoras et forums modernes[5] dominant et organisant l’espace parisien.
Des travaux récents ont permis de souligner la capacité des communes de la banlieue rouge soit à résister aux plans officiels et à les infléchir[6], soit à dessiner leur propre stratégie au sein de l’aménagement de l’agglomération[7]. L’architecture joue un rôle prégnant dans cette réaffirmation, fortement teintée de politique, de l’échelon local. Aux Forums et Agoras impulsés par l’État répondent les expériences du centre Jeanne-Hachette de Jean Renaudie à Ivry-sur-Seine ou de la ZAC Basilique à Saint-Denis.
Mais qu’en est-il ailleurs ? L’État et le Parti communiste sont-ils les seuls à modeler l’agglomération parisienne dans les années 1960 et 1970 ? Nous voudrions ici proposer un regard sur ce qu’une thèse a récemment proposé d’appeler la banlieue « bleue »[8] et pour lesquels les travaux sont plus rares[9]. Correspondant aux Hauts-de-Seine et, par extension, à l’est des Yvelines et au nord de l’Essonne[10], cet espace réunit des communes elles aussi confrontées au redécoupage de 1964, au SDAURP de 1965 et, plus largement, à l’expansion parisienne des années 1960 et 1970. Politiquement proches du pouvoir ou modérées (droite, centre-droit et plus rarement centre-gauche), ces municipalités n’ont a priori guère d’intérêt à élaborer un urbanisme qui serait la vitrine d’une opposition politique et sociétale au pouvoir central. Elles ne sont cependant ni inactives ni même dociles.
À partir de l’exemple de la commune de Sceaux (Hauts-de-Seine), puis d’un élargissement à la partie ouest de l’agglomération parisienne, nous souhaitons défendre l’hypothèse selon laquelle la banlieue « bleue » a constitué un espace particulier d’intégration dans le Grand Paris. Face à l’expansion de la capitale et à la planification centralisée, les municipalités se trouvent dans une situation contradictoire : la nécessaire réaffirmation de leur rang au sein d’une agglomération en pleine mutation va à l’encontre des aspirations d’un électorat éduqué, sensible à la préservation de son environnement résidentiel et capable de peser sur les processus décisionnels. Cette équation politique débouche sur l’élaboration d’une stratégie que nous nommerons ici du « village métropolitain ».
Plusieurs travaux ont déjà montré comment la notion (idéalisée) de « village » s’est trouvée mobilisée dans le cadre parisien, particulièrement à partir des années 1970, notamment pour s’opposer à la transformation de l’espace urbain. Yankel Fijalkow a proposé de voir dans l’émergence de ce modèle à Charonne et à la Goutte d’Or un refus de la ville, « assimilée à une collectivité dont la régulation, dépourvue de mémoire, est fondée sur l’application aveugle de règles impersonnelles »[11]. Éric Charmes a quant à lui fait du retour à la rue et à son ambiance « villageoise » un levier de justification des catégories moyennes dans leur processus de gentrification des quartiers populaires de la capitale[12]. Ces deux analyses concernent cependant le cas de quartiers de Paris et non celui des communes de banlieue.
Or cet échelon reste mal documenté concernant la mobilisation de la notion de « village ». Emmanuel Bellanger a montré comment, à Nogent-sur-Marne, la municipalité de Roland Nungesser a tenté de croiser le projet d’une « capitale des bords de Marne » tout en conservant un esprit « guinguette », sans cependant que le terme de « village » ne se trouve réellement mobilisé[13]. Tangui Pennec quant à lui a souligné la mise en œuvre par le Conseil général des Hauts-de-Seine, au début des années 1980, d’une stratégie visant à promouvoir une identité propre au « 92 » en jouant justement sur le sentiment d’appartenance à des villages (stratégie qui distinguerait la banlieue « bleue » de la banlieue rouge). Néanmoins, l’auteur n’explicite pas l’origine de cette dynamique. Notre objet est ici d’initier[14] une restitution de la naissance d’une stratégie des « villages métropolitains » dans la banlieue « bleue », du milieu des années 1960 au début des années 1980, comme le résultat d’un compromis politique contraint entre les impératifs d’un développement aux portes de la capitale et d’un imaginaire (largement réinventé) de la défense de villages séculaires.
Défendre son rang : Sceaux face à la planification centralisée
La ville de Sceaux peut constituer un observatoire éclairant de la banlieue « bleue » dans les années 1960-1970 dont elle partage les caractéristiques tout en présentant des singularités qui nourrissent un fort patriotisme municipal[15]. Son passé prestigieux, incarné par le domaine de Sceaux aménagé pour Colbert, se double également de la mémoire d’une place à part dans le département de la Seine. Entre 1800 et 1880, Sceaux a en effet été érigé sous-préfecture d’un des deux arrondissements suburbains du département de la Seine (Saint-Denis étant celle du second au nord)[16]. Loin de ce passé, la ville connaît les transformations d’une commune de banlieue dans les années 1960-1980, voyant notamment sa population passer de 10 000 à 19 000 habitants entre 1954 et 1962, soit un quasi-doublement en l’espace d’une période inter-censitaire. Dirigée sans discontinuité par le chrétien-démocrate Erwin Guldner (1911-1997) entre 1959 et 1983[17], elle voit alors augmenter la part, déjà importante, des cadres supérieurs dans sa population [ Voir Fig. 1 ] .
