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Autour de 1913, Londres-Paris

par Philippe Gresset

Résumé

Au tournant du 20e siècle, l’urbanisme en tant que science ayant la ville pour objet s’intéresse davantage aux problèmes morphologiques relatifs à l’espace public (voies, espaces verts, etc.) de même qu’à l’espace privé (îlots, parcelles,…) plutôt qu’à la politique hygiéniste ou à la gestion municipale sociale-démocrate. Ce n’est pas l’extension urbaine qui est prioritaire dans les préoccupations urbanistiques contemporaines en France comme en Angleterre, ainsi qu’en attestent les colloques internationaux, la Town Planning Conference du R.I.B.A. à Londres en 1910 et le Congrès international des Villes à Gand en 1913. Alors que les architectes français l’emportent dans plusieurs concours d’urbanisme internationaux, de nombreux traités d’urbanisme sont publiés à la veille de la première guerre mondiale en Grande-Bretagne, tant par les réformateurs sociaux que par les architectes et ingénieurs. Dans ces traités, une histoire des villes est instaurée, une nécessaire généalogie des implantations existantes qui constitue un horizon théorique du discours. Et généralement une conception d’ensemble des faits urbains au-delà des logiques sectorielles et un diagnostic des réalisations sont jugés indispensables à toute action concrète dans le cadre de la législation mise en place, l’ « Housing and Town Planning Act » de 1909. Lors du troisième Congrès international des Villes tenu à Paris en 1925, il n’est plus fait référence aux formations urbaines, formes et processus, et la doctrine de l’art civique a quasiment disparu.

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=81

DOI

10.25580/IGP.2013.0002

ISO 690

Gresset Philippe, « Autour de 1913, Londres-Paris », dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, Bordeaux, éditions Biére, 2016, p. 32-56.

MLA

Gresset, Philippe. « Autour de 1913, Londres-Paris », Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris. Biére, 2016, pp. 32-56.

APA

Gresset, P. (2016). Autour de 1913, Londres-Paris. Dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris (pp. 32-56). Bordeaux: Biére. doi : 10.25580/IGP.2013.0002

DOI : https://doi.org/10.25580/igp.2013.0002

LIEN ABSOLU : https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=81


Français

Au tournant du 20e siècle, l’urbanisme en tant que science ayant la ville pour objet s’intéresse davantage aux problèmes morphologiques relatifs à l’espace public (voies, espaces verts, etc.) de même qu’à l’espace privé (îlots, parcelles,…) plutôt qu’à la politique hygiéniste ou à la gestion municipale sociale-démocrate. Ce n’est pas l’extension urbaine qui est prioritaire dans les préoccupations urbanistiques contemporaines en France comme en Angleterre, ainsi qu’en attestent les colloques internationaux, la Town Planning Conference du R.I.B.A. à Londres en 1910 et le Congrès international des Villes à Gand en 1913. Alors que les architectes français l’emportent dans plusieurs concours d’urbanisme internationaux, de nombreux traités d’urbanisme sont publiés à la veille de la première guerre mondiale en Grande-Bretagne, tant par les réformateurs sociaux que par les architectes et ingénieurs. Dans ces traités, une histoire des villes est instaurée, une nécessaire généalogie des implantations existantes qui constitue un horizon théorique du discours. Et généralement une conception d’ensemble des faits urbains au-delà des logiques sectorielles et un diagnostic des réalisations sont jugés indispensables à toute action concrète dans le cadre de la législation mise en place, l’ « Housing and Town Planning Act » de 1909. Lors du troisième Congrès international des Villes tenu à Paris en 1925, il n’est plus fait référence aux formations urbaines, formes et processus, et la doctrine de l’art civique a quasiment disparu.

English

At the turn of the twentieth century, urbanism – as a science whose object is the city – focused more on morphological issues related to public space (roadways, green areas, etc.) and private space (blocks, lots, etc.) than on hygiene policy or social-democratic municipal management. Urban expansion was not the priority topic for urbanists of the era in France and the UK, as shown by the Town Planning Conference of the RIBA, held in London in 1910, or the Congrès international des Villes, held in Ghent in 1913. Whereas French architects won several international town planning competitions, many town planning treatises were published in the UK on the eve of the First World War, written by social reformers or by architects and engineers. These treatises establish a history of cities, a necessary genealogy of existing settlements that forms a theoretical horizon for the discourse. And generally, an overall conception of urban realities beyond sectorial rationales and a diagnosis of achievements are deemed indispensable for any tangible actions as part of the legislation implemented in the Housing and Town Planning Act of 1909. At the third Congrès international des Villes, held in Paris in 1925, there were no more references to urban formations, forms and processes, while the doctrine of civic art had nearly disappeared.


À l’exception de Reinhard Baumeister à Heilbronn, il semble que la naissance de l’urbanisme en tant que science ayant la ville pour objet n’ait eu lieu au xixe siècle qu’à l’occasion de la destruction des enceintes militaires : Ildefonso Cerda à Barcelone, Camillo Sitte à Vienne, Joseph Stübben à Cologne, en insistant sur les problèmes morphologiques de l’extension urbaine plutôt que sur les effets d’une politique hygiéniste réformatrice ou de la gestion municipale sociale-démocrate[1]. Par contraste avec la scène allemande où prime l’extension des villes, la comparaison entre les scènes française et britannique, où ce problème a été longtemps éludé ou bien traité obliquement, est rendue nécessaire par les caractères spécifiques de ces deux cultures architecturales et urbaines trop souvent schématiquement opposées.

