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Le projet réformateur face aux mutations de la guerre : la construction de la cité Lindenhof à Schöneberg (1919-1921)

by Elsa Vonau

Résumé

La construction de la cité Lindenhof, débutée au tournant de l’année 1919, à Schöneberg, sous la houlette de Martin Wagner, s’inscrit à maints égards dans la continuité du projet réformateur développé avant 1914. Se réclamant de l’héritage de la cité-jardin, cette réalisation a en effet vu le jour grâce à l’étroite collaboration d’acteurs issus d’un réseau réformateur enchevêtré. La cité Lindenhof, malgré cette inscription, n’en demeure pas moins une expérience-pilote dont la mise en œuvre, profitant des mutations induites par la guerre non seulement dans le champ de l’architecture mais également dans le domaine social, a reposé sur la rationalisation de l’organisation et des procédés de construction. L’objet de cette intervention sera d’éclairer cette double empreinte afin de montrer comment la création de Lindenhof porte en germe une conception renouvelée de la tâche architecturale et partant, des pratiques de l’urbanisme.

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DOI

10.25580/IGP.2019.0033

Elsa Vonau, ancienne élève de l’ENS-Fontenay-Saint-Cloud, docteur en histoire de L’EHESS, est chercheur affilié au CMB (Centre franco-allemand de recherche en sciences sociales), à Berlin. Ses travaux actuels portent sur l’histoire comparée des pratiques de l’urbanisme en France et en Allemagne. Elle est l’auteur de : La Fabrique de l’urbanisme. Les cités-jardins, entre France et Allemagne, 1900-1924, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2014.


Français

La construction de la cité Lindenhof, débutée au tournant de l’année 1919, à Schöneberg, sous la houlette de Martin Wagner, s’inscrit à maints égards dans la continuité du projet réformateur développé avant 1914. Se réclamant de l’héritage de la cité-jardin, cette réalisation a en effet vu le jour grâce à l’étroite collaboration d’acteurs issus d’un réseau réformateur enchevêtré. La cité Lindenhof, malgré cette inscription, n’en demeure pas moins une expérience-pilote dont la mise en œuvre, profitant des mutations induites par la guerre non seulement dans le champ de l’architecture mais également dans le domaine social, a reposé sur la rationalisation de l’organisation et des procédés de construction. L’objet de cette intervention sera d’éclairer cette double empreinte afin de montrer comment la création de Lindenhof porte en germe une conception renouvelée de la tâche architecturale et partant, des pratiques de l’urbanisme.


Introduction

Je me suis inspirée pour concevoir cette intervention, d’une des hypothèses liminaires qui guident cette journée et notamment celle qui suppose que le moment 1919 combine différentes temporalités de la ville et de l’urbanisme. Il me semble, en effet, qu’il peut être intéressant d’explorer cette hypothèse à travers un projet de construction municipal, une colonie d’habitation destinée à loger une population défavorisée, réalisée en 1919 sous l’égide de l’architecte Martin Wagner à Schöneberg, une commune périphérique de Berlin. L’historiographie a souvent abordé ce projet à travers le parcours de Martin Wagner en se demandant dans quelle mesure il annonçait les innovations techniques et les conceptions urbanistiques mises en œuvre dans le cadre des grands ensembles berlinois dans la seconde moitié des années 1920. L’historiographie considère parfois également cette expérience sous un mode binaire, en termes de rupture ou de continuité vis-à-vis du projet réformateur tel qu’il a été défini avant 1914. Mais il me semble qu’en ouvrant le point de vue et en l’élargissant à des acteurs que l’historiographie a tendance à délaisser, à savoir les acteurs de l’administration municipale impliqués dans cette réalisation, on est susceptible de considérer avec plus de précision les enjeux de cet héritage réformateur. Et au lieu de cette vision duale qui considère en termes de rupture ou de continuité le projet de Lindenhof, on peut peut-être aussi parler d’un processus d’hybridation à travers lequel ce projet réformateur a favorisé certaines innovations techniques et urbanistiques dues aux mutations liées à la guerre. La question serait alors de se demander pourquoi et comment ce processus d’hybridation a pu avoir lieu. Pour répondre à cette question nous nous proposons de déterminer d’abord précisément les caractéristiques de cet héritage réformateur et dans un deuxième temps de montrer dans quelle mesure il a pu impulser à Lindenhof un projet expérimental.