Pour l’équipe municipale, le début des années 1960 est une période de grands changements. Un premier défi est constitué par le besoin de financer les équipements nécessaires à une population en pleine expansion. Le Bulletin municipal officiel, une des premières initiatives du nouveau maire, témoigne de l’importance du sujet. Un second défi, moins immédiatement visible, concerne la place de Sceaux dans les politiques centralisées touchant l’agglomération parisienne. Très attentif aux réformes administratives et aux grands plans d’aménagement, l’édile alerte ses administrés dès 1961 :
« Après que le plan d’aménagement et d’organisation générale de la région parisienne eut été approuvé par décret du 6 août 1960, le Parlement a voté la loi instituant le District et le Délégué général du District a été nommé. Que va devenir, dans cette évolution, notre cher Sceaux ? […] La population s’accroîtrait aussi rapidement qu’au cours des trois dernières années. […] La municipalité est résolue à freiner une telle évolution. »[18]
L’argument est somme toute attendu pour le maire d’une ville de la banlieue de Paris et joue de la défense des intérêts locaux face à la croissance de la capitale. À Sceaux cependant, il prend une dimension particulière. En 1964, l’annonce de la réorganisation administrative de la région parisienne réveille le souvenir du passé sous-préfectoral de la ville et soulève des questionnements sur son statut futur au sein du nouveau département des Hauts-de-Seine. Si la municipalité a immédiatement compris qu’il n’était pas possible de contester le choix de Nanterre comme future préfecture, proche de la Défense, elle ambitionne de devenir à nouveau sous-préfecture. Le 30 décembre 1966, la création de l’arrondissement d’Antony constitue une humiliation ravivant la déchéance de 1880. Pour la municipalité, la réforme administrative de 1964 est loin d’être accueillie positivement.
Mal servie par cette réforme, la ville de Sceaux l’est aussi dans les grands plans d’aménagement. Inscrit dès le PADOG de 1960 et confirmé par le SDAURP de 1965, le projet d’une autoroute A10 dont le tracé traverserait la commune de Sceaux du nord au sud [ Voir Fig. 2 ] déclenche la colère de la municipalité qui, des années durant, tente de le faire annuler et utilise à plein le Bulletin municipal officiel pour évoquer le sujet[19]. C’est que la ville a évidemment peu à tirer d’un tel aménagement sur son territoire. Surtout, elle n’apparaît dans aucune des stratégies planificatrices permettant de compenser une telle infrastructure. Si le PADOG distingue encore Sceaux comme « ville repère », elle n’est plus du tout visible sur le Schéma directeur de 1965, noyée dans la « zone à dominante d’habitat de moyenne densité ».
Au cours de la première moitié des années 1960, Sceaux, autrefois élément clé de l’organisation du département de la Seine, semble avoir plus à perdre qu’à gagner des plans visant à organiser la région parisienne.
C’est sans aucun doute à cette lumière qu’il faut mesurer l’évolution du projet de rénovation urbaine qui va occuper la municipalité durant 25 ans. Lancé dès l’arrivée d’Erwin Guldner en 1959[20], la procédure de rénovation doit toucher deux îlots désignés comme « insalubres » et bordant le cœur historique de Sceaux (ce dernier ayant d’ailleurs été largement entamé en 1933 par l’opération de percement de la rue Voltaire et de la place du même nom). À l’ouest, il s’agit de l’îlot Voltaire et au nord de l’îlot Charaire [ Voir Fig. 3 ] alors occupé par les imprimeries de la Société parisienne d’édition. Initialement pensée pour résorber un habitat jugé insalubre, la rénovation urbaine va être progressivement pensée comme une stratégie municipale de réaffirmation dont témoignent les différentes versions du projet. Face aux centralités imposées par l’aménagement planifié de l’agglomération, c’est un scénario alternatif d’une centralité scéenne forte que promeut la municipalité.