Afin de comprendre l’établissement d’une scène de la pensée en urbanisme à l’orée de la catastrophe européenne de la Première Guerre mondiale, un choix d’évènements préliminaires s’impose, à partir des échanges internationaux qui ont alimenté la réflexion au tout début du xxe siècle. Ces échanges sont fréquents mais relativement clos et concernent presqu’exclusivement les Allemands, les Anglais, les Français et les Nord-Américains. En une sorte de jeu selon les différents thèmes urbains, les Allemands veulent rattraper les Nord-Américains, les Nord-Américains veulent rattraper les Français, les Français veulent rattraper les Anglais et les Anglais veulent rattraper les Allemands… Il convient de revenir en particulier sur la Town Planning Conference organisée à Londres en octobre 1910 par le Royal Institute of British Architects, mais aussi sur le premier Congrès international des Villes, joint à l’Exposition comparée des Villes, tenu à Gand, fin juillet 1913. Dans le projet d’une interprétation présente du monde de l’aménagement, manifesté lors de ces congrès, le passé apparaît avec une distance critique, mais selon un point de vue partisan largement partagé : un diagnostic est nécessaire préalablement à l’action, et l’esthétique demeure une finalité majeure.

Ensuite, ce qui ne manque pas de surprendre, c’est que dans les multiples traités d’urbanisme parus en Grande-Bretagne entre 1909 et 1915, l’histoire des villes devient la condition de possibilité du discours de l’urbanisme. Les architectes britanniques occupent à cette époque une place majeure mais non pas exclusive dans la réflexion sur la production des villes, une réflexion collective qui se traduit par la publication de nombreux traités d’urbanisme par des réformateurs sociaux, des architectes et des agents-voyers (mais non pas par des ingénieurs). Or ces traités reviennent presque tous sur une histoire des villes pour comprendre l’évolution qui a conduit à la situation présente, voire pour établir quelques principes fondateurs d’une discipline encore dans l’enfance. Et ce recours à l’histoire ne relève d’aucune philosophie optimiste ou pessimiste, il ne vise pas à chercher des réponses immédiates aux malheurs présents en fonction du mythe du progrès, il ne cherche pas non plus à autonomiser la discipline pour marquer une rupture nécessaire, comme le feront un peu plus tard les urbanistes modernes orthodoxes.

Enfin l’observation des faits de l’époque révèle qu’« en Grande-Bretagne les architectes semblent avoir moins dominé l’urbanisme qu’en France »[2]. Une rivalité s’installe entre architectes, géomètres et ingénieurs dans l’établissement des plans d’urbanisme conformes à l’Housing and Town Planning Act, la célèbre loi d’urbanisme de 1909 qui donne le pouvoir aux municipalités d’acheter des terrains et de projeter des extensions, enfin d’imposer un plan de zonage et une réglementation qui porte en particulier sur les densités d’habitation. La part des architectes demeure relativement faible dans la réalisation des soixante-dix plans entrepris, et seulement deux plans d’extension de Birmingham sont acceptés par l’administration avant 1914.

L’exportation du savoir-faire britannique dans la composition urbaine est quant à elle réduite : la défaite de Thomas Mawson face à Ernest Hébrard pour la reconstruction du centre de Salonique, après le dramatique incendie de 1917, est symptomatique à cet égard[3].

Exposer l’urbanisme

En Grande-Bretagne, le Town Planning est d’abord institutionnalisé dans l’enseignement de l’architecture qui relève désormais de l’Université. Un département de Civic Design est créé en 1909 à l’École d’architecture de Liverpool à l’initiative de l’architecte Charles Reilly qui prétend développer le style « Monumental Classic ». Désormais au cœur d’une querelle esthétique, Charles Reilly qui dirigeait depuis peu ce qui allait devenir une école très influente, est décidé à rompre avec le mouvement Arts and Crafts : il renoue avec la tradition géorgienne, adopte la rationalité de la théorie de l’École des Beaux-Arts, s’appuie sur le néo-classicisme nord-américain et s’oppose à l’idéologie pittoresque des tenants de la Cité-Jardin. Grâce au financement de William Lever, le roi du savon, une chaire de Town Planning and Civic Design est instituée sous la responsabilité du professeur Stanley Davenport Adshead. Celui-ci, grand dessinateur engagé dans le retour au classicisme edwardien, avait l’intention de conforter la finalité du Town Planning, qui a cessé d’être dominé par les questions de la salubrité du logement (le Slum clearance) et de la régularisation des banlieues (les Garden suburbs), et qui relève plutôt du champ de l’architecture, le thème principal demeurant surtout l’embellissement des villes par la subordination des entités à la règle d’un schéma global. Dans un article du premier numéro de la Town Planning Review d’avril 1910, revue fondée avec l’aide de William Lever, Stanley Adshead qui oppose les villes planifiées pour le peuple et les villes construites au hasard par le peuple, affirme que la responsabilité de la construction d’une ville ne doit pas être laissée au seul contrôle d’individus mais relever d’une culture partagée par tous. Le cours de Civic Design est ouvert à des étudiants de multiples disciplines, architectes, paysagistes, architectes-voyers, géomètres et ingénieurs, mais finalement, dans l’esprit d’Adshead, c’est bien l’architecte qui est une sorte de chef d’orchestre harmonisant les effets de chaque discipline… Et, dès 1911, la pluridisciplinarité sera mise en avant au sein du Royal Institute of British Architects (RIBA), en soulignant les rôles de l’agent-voyer et de l’ingénieur, mais également ceux de l’économiste et de l’archéologue.