 

L’héritage institutionnel à Schöneberg

Si la réalisation de la cité Lindenhof s’inscrit dans la continuité du projet réformateur tel qu’il s’est développé dans le cadre de l‘empire au tournant du XXe siècle, cela tient d’abord et surtout au fait qu’elle a été impulsée par des acteurs qui étaient tous liés par un engagement réformateur défini au sein des réseaux qui se structurent avant 1914. Or, et c’est très important de le souligner dans ce cadre, le milieu de la réforme sociale allemande se caractérise par une structure très enchevêtrée, mais surtout par une forte implication au niveau local. On observe aussi, avant 1914, un déploiement d’activités sur la scène municipale qui est alors élue comme un terrain privilégié pour l’exercice de la réforme sociale.

J’aimerais ici éclairer la spécificité de cet héritage institutionnel et son influence sur le projet de construction de Lindenhof à travers le rôle des acteurs qui ont été impliqués dans cette cité, au premier rang desquels on compte une personnalité quelque peu négligée par l’historiographie, mais qui a pourtant joué un rôle notoire en son temps : Alexander Dominicus, maire de Schöneberg à l’origine de ce projet, lequel joua par ailleurs un rôle majeur dans la création du grand Berlin en 1920. Alexander Dominicus, né en 1873 à Strasbourg, est le représentant d’une génération engagée corps et âme dans l’élaboration d’une politique sociale municipale audacieuse. Il est juriste, héritier de l’idéologie très progressiste enseignée dans le cadre de l’université de Strasbourg qui était le bastion des chefs de file de la réforme allemande. En 1902, il rejoint à un âge précoce – 27 ans – l’équipe municipale strasbourgeoise à titre de fonctionnaire salarié ; cet élément mérite d’être souligné dans le cadre de notre propos puisqu’à cette époque les administrations étaient surtout occupées par des bénévoles. À ce titre, il va contribuer à la réforme institutionnelle de l’administration municipale de Strasbourg dont la modernisation et la spécialisation vont constituer un cas d’école à l’échelle de tout l’empire allemand. Son action à la tête de l’office du logement créé en 1905 dans le cadre de cette municipalité est à cet égard emblématique puisque Dominicus, qui est partisan des idées de la réforme foncière, participe à la mise en place d’une véritable politique du logement, dont les caractéristiques s‘illustrent notamment à travers la création d’une grande cité-jardin, ainsi qu’à travers l’élaboration, en 1910, d’un code de l’urbanisme novateur pour la ville de Strasbourg.

Cette expérience strasbourgeoise a marqué de son empreinte la conception qu’Alexander Dominicus avait de l’action municipale. En 1911, le centriste Dominicus devient maire de la commune de Schöneberg. Ce réformateur chevronné, soucieux d’impulser à la tête de la mairie de Schöneberg un élan de modernité comparable à celui qu’il a pu introduire à Strasbourg, promeut la spécialisation du conseil municipal en se débarrassant des conseillers dilettantes – un renouvellement qui lui permet de briguer le soutien d’acteurs influents de la réforme sociale. Fort de l’expérience Strasbourgeoise, il tente aussi de promouvoir la professionnalisation de l’administration municipale à Schöneberg en employant à titre d’adjoint des fonctionnaires à la place des bénévoles. Ces fonctionnaires sont acquis à la cause réformatrice. L’un d’en eux jouera un rôle notoire dans la mise en œuvre du projet de Lindenhof : Hans Lohmeyer, une personnalité influente qui est lui-même partisan de l’idéal réformateur qu’il tentera de mettre en œuvre au cours de l’année 1919, après avoir été nommé maire de Königsberg. Dans le cadre de cette professionnalisation, Dominicus fait appel en 1918 à Martin Wagner à la direction des services d’architecture de la commune de Schöneberg. Ce recrutement répond à la volonté d’améliorer l’aménagement de la commune dont Dominicus déplore le caractère désordonné et trop dense, mais aussi à la nécessité d’apporter des solutions à la crise du logement qui sévit dans la municipalité, notamment aux lendemains de la guerre. Dominicus, en effet, est membre de l’Association berlinoise pour la promotion d’un bâti aéré, association phare de la réforme du logement, très active au cours de la Première Guerre. A ce titre, il préconise la réalisation, à Schöneberg, d’un urbanisme moins dense fondé sur des constructions peu élevées.