La procédure avance peu pendant les premières années. Après une lettre préfectorale favorable le 13 décembre 1961 et la désignation de Louis Arretche et Max Klein comme architectes responsables du plan masse[21], il ne se passe rien avant l’approbation préfectorale du 5 août 1967 (compensation à la décision de décembre 1966 d’attribuer la sous-préfecture à Antony ?). Le projet s’accélère avec l’annonce de la fermeture de l’imprimerie et, en 1972, la décision de la ville de « prendre le contrôle » de l’aménagement du centre-ville en prévoyant (à terme) de passer par une procédure de ZAC pour l’îlot Charaire redéfini [ Voir Fig. 4 ] . Un premier projet signé par l’Union française immobilière (maître d’œuvre) et la SOTRACIM (maître d’ouvrage) daté de 1972 et ses variantes de 1973 montrent l’ampleur de l’opération, à la croisée entre les stratégies de la ville et la recherche de rentabilité des opérateurs [ Voir Fig. 5 ] . En 1973, dans une note-bilan, l’Union française immobilière souligne les ambitions de la municipalité :
« En raison de la position géographique des terrains en cause, au centre administratif et commercial de Sceaux, la Mairie désire y créer un certain nombre d’équipements publics et commerciaux qui sont nécessaires à son urbanisme et à son développement. À cet effet, elle a demandé au promoteur d’intégrer dans le programme qu’il aura à commercialiser : un centre commercial important, des bureaux, un restaurant et un hôtel ou une résidence hôtelière. En outre, le promoteur devra réaliser et céder gratuitement à la ville des salles de réunion, un local pour le Syndicat d’Initiative, et des parkings banalisés. »[22]
Des variantes, de la même année, font aussi figurer au programme l’ajout d’une salle de spectacle de 700 à 800 places avec scène à plateau-tournant [ Voir Fig. 6 ] . Les immeubles sont prévus pour atteindre 7 à 8 étages [ Voir Fig. 7 ] . Plus qu’une simple opération de rénovation, c’est une véritable stratégie de développement du centre de Sceaux au sein de la banlieue sud qui se dessine entre 1966 et le début des années 1970. Elle vise à rétablir le rang de la ville par-delà les orientations de la planification centralisée et des réformes administratives. En 1974, dans un numéro spécial « urbanisme » du Bulletin municipal officiel, la municipalité affirme cette stratégie en annonçant vouloir réaliser « un vrai centre de ville, dont la portée dépasse celle des centres de quartiers »[23]. Sans jamais se présenter ouvertement en rupture avec les orientations de la planification régionale, Erwin Guldner dessine une trajectoire propre pour sa commune.
L’imaginaire du village. Les Scéens acteurs de l’aménagement métropolitain
Il serait cependant simpliste de n’envisager les évolutions de Sceaux qu’à travers une grille de lecture opposant planification centralisée et stratégie municipale pilotée par un édile et ses équipes. L’avenir d’une cité est aussi l’affaire des habitants, particulièrement à Sceaux. La mobilisation des administrés constitue ici un pan remarquable dans les évolutions et les blocages du dossier de rénovation urbaine. Le profil sociologique de la ville est pour beaucoup dans les contours de cette mobilisation.
La première initiative face à la municipalité remonte au 30 octobre 1967, seulement trois mois après la validation préfectorale du projet de rénovation urbaine, quand une pétition[24], à l’initiative d’un certain G. Daras (que les archives consultées ne permettent pas de mieux situer), réunit 200 signatures en quelques jours. Elle présente déjà les trois caractéristiques principales qui définiront le cadre des débats locaux pendant plus de quinze années sur ce dossier : l’exigence du respect de Sceaux comme « village » (même si la ville atteint bientôt les 20 000 habitants) ; une très fine connaissance des procédures nouvelles de l’aménagement urbain ; la revendication d’un urbanisme négocié. Soulignant les craintes nées du projet à cause d’une sous-information, la pétition affirme l’appartenance « incontestable » de l’îlot Charaire – pourtant principalement occupé par une imprimerie – au « Vieux-Sceaux dont il demeure l’un des témoins irremplaçables ». Non sans ambiguïté, c’est ici une affectation de type industriel qui symbolise le « village ». La pétition, énumérant d’autres arguments plus ponctuels, s’achève sur une suggestion très bien informée quant aux réalités de l’aménagement urbain :
« La procédure de la rénovation urbaine n’a de sens en effet que lorsque l’imbrication et la pulvérisation des parcelles rendent illusoires la réalisation d’un plan d’ensemble cohérent. Ce n’est certes pas le cas de l’îlot Charaire où les principales propriétés sont suffisamment spacieuses pour pouvoir être traitées séparément dans le cadre d’un plan d’ensemble à long terme. »[25]
Il n’est pas un numéro du magazine municipal qui, dès les années soixante, ne réaffirme la nécessité de conserver à la ville son profil de « petite ville calme » et d’éviter le futur des autres communes de banlieue, « ces villages groupés autour de leur clocher, ces petites villes qui, hier, étaient entourés de champs, de vergers, [et qui] ont vu leur population souvent décupler, et leur écrin de verdure remplacé par des masses de béton »[26]. Dès juin 1967, la commune est une des premières de l’agglomération à rejoindre la Fédération des Syndicats d’initiative et Offices de Tourisme de la région parisienne et d’Île-de-France (avec Meaux, Compiègne, Maisons-Laffitte, Versailles) et accueille à cette occasion une exposition « Sceaux dans le passé » [ Voir Fig. 8 ] .