De même que pour les avant-gardes picturales, avec le Salon d’automne à Paris en octobre-novembre 1911 ou l’exposition de la Neue Künstler Vereinigung de Munich, en décembre 1911, les conférences et expositions sont les occasions de confronter à la fois les idées et les expériences. Une conférence-exposition de Town Planning dont les intervenants, outre les Britanniques, sont surtout les Français et les Allemands, se tient à Londres du 10 au 15 octobre 1910 sous les auspices du RIBA[4].

Comme l’annonce Reginald Blomfield, sociétaire du RIBA, le premier jour est consacré au Town Planning du passé, le second aux villes du présent, et les deux jours suivants aux cités du futur. La première partie de la conférence, la Section 1 porte donc sur l’histoire des villes européennes : les villes hellénistiques sont présentées par le professeur Percy Gardner, archéologue enseignant à l’université d’Oxford ; les villes romaines par Francis John Haverfield, professeur d’histoire ancienne à l’université d’Oxford ; le développement de l’idéal de l’art urbain depuis la Renaissance, ainsi que la fondation des villes « gothiques » anglaises et françaises dans le sud de la France, c’est-à-dire les bastides, par l’historien d’art allemand Albert Brinckmann. Dans son livre intitulé Ancient Town-Planning, paru en 1913, Francis Haverfield risque un parallèle entre les réalisations de l’art urbain durant certaines périodes de l’Antiquité et le Town Planning contemporain en affirmant le souci comparable du bien-être des habitants : le confort local, la facilité des échanges et la beauté des constructions, souci qui n’apparaît selon lui que de façon intermittente dans l’histoire[5]. Et dans sa conclusion il reconnaît que, s’il y a peu de leçons à tirer des plans de Timgad ou de Silchester, il demeure instructif de savoir par quels degrés successifs l’humanité a été capable de projeter la ville en tant qu’unité, et de souligner la nécessité de principes et de règles définies pour ce faire. En retour, toute création nouvelle, par exemple celle des cités ouvrières ou des faubourgs-jardins, doit réagir à la conception que les historiens se font des réalisations anciennes.

Le jour suivant, le 11 octobre, dans le cadre de la problématique des « Villes du présent », c’est-à-dire la Section 2, l’architecte-voyer en chef de la ville de Paris, Louis Bonnier, présente une « Notice sur les Architectures obligatoires dans la Ville de Paris », servitudes spéciales pour l’ornementation de lieux monumentaux, qui ont été utilisées une quinzaine de fois sous la royauté, et tout autant en seize ans par le préfet Georges Haussmann. Ce qui demeure surprenant, c’est que ces ordonnances qui ont fait l’objet d’un recueil de l’administration par Joseph Bouvard et Louis Taxil ont été par ailleurs critiquées par le même Bonnier qui considérait que ces opérations figent la ville, et qu’elles engendrent un désordre visuel encore plus important que celui produit par la réglementation ordinaire quand elles ne sont pas menées à terme. Peut-être que l’esthétisation du monde déjà-là dans le cadre de cette section représente un contrepoint à la domination technique qui s’impose alors par ailleurs.

Dans la Section 3 qui porte sur le développement urbain et l’extension des villes, se succèdent les interventions de l’Anglais Raymond Unwin, du Français Augustin Rey et de l’Allemand Joseph Stübben. Conscient que le City planning engage l’organisation globale de la vie urbaine, Unwin affirme la nécessité de ne pas traiter les aires suburbaines séparément et d’appliquer donc les mêmes principes d’aménagement sur la totalité de l’agglomération. Il reconnaît la nécessité de créer des centres secondaires autour des plus grandes villes et revient sur les questions techniques : la densité urbaine (en privilégiant les groupements de maisons devenus rares en Grande-Bretagne), la nature de la voirie, l’importance des espaces verts, etc., et finalement souligne la différence entre l’urbanisme de papier et l’espace perçu par les habitants, ouvrant une réflexion sur l’opposition entre une vision surplombante du plan et une vision cheminatoire du parcours de chacun. Bien que les organisateurs aient prié les intervenants de ne pas se limiter aux questions de l’habitation, les propos d’Augustin Rey portent essentiellement sur l’hygiène dans l’habitation. Et après avoir rappelé que la ville de Paris avait été la grande « instructrice » jusque dans les années 1880, Stübben traite, en un exposé abondamment illustré, des nombreux exemples de réalisations récentes, allemandes et belges, à des échelles allant de la rue jusqu’au quartier.

La part des représentants français dans les interventions demeure restreinte. Dans la Section 4, intitulée « Cités du futur », Eugène Hénard présente « Les Villes de l’Avenir », un de ses derniers écrits qui aborde la mécanisation générale de l’aménagement des maisons et des rues, en impliquant l’artificialité du sol et l’univers de l’aéronautique encore naissante, dans une représentation d’urbanisme futuriste devenue célèbre. Et dans la Section 6, réservée aux « Études spécialisées de plans de ville », Louis Dausset, le très conservateur rapporteur du budget de la ville de Paris, présente « L’Aménagement des Fortifications et de la zone des Servitudes militaires » tandis que le professeur Geddes explicite le Survey d’Édimbourg, une proliférante enquête spatio-sociale qui se présente sous la forme d’un gigantesque inventaire de sources multiples.

La conférence du RIBA était en effet accompagnée de trois expositions, d’une part une collection de cartes et plans de Londres à Guildhall, depuis une vue du milieu du xvie siècle et un plan de 1672, tiré du livre de Georg Braun et Franz Hogenberg, jusqu’aux plans d’embellissement de Londres du milieu du xxe siècle, d’autre part une exposition au RIBA, avec plusieurs salles consacrées aux plans de Londres, de Paris, de Vienne, de villes italiennes et espagnoles, enfin et surtout une vaste exposition de plans, de dessins et de maquettes à la Royal Academy qui prête exceptionnellement ses locaux à cette occasion[6]. Cette dernière exposition montre tous les projets récents de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne (six salles et demie, selon Robert de Souza), de la France (une salle et demie) et des États-Unis d’Amérique, ainsi que le Survey d’Édimbourg de Patrick Geddes dans la Salle IIb qui fait suite à la salle IIa où sont présentés les cités- et faubourgs-jardins, dans cette Black and White Room très restreinte dont l’étroitesse fait ressortir par contraste une formidable accumulation de dessins, de schémas, de plans géométriques gravés à diverses échelles, de coupes transversales sur le site, de panoramas vus à vol d’oiseau, de relevés d’architectures, de photos, etc., accumulation destinée à rendre compte des conditions de fonctionnement de la capitale écossaise[7]. Depuis sa conférence : « Civics as applied sociology », prononcée à Londres le 18 juillet 1904 devant la Sociological Society, l’essentiel du travail de Geddes a consisté à éclairer l’évolution de la ville produite à partir d’une géographie et d’une histoire particulières, à dénoncer le dysfonctionnement urbain du xixe siècle et à vouloir restaurer l’harmonie possible entre le citoyen et la communauté urbaine, avec le milieu en général, en privilégiant la continuité au détriment de la rupture. Depuis le Moyen Âge, chaque génération a, selon Geddes, produit la ville qui constitue le milieu des générations suivantes : les traces des époques successives subsistent dans le réseau monumental comme dans les lieux de la vie quotidienne. Dans cette vaste fresque, on voit que le contraste du château pittoresque avec la New Town régulière nourrit la mentalité romantique dont Walter Scott fait d’Édimbourg la capitale incontestée au xixe siècle. Le développement du complexe liant le chemin de fer et les tramways, caractérise ensuite un nouvel âge des communications qui fait penser à l’espace de circulation décrit récemment par Françoise Choay[8]. Et pour conclure, Geddes affirme que le Survey, enquête à l’échelle régionale qui nécessite d’être revisitée sans cesse, ne repousse pas l’action, mais au contraire qu’il ouvre la voie à l’action, qu’il ne débouche pas sur la nécessité de la révolution mais sur l’enseignement à tous, aux élites décisionnaires comme au peuple, pour mieux permettre à l’humanité d’entrer dans une nouvelle ère.

Trois ans plus tard, lors du premier Congrès international des Villes, joint à l’Exposition comparée des Villes, à Gand en 1913, une distinction est faite entre deux Sections : l’Art de bâtir les villes et l’Organisation de la vie communale[9]. Dans la première section, le programme du Congrès distingue d’une part la construction des nouveaux quartiers et d’autre part la conservation et l’aménagement des anciens quartiers du centre des villes. La question de « l’agrandissement systématique des villes » occupe donc une part relativement privilégiée des interventions, parmi lesquelles on peut remarquer celles de Joseph Stübben sur le « Règlement des Bâtisses », de George Cadbury Jr. sur les effets du Town Planning Act de 1909, et de Raymond Unwin sur le plan d’extension des villes, sachant que la part des Britanniques et des Allemands demeure ici considérable par rapport à celle des Français, représentés par la seule intervention d’Augustin Rey qui porte uniquement sur la salubrité urbaine, cette fois en fonction de l’ensoleillement par rapport à l’orientation et à la largeur des rues. L’exposition « est formée en premier lieu par les collections de la Cities and Town Planning Exhibition, association anglaise fondée et dirigée par le professeur Geddes (Édimbourg). […] On y a ajouté une sélection de documents présentée par la Chicago Welfare Association et par le Musée International (Bruxelles), ainsi que des documents graphiques comparés relatifs à l’organisation de la vie municipale et aux services communaux, élaborés par le Secrétariat général du Congrès des Villes »[10].

La description du plan des différentes salles qui se trouve dans l’« Aperçu de l’Exposition », une notice explicative distribuée aux visiteurs, propose une histoire des villes originale. Au début sont présentés les « éléments fondamentaux des villes » : le progrès de la cartographie, la célèbre coupe de Geddes, allant de la montagne à la mer avec les différentes activités humaines qui se rapportent à ces différents lieux, les « types divers de villes conditionnés par les caractères naturels du sol ou par les voies de communication » ; puis « Les Cités dans l’Antiquité » en évoquant la Mésopotamie et l’Inde, Jérusalem comme Athènes, Rome et Constantinople, ensuite « Les Villes du Moyen Âge » en rapport avec la religion, villes qui naissent spontanément et se systématisent dans leur extension, ensuite encore « Les Villes de la Renaissance » entre l’idéal artistique et la nécessité de la guerre, « La Révolution industrielle » et les villes qui doivent leur extension à l’industrie, puis « Les grandes capitales », et d’abord Paris, « Les cités et quartiers-jardins » en Angleterre, enfin le Survey intitulé « L’étude systématique d’une ville : Édimbourg » avec en commentaire : « Urgence d’une telle étude, comme diagnose avant le traitement », et puis encore « les Services municipaux », « La Ville et le Bien-Être de l’enfant », etc., et finalement les « Conclusions basées sur l’étude des villes » qui s’achèvent sur la « Nécessité de coordonner en une unité supérieure tous les efforts des spécialités ». Dans Cities in Evolution, paru en 1915 seulement, Geddes consacre le chapitre 12, qui porte sur l’urbanisme et les expositions d’art civique, à des itinéraires distincts à travers les diverses salles de l’exposition de Gand en fonction des publics différents : les édiles, les architectes érudits, les enfants, le grand public, afin de rendre davantage compréhensible le fait que l’Exposition conduise nécessairement, dans tous les cas, à la conception urbaine[11]. Malheureusement fin 1914, le bateau transportant la Cities and Town Planning Exhibition, qui était itinérante, avait déjà été coulé au large des Indes par le croiseur allemand Emden ainsi que l’énonce Geddes dans l’introduction de l’ouvrage[12].