Alors que l’expansion parisienne fait appartenir Sceaux au système métropolitain de la capitale, les Scéens demeurent prompts à défendre à toute occasion une identité « villageoise » voire « rurale » de leur commune qui ne manque pas d’interroger quant à ses fondements. La commune, liée par voie ferrée à Paris depuis 1847 et lieu de villégiature apprécié de la bourgeoisie de la capitale, frôlait déjà 5 000 habitants en 1900. Probablement diffusée à la veille des élections de 1971, une feuille volante intitulée Les 10 commandements du conseiller municipal de Sceaux[27] avertit les candidats : « L’ancien Sceaux respecteras / son cadre de vie protégeras » [ Voir Fig. 9 ] . Alors même que le maire, Erwin Guldner, tente de tirer pleinement les conséquences de l’inclusion progressive dans l’agglomération en élaborant une stratégie de réaffirmation (et donc de développement) de sa ville, il doit composer avec une mobilisation forte de ses électeurs diamétralement opposée à ses objectifs. Le maire doit résoudre une équation politique compliquée, entre échelle métropolitaine et imaginaire de village. La mobilisation atteint son paroxysme en 1973-1974 lorsque le projet de rénovation urbaine prend un nouveau tournant, la municipalité ayant alors fait établir les premiers plans et surtout commencé les études pour l’établissement de son premier plan d’occupation des sols (POS). En février 1973, une « Association Penthièvre-Charaire pour la sauvegarde et la rénovation » est fondée par des habitants du quartier soutenus par d’autres Scéens. Rapidement, elle exige de la municipalité d’être étroitement associée au processus d’élaboration du dossier de rénovation[28]. À la fin de 1973, une autre association nommée « Protection et Renouveau » fait un coup d’éclat en envoyant à la ville une motion de défiance à l’encontre de la méthode et du fond du projet concernant l’îlot Charaire[29]. Comme la première association de sauvegarde, elle réclame d’être étroitement associée au projet, notamment afin de contrôler le fait que ce dernier respectera l’identité d’une « véritable petite ville chargée d’histoire auprès du parc de Sceaux ». L’initiative s’inscrit dans une stratégie plus vaste. En effet, « Protection et Renouveau » s’est associée avec son équivalente de la commune voisine de Chatenay-Malabry (l’ASEC) pour créer une « Association pour la sauvegarde des espaces verts et du cadre de vie de Chatenay-Malabry – Sceaux ». Elle diffuse à son tour des documents, manifestation d’une véritable lutte de fond contre le maire en place accusé de « faire de Sceaux, qu’il a trouvé petite ville verdoyante et tranquille […] une ville dense, peuplée, rentable, le tremplin nécessaire à une ambition »[30]. Le projet d’augmentation des coefficients d’occupation des sols au centre-ville prévu pour le POS est ainsi comparé à une secrète ambition de l’équipe municipale « d’imiter Chicago » dans le but inavoué d’augmenter la « rentabilité financière » de la commune (un argument outrancier mais pas complètement infondé si l’on prend en considération les difficultés de la ville à financer les équipements nécessaires à son développement).
Ces multiples initiatives convergentes dessinent une trajectoire exactement inverse de celle initiée par Erwin Guldner à partir de 1966, lorsque ce dernier cherchait à réaffirmer le rôle de Sceaux dans le nouveau département des Hauts-de-Seine et, plus largement, dans la banlieue sud d’un « Grand Paris » en pleine expansion. À la prise en compte d’une intégration dans une réalité métropolitaine, les associations répondent par une fin de non-recevoir : le destin de Sceaux n’est pas de devenir une centralité de l’agglomération capitale, mais de demeurer un village. L’argumentaire « villageois » est d’autant plus intéressant qu’il est largement instrumentalisé. L’inclusion d’une installation industrielle (imprimerie) dans l’héritage villageois, tout comme le flottement dans certains documents entre « village » et « petite ville », révèlent moins la définition réelle de ce qu’est Sceaux que de ce qu’elle ne doit pas être. Les habitants sont déterminés à ne pas voir de changement radical s’opérer dans leur cadre de vie. Ce qui doit intéresser, c’est à quel point cet imaginaire « villageois » constitue un ressort suffisamment efficace auprès des électeurs scéens pour que l’équipe municipale modifie sa stratégie de réaffirmation de la commune au sein du Grand Paris.
Sceaux comme village métropolitain. Une stratégie entre réinvention et contraintes
La convergence des critiques inquiète rapidement la municipalité. En s’attaquant tant à la forme (le circuit décisionnel) qu’au fond (le projet de rénovation et le POS), la mobilisation des associations peut finir par fragiliser considérablement l’action d’Erwin Guldner. C’est pourquoi dès 1973 s’organise une contre-offensive fondée sur ce que l’on pourrait appeler une pédagogie métropolitaine.