Écrire l’urbanisme en Grande-Bretagne

Tandis que le Housing and Town Planning Act de 1909 ouvre la possibilité de réaliser des plans d’urbanisme dans toutes les villes britanniques, une profusion d’ouvrages d’urbanisme paraissent en Angleterre jusqu’au début de la guerre, au moins huit livres. Celui de Raymond Unwin, Town Planning in Practice, 1909, demeure l’ouvrage de référence, celui d’Henry Inigo Triggs, Town Planning, Past, Present and Possible, 1909, réed. 1911, le principal rival du précédent ; celui de Thomas Hayton Mawson, Civic art, 1912, ouvrage d’un architecte paysagiste davantage connu pour ses parcs et jardins, qui enseignait fréquemment à Liverpool ; ceux de John Sutton Nettlefold, Practical Town Planning, 1914, un conseiller municipal de Birmingham rendu célèbre par son engagement dans la réforme sociale ; de Julian Julian, An Introduction to Town planning, 1914, architecte-voyer de Cambridge ; de George Cadbury Junior, Town planning, 1915, un autre réformateur social de Birmingham ; d’Henry Robert Aldridge, The Case for Town Planning, 1915, le secrétaire général du National Housing and Town Planning Council qui rédige un ouvrage essentiellement destiné aux élus et administrateurs ; enfin, celui du célèbre Patrick Geddes, Cities in Évolution, 1915, le plus ambitieux mais peut-être le plus confus[13]. Dans l’ouverture de la plupart de ces différents ouvrages, il s’agit de s’interroger sur la signification des agglomérations européennes et de réparer l’oubli d’un art qui a diversement lié les hommes à leur milieu, au fil du temps : un effort de conceptualisation est effectué dans la référence au passé pour mieux comprendre le présent.

Comment cette jeune société des urbanistes britanniques traite-elle son passé ? D’une part en s’attachant le plus souvent davantage à une morphologie globale, aux plans généraux des villes à petite échelle plutôt qu’au développement continu, à la grande échelle de la distribution du bâti sur les parcelles, et d’autre part en reprenant une périodisation de l’histoire de l’art, avec ses ruptures affirmées parfois étrangères à la production des villes par parties. Une histoire des villes caractérisée par une périodisation canonique est désormais avancée en Grande-Bretagne, depuis les colonies grecques de Sicile, en particulier le site de Sélinonte récemment fouillé par un archéologue et un architecte français, Gustave Fougères et Jean Hulot, jusqu’au plan de Washington dû à un arpenteur français, en passant par les camps romains et la ville médiévale anglaise, les bastides (à la fois anglaises et françaises) du Sud-ouest, les cités-états de la Renaissance italienne, le plan de Christopher Wren pour la reconstruction de Londres après l’incendie de 1666 et les villes d’instauration princière : Versailles et Karlsruhe, sans oublier le Paris haussmannien qui fascine encore. Mais cette histoire des villes demeure produite selon différents critères de description, dans les ouvrages de Raymond Unwin, d’Henry Triggs, d’Henry Aldrige, de Julian Julian et de façon indirecte dans celui de Thomas Mawson.

Raymond Unwin (1863-1940) a été un responsable local de la Socialist League de William Morris dans sa jeunesse, avant de rejoindre la Fabian Society en 1902. Cette même année, il a publié The Art of Building a Home avec Barry Parker, avec lequel il est associé dans trois importantes réalisations successives : New Earswick, Letchworth Garden City et Hampstead Garden Suburb. De 1908 à 1909, il rédige Town Planning in Practice qui paraît juste avant le vote de la loi de 1909. Dans le second chapitre de son ouvrage intitulé « Of the individuality of Towns, with a slight sketch of the ancient art of Town planning », il propose en plus de cent pages une histoire des villes comme fondement de la culture des urbanistes praticiens, après avoir insisté dans le chapitre précédent sur la composition qui lie la forme de la ville à la communauté des habitants. Mais il n’oublie pas la leçon de William Morris qui luttait pour la réalité de l’art, c’est-à-dire du plaisir universel, et il place la beauté comme finalité du « Civic art ».

Toutes les villes sont différentes et l’individualité des villes repose, selon Unwin, essentiellement dans le plan d’origine. Aussi se livre-t-il dans ce long chapitre à une considérable entreprise de classement morphologique, mais sans toujours envisager le mode de transformation possible. Il oppose les villes spontanées qui ont grandi naturellement, comme Nuremberg et Rothenburg, et les villes créées de toutes pièces, édifiées sur un tracé préalablement déterminé, Karlsruhe et Washington, sans prendre en compte qu’il s’agit non pas d’une stricte opposition mais de polarités variables au gré de l’évolution ; il oppose de même les villes fortifiées ou closes de murs (les villes du Continent européen) et les villes sans défense ou ouvertes (les villes américaines), là aussi sans voir que les villes baroques peuvent être limitées par leur configuration d’origine. Et complémentairement, il construit une matrice en croisant les catégories pour analyser les villes spontanées closes, spontanées ouvertes, crées ouvertes et crées closes… Ou bien il construit un classement en arbre : considérant les villes crées, il oppose les villes créées régulières, comme Karlsruhe, et irrégulières, Washington, et dans les villes créées régulières, il distingue encore les villes créées régulières orthogonales et les villes créées régulières courbes… Mais le plus important demeure le fait qu’il rende compte des différentes échelles de conception, depuis le tracé des voies à l’échelle globale de la ville jusqu’à la grande échelle du découpage parcellaire dans les quartiers, et même jusqu’à la distribution des maisons sur les parcelles : cette volonté d’articuler les différents niveaux d’intervention se retrouve dans les propositions ultimes de l’ouvrage, par exemple dans le chapitre 5 : « Of Boundaries and Approaches » ou dans le chapitre 9 : « Of Plots and the Spacing and Placing of Buildings and Fences ». Dans le troisième chapitre : « Of formal and informal beauty », Unwin enchaîne sur les deux catégories distinctes d’art urbain, l’un régulier et géométrique (formal), l’autre irrégulier (informal), qui correspondent à deux écoles contemporaines de composition urbaine (de town designers), une école paysagiste (landscape school), respectueuse des capacités du site, et une école classique (formalist) mieux à même de produire une expression adéquate à la solution d’un problème donné. Et il conclue pragmatiquement sur les avantages réciproques de l’une et l’autre, selon les circonstances.

Architecte paysagiste à succès, Henry Inigo Triggs (1876-1923) est également l’auteur de livres sur Inigo Jones (1901), sur les jardins classiques en Grande-Bretagne (1902) et sur l’art des jardins en Italie (1906), quand il remporte une bourse pour rédiger deux rapports, l’un fort bref sur le Petit Palais à Paris, et l’autre beaucoup plus conséquent (90 p.) sur les places publiques et les espaces libres (open spaces) à Paris, Berlin, Vienne et Munich. À l’occasion des débats sur la loi de 1909, il élargit son propos en écrivant un livre qui porte sur les problèmes de la circulation, des extensions urbaines et des places et espaces libres dans la ville. Une longue introduction est destinée à persuader le lecteur de l’importance croissante de la vie urbaine, et à dénoncer l’inertie britannique sur ce sujet tout en célébrant les réalisations de Paris… ou de Washington, et surtout les exemples allemands, de Berlin, Francfort, etc. : l’auteur va jusqu’à proposer que les architectes du RIBA réalisent gratuitement un plan d’extension et d’embellissement de Londres. Plus généralement Triggs fait l’apologie des larges percées haussmanniennes, de la mise en place d’un réseau monumental ponctué d’édifices emblématiques, de l’établissement d’une réglementation urbaine qui ne s’attache pas seulement à l’hygiène, de la lente et nécessaire préparation des études préliminaires aux réalisations, et enfin de la cohérence des secteurs de l’administration municipale.

Mais de même que son aîné Unwin, Triggs éprouve la nécessité d’écrire préalablement une histoire des villes, dans un long second chapitre de 63 pages intitulé : « Types of Ancient and Modern Towns », afin d’éclairer ce qui a déterminé leur origine et leur croissance. Attaché à l’idée d’évolution – l’article d’Élisée Reclus sur ce thème, qui a été traduit en Angleterre en février 1895, est largement cité[14] – Triggs développe l’idée du site premier des collines et du fleuve, site qui est à l’origine de Londres et Paris, sans avoir observé que les monuments de Paris obéissent ultérieurement à la détermination de la Seine tandis que Londres continue de tourner le dos à la Tamise jusqu’à une époque tardive, à la fin du xviiie siècle.

À propos des villes grecques de fondation, l’exemple de Sélinonte est analysé, mais c’est davantage pour retenir le zonage entre quartiers sacrés et profanes, et le découpage en îlots réguliers. En ce qui concerne les villes romaines, référence est faite aux principes énoncés par Vitruve, et une belle réflexion s’attache à la différence entre les Forum et marchés, l’accent étant porté, pour les plans généraux comme les plans de détail, davantage sur Pompéi et Timgad. Un essai de typologie des cités médiévales distingue les villes d’origine romaine, les villes de création, les « sauvetées », et les villes d’accession qui se développent à partir d’un château féodal ou d’un monastère : ce sont encore Monpazier, Winchelsea et Magdeburg qui sont cités. À propos de la contestation renaissante, Triggs montre que la Grand Manner née en Italie se développe ensuite en France. À l’occasion, trois classes de plans sont distinguées à partir du tracé des voies : les « plans en toile d’araignée », selon le système radial ; les « plans en échiquier » ou selon le système orthogonal, et les plans qui combinent les deux systèmes, comme les plans d’extension d’Anvers décrits par Joseph Stübben, le plan de Washington ou le plan de Christopher Wren pour Londres. Il est rendu compte de ces tracés sans l’extrapolation politique simpliste qui renvoie trop souvent le système radial à la tyrannie princière et l’orthogonal au pouvoir démocratique…

Le chapitre 3, de près de 50 pages, porte sur la circulation en comparant les cas de Paris, Londres et Berlin, mais aussi de Chicago, pour vanter l’existence d’un substrat technologique, d’un sol artificiel épais, mécanisé, avec ses passages souterrains pour les piétons, pour les trams, et les fluides : eau, gaz, électricité. À propos de l’extension urbaine, qui est le sujet du chapitre 4, un rapprochement est également effectué entre la prolifération des maisons suburbaines de la classe moyenne, à Paris comme à Londres. À l’issue d’une critique de nombreux exemples du passé, les chapitres suivants qui portent sur le tracé des rues et sur les squares et espaces ouverts, concluent à la nécessité du contrôle des architectes sans laisser libre cours à leur fantaisie : « L’architecture des rues est une architecture sociale, et doit à l’évidence se conformer à des conventions selon lesquelles toute société est gouvernée »[15].