Elle est initiée très tôt, dès la livraison du Bulletin municipal officiel de mars-avril 1973. Un article « Sceaux, centre commercial » présente ainsi l’urgence de redéfinir la place de la ville en considérant l’ouverture récente ou à venir des grands centres commerciaux de banlieue. Quelques pages plus loin, l’adjoint à l’urbanisme, Michel Picard, consacre une contribution à « L’urbanisme à Sceaux » en posant clairement les enjeux de la croissance métropolitaine :
« Une ville comme Sceaux vit, à cet égard, au rythme de la région parisienne. […] Il faut noter – car c’est l’origine de bien des difficultés – que la préoccupation d’environnement ne remplace pas le besoin d’équipement : elle s’y ajoute. »[31]
Cette première initiative n’empêchant pas les mobilisations de la fin de l’année 1973, le maire fait un acte politique. Quelques semaines après la motion de « Protection et Renouveau » de novembre 1973, Erwin Guldner tend la main aux associations en proposant de créer un « Groupe d’étude d’urbanisme des habitants de Sceaux » fondé en décembre 1973. Les opposants ont accepté de le rejoindre à la condition que ce Groupe se voit transmettre l’intégralité des documents de la municipalité concernant le projet. Mais ce faisant, ils perdent une grande partie de leur capacité de contestation. Une note datable de novembre 1973 laisse entrevoir la stratégie d’Erwin Guldner, celle de temporiser pour avoir le temps de poursuivre la pédagogie auprès des électeurs :
« Une consultation sur l’urbanisme à Sceaux ne peut pas aboutir à des conclusions assez certaines et assez précises pour faciliter les choix et les décisions des élus responsables et de la direction départementale de l’Équipement, si on se borne à poser des questions dans l’abstrait, en ignorant les choix faits dans le passé, le futur déjà engagé et les évolutions inévitables.
Tout le monde veut conserver à Sceaux son caractère de petite ville aérée et tranquille. Personne n’aspire à favoriser l’évolution de Sceaux vers une ville dense, peuplée, active et bruyante.
Mais il ne faut pas rêver : Sceaux est dans l’agglomération parisienne qui, par suite de la centralisation excessive de la France et de l’urbanisation accélérée caractérisant notre époque, s’agrandit de 6000 ha par an et passe en peu d’années de 8 millions à 13 ou 15 millions d’habitants. […] Le vieux Sceaux agreste, avec ses belles propriétés encloses de hauts murs et, autour, de bicoques charmantes – bien que souvent inconfortables et délabrées – a été trahi par le décret du 23 avril 1933 approuvant le plan d’aménagement de la commune de Sceaux. »[32]
Cette note prépare une initiative majeure : le premier numéro du Bulletin municipal officiel entièrement consacré à l’urbanisme[33] en mars-avril 1974. Très documenté, le contenu ressemble moins à celui d’un journal municipal qu’à une revue spécialisée qui tenterait de justifier la nécessité de comprendre Sceaux dans un contexte métropolitain depuis quarante ans. Un article est ainsi consacré aux « idées d’hier » afin de démontrer que l’âme « villageoise » de Sceaux est depuis longtemps remise en cause par Paris. Plus technique encore, un article est confié au Service régional de l’équipement de la région parisienne et un autre expose l’avant-projet de schéma du secteur sud des Hauts-de-Seine de 1970 ! Cette pédagogie métropolitaine, peut-être un peu trop ambitieuse, vise clairement à réinscrire Sceaux dans un Grand Paris dynamique. Elle suggère aussi un message politique : depuis quarante ans, les municipalités successives auraient dissimulé l’absorption de Sceaux par Paris en jouant sur l’image d’un village qu’elles contribuaient en fait à détruire. Par contraste, Erwin Guldner se pose en édile qui assume clairement l’inclusion de sa commune dans le Grand Paris tout en tentant de préserver aux mieux un cadre de vie inspiré du « village » : une centralité scéenne réaffirmée, mais différente des opérations de grands ensembles, d’agoras ou autres forum ultra-modernes qui seraient le mauvais versant du Grand Paris. Une sorte de village métropolitain, à la fois autonome et partie prenante de l’agglomération parisienne.
C’est un projet jusqu’ici secondaire qui va lui permettre d’incarner cette politique. Le 15 octobre 1974, la rue Houdan, très commerçante et seul grand axe du village historique de Sceaux à avoir été préservé des démolitions des années 1930, est fermée définitivement à la circulation automobile. Elle devient ainsi la première rue piétonne permanente d’Île-de-France[34]. Le projet est en fait ancien. Dès son arrivée à la tête de la ville, en 1959, Erwin Guldner songe à faire annuler les arrêtés d’élargissement de 1933, d’ailleurs jamais appliqués, sortant de fait la rue Houdan du périmètre de l’opération de rénovation urbaine de l’îlot Charaire où elle était jusqu’ici incluse. Il faudra attendre le déclassement de la rue Houdan (anciennement départementale) en 1969 pour atteindre cette première étape.
En décembre de la même année, Erwin Guldner fait organiser une première consultation test autour de l’idée de piétonnisation temporaire qui reçoit un accueil favorable (88 % de oui néanmoins sur seulement 406 participants). Si les projets de fermeture temporaire se sont multipliés dans les grandes villes françaises au cours des années 1960, l’initiative de Guldner est marquante à deux titres. Tout d’abord, elle concerne pour la première fois une commune de banlieue et non le centre d’une agglomération. Ensuite, elle intervient à la fin de l’année 1969 alors même qu’à Paris, l’expérience de piétonnisation de l’Île Saint-Louis, première initiative dans la capitale, s’est soldée par un échec complet largement médiatisé. La sensibilité d’Erwin Guldner pour le sujet lui vient peut-être de ses échanges avec l’Allemagne où ce type d’aménagement est alors en plein développement. Germanophile, il a en effet été à l’initiative en 1965 du jumelage avec Brühl, près de Cologne. Original, le projet avance cependant peu. Il est relancé par une expérience de piétonnisation, du 17 au 25 juin 1972. La municipalité profite en fait du levier récent de la circulaire des « plans de circulation » (16 avril 1971) par laquelle les ministères de l’Équipement et des Transports s’engagent à financer 50 % des travaux de conversion d’une rue de centre-ville en rue piétonne si elle s’inscrit dans la création d’un plan de circulation.