Henri Aldridge, secrétaire du National Housing Reform Council créé en 1900, n’a jamais cessé de militer en faveur d’une meilleure gouvernance locale et pour la maîtrise du sol : il déploie toujours une immense énergie à réclamer la destruction des taudis et la construction de maisons individuelles pour les plus démunis. Dans son introduction, Aldridge voue son ouvrage à la réflexion des édiles pendant la période d’inaction due à la guerre en affirmant deux idées : la première, que le Town planning n’est pas une marotte moderne supplémentaire, mais au contraire « l’un des arts les plus anciens dans le lent développement de la société civile dans les pays civilisés »[16], et la seconde, que la préparation de plans d’urbanisme (Town planning schemes) est nécessaire et urgente pour la santé publique comme pour l’économie. Une histoire de l’art urbain est proposée en cent pages, selon quatre chapitres consécutifs : l’Antiquité (Town Planning in the Ancient world) illustrée tant par le plan de Timgad que par les origines de Londres et de Paris, le Moyen Âge, la période depuis la Renaissance jusqu’à la fin du xviiie siècle, enfin le xixe siècle, chapitres qui sont complétés par un chapitre supplémentaire sur la négligence britannique en matière d’art urbain au xixe siècle. Dans le chapitre consacré aux réalisations du xixe siècle, le plan des percées haussmanniennes, les extensions de Dusseldorf, de Francfort et de Berlin sont célébrées alors que l’urbanisme américain est décrié, à l’exception des plans de parkways, jugés admirables, de même que ceux d’Adelaïde, en Australie. Mais c’est au démarrage du premier chapitre que sont avancées les conclusions de ce retour à l’histoire : d’une part la plupart des villes qui relèvent de l’histoire de la civilisation ont été planifiées délibérément et avec soin, d’autre part les exemples d’art urbain antérieurs à la Renaissance ont une faible valeur et délivrent peu de leçons, voire aucune…

La scène française

Selon les divers auteurs anglais qui tentent d’échapper à un relativisme historique, la notion matérielle de ville, affirmée depuis la Renaissance, doit être prise en charge par l’urbanisme, en cette triade fondamentale également énoncée en France par Louis Bonnier comme par les architectes Donat-Alfred Agache et Marcel Auburtin en 1915, dans Comment reconstruire nos cités détruites : la circulation, l’hygiène et l’esthétique[17]. Ces trois niveaux articulés de l’organisation de la cité, qui renouent avec les principes de l’architecture, sont hiérarchisés : tout d’abord la nécessité d’assurer une bonne circulation des biens et des personnes par un système cohérent de rues et de places, ensuite la satisfaction des conditions de l’hygiène par l’établissement de « systèmes de parcs » (« Park systems ») et d’espaces libres publics comme par la disposition des maisons privées, enfin le plaisir esthétique par la mise en scène d’un projet tout en respectant le génie du lieu, par l’établissement de séquences monumentales comme par le groupement des maisons ordinaires, en continuant ce qui fait la particularité de ce qui est déjà-là. Le champ de l’urbanisme est alors entièrement couvert dans cette finalité ultime aujourd’hui tant décriée : le plaisir esthétique.

Sur la scène française, la situation n’est guère équivalente : d’une part peu d’ouvrages théoriques sont à remarquer, à l’exception, avant 1914, des célèbres pamphlets d’Eugène Hénard connus en Grande-Bretagne de même qu’en Allemagne, et de l’opuscule de Jean-Claude-Nicolas Forestier, du livre de Robert de Souza, paru en 1914, qui offre un résumé personnel des grands principes de l’urbanisme opérationnel tels qu’ils sont posés ailleurs en Europe, enfin du livre des architectes Donat-Alfred Agache et Marcel Auburtin et du paysagiste Édouard Redont en 1915, et de celui de l’historien d’art Léon Rosenthal en 1918[18], ces deux derniers motivés par les impératifs de la reconstruction ; d’autre part un grand savoir-faire est couronné à l’issue des participations françaises à de nombreux concours internationaux : les plans de Barcelone de Léon Jaussely (1904), de Berlin, du même Jaussely (1910), d’Anvers par Henri Prost et par Marcel Auburtin (1910), de Canberra par Donat-Alfred Agache (1912), de Salonique par Ernest Hébrard (1917), sans oublier l’extraordinaire Création d’un Centre mondial de la communication, également d’Ernest Hébrard, exposée de nos jours dans la maison-musée du sculpteur Hendrik Christian Andersen, à Rome. L’histoire des villes était alors dominée par la figure de Marcel Poëte, archiviste-paléographe responsable de l’exposition franco-britannique de 1908, à Londres, qui porte sur l’histoire de la ville de Paris[19], et auteur, la même année, d’un ouvrage sur Paris jusqu’à l’époque de Philippe-Auguste, puis en 1910 sur l’évolution de cette ville jusqu’à l’époque classique[20]. Mais, contrairement à l’exemple britannique, les études urbaines françaises ressortissent davantage de la géographie humaine, des ouvrages de Paul Vidal de la Blache (Tableau de la géographie de la France, 1905), de Jean Brunhes (La géographie humaine, Paris, 1910), de Raoul Blanchard (Grenoble, étude de géographie urbaine, 1911). Et finalement aucun véritable enseignement spécifique n’est proposé avant la création de l’Institut d’histoire, de géographie et d’économie urbaines en 1919, et surtout celle de l’École des Hautes Études Urbaines en 1921, dans laquelle ont lieu les cours d’histoire des villes (« Évolution des villes ») de Marcel Poëte, et d’urbanisme opérationnel (« Art urbain ») de Léon Jaussely, cours qui ne sont malheureusement guère complémentaires[21].