Au cours de l’année 1973, alors que la contestation monte au sujet de la rénovation de l’îlot Charaire, situé sur le côté nord de la rue Houdan, le projet de piétonnisation constitue un moyen de changer la donne du débat. Il représente en effet un marqueur certain de la volonté de conserver/réinventer à Sceaux son cadre « villageois ». Malgré de nombreuses lettres de contestation conservées aux archives municipales[35], le projet est plutôt soutenu par les Scéens. Dès mars 1973, l’adjoint Michel Piquard lie les deux opérations dans le projet d’offrir aux habitants « l’ensemble commercial attractif constitué par le vaste plateau piétonnier de la rue Houdan et de l’esplanade qui remplacera l’imprimerie »[36]. Ironie, cela mène à réassocier symboliquement cette rue historique à l’opération de rénovation urbaine (reclassée ZAC en 1972) dont la municipalité l’avait séparée à grands efforts de négociation avec la préfecture de la Seine puis le département des Hauts-de-Seine entre 1959 et 1969.
Après deux années de fermeture à la circulation, la rue Houdan est entièrement réaménagée en 1976, un revêtement très graphique remplaçant la chaussée et les trottoirs [ Voir Fig. 10 ] . L’inauguration officielle, le 12 juin 1976, se fait en présence d’André Fosset, ministre de la Qualité de la vie, Pierre Mazeaud, secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports et du préfet des Hauts-de-Seine [ Voir Fig. 11 ] . La première « authentique rue piétonne » d’Île-de-France bénéficie alors d’une brève couverture nationale, Le Figaro lui consacrant même un encart à la une de l’édition du 10 juin[37].
Ce succès éclatant masque un temps le blocage de l’opération de la ZAC Charaire et offre à Erwin Guldner un marqueur puissant dans son entreprise de définition d’une centralité métropolitaine conservant ses aspects villageois. Il faudra cependant encore dix années de procédures avant que ne soient inaugurées, à partir de 1985 (deux ans après la fin du dernier mandat de Guldner) les différentes tranches de l’îlot Charaire reconstruit. Alors qu’à la fin des années 1960 la rénovation urbaine était prioritaire sur l’opération piétonne, l’inversion induite par les mobilisations locales a abouti à créer, à Sceaux, un exemple inédit de réinvention du « village » comme projet urbain d’une commune de banlieue parisienne.
Deux « Grands Paris » au tournant des années 1980 ?
Le cas de Sceaux constitue-t-il une exception au sein du « Grand Paris » des années 1970 ? En 1974, alors que les débats sur l’urbanisme de la commune battent leur plein, la municipalité commandait à l’IFOP une enquête de fond dont les résultats étaient publiés dans un second numéro spécial du Bulletin municipal officiel en novembre 1974[38]. L’institut soulignait alors ce qu’il considérait comme une particularité scéenne :
« Comparativement aux populations d’autres communes consultées sur les mêmes sujets, la population de Sceaux apparaît comme une population « mieux » informée des distorsions existantes entre les discours tenus sur l’avenir urbanistique de la région et la pratique effective de l’aménagement urbain. Toutes les difficultés rencontrées au cours de la consultation tiennent à ce fait (beaucoup plus qu’à des clivages idéologiques) : les réalisations passées et les décisions prises paraissent en contradiction avec ce que les intentions officielles (schéma directeur de la Région parisienne, options de déconcentrer la proche couronne, axes parallèles des villes nouvelles, loi foncière de 1967, etc.), et le bon sens prônent comme bon et nécessaire. »[39]
Les mobilisations scéennes seraient donc le résultat de la déception d’une population bien au fait du contenu des plans d’aménagement récents (sans considération partisane). Le SDAURP de 1965 supposait en effet le report de la croissance parisienne en lointaine banlieue, sanctuarisant en quelque sorte les communes de la proche banlieue dans leur état présent. Les limites évidentes d’une telle projection dans les faits auraient créé à Sceaux ce que l’IFOP nomme un « manque de confiance envers la loi », forçant les habitants à se saisir eux-mêmes de la défense de leur cadre de vie.
Des sources contemporaines engagent à ne pas faire du cas scéen une exception, mais bien au contraire la manifestation la plus visible de l’émergence d’une approche singulière de la place des communes de la banlieue « bleue » au sein d’un Grand Paris en pleine expansion. En 1980, l’IAURIF publie, pour le compte du Service technique de l’urbanisme (STU) du ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme, un ensemble d’études intitulé Projets et réalisations d’espaces publics en Île-de-France[40]. La commande vise à documenter trois monographies qui illustrent l’utilisation des nouvelles procédures de financement – notamment Contrat régional et Fonds d’aménagement – pour la réalisation d’opérations d’espaces publics significatives. Sur toute la région, l’IAURIF retient les cas de Levallois-Perret, Marly-le-Roi et Sceaux[41], trois communes de l’ouest francilien.
Le cas de Marly-le-Roi rappelle singulièrement celui de Sceaux. Voyant également sa population doubler entre 1954 et 1962, avec notamment la construction du grand ensemble des Grandes Terres (Marcel Lods, 1956-1961), le centre-ville devait, selon le plan d’urbanisme de 1964, être également densifié. Les années 1970 sont alors celles d’une mobilisation des habitants en faveur de la préservation des qualités du « bourg historique ». Le POS constitue à nouveau le dossier déterminant. Adopté seulement en 1978, après de longues négociations, il permet à la municipalité de projeter la piétonnisation de la Grand-Rue et des rues adjacentes pour 1981 [ Voir Fig. 12 ] . La ville semble vouloir ici reproduire le « modèle » de Sceaux, alors même que l’activité commerçante du vieux-bourg est bien moins dynamique, ce qui ne manque pas de soulever l’interrogation des rédacteurs du rapport sur la pertinence des options de la municipalité. L’imaginaire du « village » demeure ici encore un puissant déterminant des modalités d’intégration de la ville au sein de l’agglomération parisienne.
Cette sensibilité précoce de l’ouest francilien pour l’idéal du « village » est confirmée par un ouvrage, publié en 1981 par le GEP de la Direction départementale (DDE) des Hauts-de-Seine[42], et qui ne semble pas avoir d’équivalent ailleurs en Île-de-France à l’époque. S’il ambitionne initialement une meilleure élaboration des règlements pour les zones U des POS, l’ouvrage va bien au-delà et engage une réflexion de fond sur la sauvegarde et la mise en valeur des « centres et quartiers anciens » du département. À partir d’un remarquable inventaire des « paysages, vieux centres et quartiers du département » selon « la méthodologie APUR », le GEP classe les paysages urbains des Hauts-de-Seine en trois catégories : les villages[43], les paysages organiques[44] et les paysages systématiques[45] [ Voir Fig. 13 , 14 , 15 et 16 ] . Les « villages » sont alors distingués en tant que « tissus urbains les plus riches du point de vue de la morphologie urbaine […] ils constituent tous un patrimoine sensible de référence et d’identité pour les habitants »[46]. Le document ne propose pas une réelle définition du « village » et parle également de « vieux bourgs » ou de « noyaux urbains ». Surtout, il ne définit pas précisément à partir de quel critère le tissu bâti ne relève plus du « village » pour une période donnée. Dans le document, c’est en fait surtout la notion de seuil chronologique qui prévaut. Est « traditionnel » tout paysage urbain antérieur à la Seconde Guerre mondiale. Dans cet ensemble, le tissu « villageois » est par définition celui « antérieur au milieu du xixe siècle » (quelle que soit la réalité des lieux concernés). Après 1850, il ne peut y avoir que production de paysages organiques (par extension urbaine non coordonnée) ou bien systématique (par opération coordonnée). De ce point de vue, le livre ne constitue pas une véritable enquête sur les « villages », mais relève d’un travail de classement chronologique du bâti.
Partant de ce principe, l’ouvrage a néanmoins conduit la DDE à infléchir profondément, dans les faits, trois principes fondamentaux des POS au nom de la nécessaire protection des « villages » : les COS sont amendés, la règle du prospect (la hauteur des bâtiments détermine la largeur des voies) annulée et les procédures d’élargissement de voie abandonnées. Il s’agit alors de se démarquer des orientations de la planification depuis le milieu des années 1960. Dans ce rapport discret, la DDE des Hauts-de-Seine dessine en fait les contours d’un Grand Paris des villages métropolitains.
Cette évolution ne touche pas que les Hauts-de-Seine si l’on en croit les résultats d’un recensement des opérations de piétonnisation publié en 1982 par le Centre d’étude du commerce et de la distribution (CECOD)[47]. Cet organisme, rattaché à l’Assemblée permanente des Chambres de commerce et d’industrie, a développé depuis 1972 une solide expertise concernant la piétonnisation comme levier de revitalisation des centres-villes et a déjà mené trois recensements piétonniers au cours des années 1970. Sans pouvoir prétendre être exhaustif, celui de 1982 demeure l’entreprise la plus complète de la période et est largement utilisé dans les articles universitaires, la presse et même les documents du ministère de l’Équipement. Pour l’Île-de-France, il montre une nette ségrégation géographique dans la localisation des opérations de piétonnisation qui concernent les rues d’anciens « bourgs ». Elle n’oppose pas Paris à sa banlieue, mais distingue en fait deux « Grands Paris » selon un axe nord-sud passant au cœur de la capitale [ Voir Fig. 17 ] .