En dehors du sentiment que l’urbanisme est encore dans son enfance alors que cette discipline a vieilli prématurément, une certaine unanimité est manifeste chez les différents auteurs britanniques et français sur un point précis : l’indispensable conception d’ensemble des faits urbains, sur laquelle insiste particulièrement John S. Nettlefold, le conseiller municipal de Birmingham qui a réussi à populariser la notion de Town planning. Aussi jamais la séparation envisagée de nos jours pour le Grand Paris entre des logiques sectorielles différenciées, par exemple celles des transports et du logement, n’aurait été avancée théoriquement, c’est-à-dire du point de vue de la théorie. Mais, plus généralement, la gestion municipale, les problèmes juridiques et administratifs prennent le dessus, en Grande-Bretagne comme en France : au troisième Congrès international des Villes, tenu à Paris du 28 septembre au 4 octobre 1925, la partie qui concerne la construction des villes n’évoque plus guère les formations urbaines, formes et processus, et la problématique d’une esthétique au centre de ce qu’il est convenu d’appeler l’art civique a disparu : les participants reçoivent une carte permanente pour l’Exposition des Arts Décoratifs, où ils peuvent découvrir le Plan Voisin de Le Corbusier, alors âgé de 38 ans, et ils sont conviés à entreprendre une visite en groupe des cités-jardins à la française[22]… Le divorce entre la mise en forme de l’environnement et sa gestion est désormais consommé jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, et ses effets sont dévastateurs.

Figures et illustrations

Figure 1 :

Plan d’urbanisme de l’est de Birmingham, 28 avril 1913. (d.r.)

Figure 2 :

H. Bradshaw, Dos du carton de menu du banquet du 12 octobre 1910,
Town planning Conference. London, 10-15 october 1910.
Transactions
, London, RIBA, 1911, p. 94.

Figure 3 :

Joseph Stübben, « Plan pour un nouveau quartier à Berlin », Robert de Souza, Nice capitale d’hiver, Paris-Nancy, Berger-Levrault, 1913, p. 379.

Figure 4 :

Plan de la Cities and Town Planning Exhibition à Gand, 1913, Patrick Geddes, Cities in Evolution, London, William and Norgate, 1915, fig. 43, p. 271.

Figure 5 :

Frontispice du chapitre IV, « The aesthetics of Civic art », dans Thomas Hayton Mawson, Civic art : studies in town planning, parks, boulevards, and open spaces, London, B.T. Batsford, 1911, p. 31.

Figure 6 :

Barry Parker, Raymond Unwin, Plan of Earswick, near York, being build by The Joseph Rowntree Village Trust, 1902, dans Raymond Unwin, Town Planning in Practice, London, T. Fisher Unwin, 1909, ill. 171, p. 233.

Figure 7 :

Raymond Unwin, « Of the individuality of Towns, with a slight sketch of the ancient art of Town planning », Plan of Chester, showing development based on lines of early Roman camp, Town Planning in Practice, London, T. Fisher Unwin, 1909, ill. 4, p. 15.

Figure 8 :

Raymond Unwin, « Of Civic Art as the Expression of Civic Life », Example from West Norwood…, Town Planning in Practice, London, T. Fisher Unwin, 1909, ill. 1, p. 2.

Figure 9 :

Raymond Unwin, « Of Boundaries and Approaches », Design for group of allotments, showing orderly arrangement of sheds, etc., Town Planning in Practice, London, T. Fisher Unwin, 1909, ill. 111, p. 164.

Figure 10 :

Primitive London, Henry Triggs, Town Planning, Past, Present and Possible, London, Methuen and co., 1909, fig. 7, p. 61.

Figure 11 :

Montpazier, Henry Triggs, Town Planning, Past, Present and Possible, London, Methuen and co., 1909, fig. 14, p. 78.

Figure 12 :

Plan de Timgad, Henry Robert Aldridge, The Case for Town Planning, London, National Housing and Town Planning Council, 1915, p. 25.

Figure 13 :

« Real estate » Planning in the New World, Plan of New-York, Henry Robert Aldridge, The Case for Town Planning, London, National Housing and Town Planning Council, 1915, p. 109.

Figure 14 :

« Plan d’Adelaïde (Australie) », Henry Robert Aldridge, The Case for Town Planning, London, National Housing and Town Planning Council, 1915, p. 111.

Figure 15 :

Robert de Souza, « Les exemples de l’étranger. Plans d’ensemble », Nice capitale d’hiver,
Paris-Nancy, Berger-Levrault, 1913, p. 380-381.