À l’ouest émerge un Grand Paris des « villages métropolitains ». Il concerne d’abord des communes de banlieue touchées de plein fouet par la croissance parisienne comme Sceaux, Antony, Massy, Marly-le-Roi ou Saint-Germain-en-Laye. Mais il démontre aussi la résurgence de centralités « villageoises » absorbées dans la capitale depuis bien plus longtemps comme La Chapelle, Les Batignolles, Le Haut-Roule ou Passy[48]. D’autres enfin sont des centralités créées au xixe siècle par l’urbanisation (rue Daguerre, Levallois-Perret). À l’est en revanche, le recensement n’identifie alors aucune opération piétonne touchant une centralité « villageoise » ancienne, que ce soit dans Paris ou en banlieue proche ou lointaine. Cette opposition est/ouest rejoint une opposition sociologique connue concernant l’agglomération parisienne. On ne saurait la réduire à un Grand Paris « riche » des villages face à un Grand Paris populaire des opérations de rénovation urbaine. En effet, on aurait dès lors attendu de trouver Vincennes ou Nogent-sur-Marne dans le recensement de 1982, et probablement de ne pas y voir Argenteuil ou, dans Paris, le quartier de La Chapelle. Néanmoins, l’importance des marqueurs sociologiques de communes telles Sceaux, Marly-le-Roi, Saint-Germain-en-Laye ou, dans Paris, des quartiers de Passy ou du Haut-Roule ne peut être négligée dans la compréhension du phénomène de réinvention des « villages » au tournant des années 1980.
Au-delà des distorsions, les résultats globaux concernant l’agglomération parisienne et l’étude de cas que nous avons menée sur Sceaux révèlent une réalité de la formation du Grand Paris au cours des années 1970 : celle d’un hiatus entre les grands schémas directeurs (1965) qui envisagent de reporter l’essentiel de la croissance parisienne dans les villes nouvelles – suggérant de fait la pérennisation de la proche banlieue dans son état présent autour de pôles restructurateurs – et la réalité de l’expansion parisienne qui, dès les années 1950, entraîne l’absorption rapide de cette banlieue et sa densification galopante au sein de la métropole. Ce phénomène, accentué par les conséquences de la réforme administrative de 1964 qui recompose les hiérarchies urbaines, pose alors la question de la rénovation des centres d’anciens « bourgs » devenus des villes de plusieurs dizaines de milliers d’habitants.
Autour de cette question émergent deux Grands Paris au cours des années 1970, chacun exprimant une réponse des populations et des élus face à la métropolisation. Dans une moitié est et nord les projets de rénovation urbaine rompent à des degrés divers avec les schémas en créant des centralités modernes fortes au sein du Grand Paris, que ce soit dans la banlieue rouge (Ivry-sur-Seine, Saint-Denis) ou, dans Paris (opération de la place des Fêtes ou du secteur de la place d’Italie). Dans une moitié sud et ouest au contraire (arrondissements de Paris inclus), les populations mobilisent à plein la réinterprétation de l’imaginaire « villageois » et plébiscitent des centralités réduites demeurant fictivement hors du Grand Paris, bien qu’elles soient connectées à ce dernier et quand bien même le reste de la ville continue à se densifier. Le cas de Sceaux a permis de montrer à quel point la municipalité, misant d’abord sur une opération de rénovation urbaine « conventionnelle » afin de réaffirmer le rôle de la ville au sein du nouveau département des Hauts-de-Seine et, plus largement, de la banlieue sud, a été contrainte par les mobilisations des Scéens à temporiser par une stratégie que l’on pourrait qualifier du « village métropolitain » incarnée par une opération de piétonnisation. Pensée comme une étape par la municipalité, cette opération va en fait, dix années durant, demeurer la seule transformation majeure sur le centre de Sceaux et constituer un « modèle » bientôt imité par d’autres communes. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la mobilisation de l’imaginaire de l’appartenance aux villages par le Conseil général des Hauts-de-Seine à compter de 1985. Loin de lancer une thématique, il ne fait qu’entretenir et jouer sur les aspirations affirmées par les électeurs depuis plus d’une décennie.
L’opposition entre un Grand Paris « rouge » des rénovations urbaines ambitieuses et politiques et un Grand Paris « bleu » de la réinvention des villages constitue, à notre sens, l’expression d’un seul et même phénomène : la tentative de mise à distance des schémas directeurs d’une grande capitale en pleine expansion par une réaffirmation locale. Dans la banlieue « bleue », cette mise à distance pourrait sembler être moins politique que celle observée dans l’urbanisme de la banlieue rouge. Néanmoins, il n’est pas impossible d’interpréter cette réinvention du « village » comme une autre modalité d’opposition aux volontés planificatrices promues par l’État. La stratégie de la banlieue « bleue » répond de manière originale à une quadrature du cercle : comment participer pleinement au Grand Paris tout en s’y tenant résolument en dehors. Le « village métropolitain », avec ce qu’il comporte de fantasmes et de réinventions, constitue une proposition originale de définition, par les « Grands Parisiens » eux-mêmes, de l’organisation de l’agglomération capitale et de la manière d’y vivre, singulièrement différente des schémas directeurs.