 

Dominicus fait appel à Martin Wagner

Cette conception urbanistique explique pourquoi il fait appel à Martin Wagner qui se réclame alors d’une expérience très solide dans l’architecture des cités jardins. En effet, cet architecte, né en 1885 est affilié depuis longtemps à la Société des cités-jardins d’Allemagne. Il a par ailleurs rejoint, en 1912, l’administration de Rüstringen, commune périphérique de Hambourg, à la demande de son maire, un autre réformateur, Émile Lueken. C’est là qu’il va éprouver les principes de la cité-jardin. Pour comprendre le caractère décisif de cette affiliation à la Société des cités-jardins d’Allemagne, peut-être faut-il rappeler que cette association, créée en 1902 pour mettre en œuvre sur le sol allemand un projet importé d’Angleterre, a constitué un très important vivier d’architectes qui ont trouvé dans cette forme de construction, dans ce mode inédit d’architecture, un nouveau marché. À ce titre, cette société a engendré un important réseau que reflète très bien la collaboration professionnelle qui se noue autour du projet de Lindenhof. En effet, à Lindenhof, Wagner poursuit la collaboration entamée à Rüstringen avec Leberecht Migge, un autre membre de la Société des cités-jardins d’Allemagne qui s’est spécialisé avant-guerre dans l’aménagement paysager horticole de nombreuses colonies d’habitation. Mais il faut également mentionner Bruno Taut, l’architecte conseil de cette société, avec lequel il construira dans la cité de Lindenhof l’hôtel des célibataires qui abrite les services collectifs de la cité, la salle communautaire et des magasins. La connivence qui s’établit entre Alexander Dominicus, Martin Wagner, Leberecht Migge et Bruno Taut est décisive pour comprendre la singularité du projet de construction de Lindenhof et notamment son inscription dans la généalogie de l’expérience des cités jardins.

Lorsque Wagner prend la direction des services d’architecture de Schöneberg en 1918, il est chargé de mettre en œuvre la réalisation de cette cité de Lindenhof qui a été projetée dès 1914. Située à proximité d’une zone industrielle et d’ateliers ferroviaires, elle est destinée à abriter deux mille familles à l’intérieur de cinq cents logements. Il s’agit d’un projet municipal qui, à l’origine, comprenait surtout des immeubles de quatre étages. Wagner va considérablement transformer le projet en imposant des bâtiments de deux étages composants un bâti aéré qui répond aux critères formels de la cité-jardin. Soulignons que cette architecture pavillonnaire qui recueille les faveurs du maire Dominicus est préconisée plus largement par les architectes comme une forme de construction économique et sociale dans un contexte marqué par une pénurie de matériaux de construction et par un coût important de ces matériaux. La loi prussienne sur l’habitation, promulguée le 28 mars 1918, l’inscrit au rang des impératifs de la construction moderne. En outre Wagner est acquis aux théories d’autosubsistance qui ont été développées à cet égard par son collègue Leberecht Migge, lequel a établi qu’un jardin de surface supérieure ou égale à cent mètres carrés permettait d’assurer l’autarcie alimentaire d’une famille, un détail très important dans ce contexte de crise sociale au sortir de la Grande Guerre.

 

Collaboration entre les acteurs de la planification

La collaboration de ces acteurs, ainsi que le contexte d’après-guerre largement favorable à l’architecture pavillonnaire inscrivent donc le projet de la cité de Lindenhof dans la généalogie des cités-jardins, laquelle se réclame de la grammaire architecturale classique de ces colonies pavillonnaires inspirées de l’expérience anglaise. Si le projet de Lindenhof est né des accointances réformatrices qui le rangent dans la continuité des cités-jardins, il serait toutefois erroné de la considérer comme la répétition mécanique et rigide d’une tradition. En effet l’engagement de Dominicus en faveur d’un municipalisme dynamique et moderne permet à Wagner de tenter, avec cette réalisation, une expérience pilote.

Pour mettre en perspective les innovations techniques qui ont pu être éprouvées lors du projet de Lindenhof, il faut revenir sur les conditions dans lesquelles les mesures de rationalisation se sont développées au sortir de la guerre dans la construction allemande. L’expérience des cités jardins a favorisé un important mouvement de rationalisation qui a débuté avant 1914. Pour essayer de comprendre comment ces efforts de rationalisation se systématisent après la guerre, rappelons qu’à la faveur de l’économie de guerre, les théories du taylorisme font leur percée en Allemagne notamment dans le milieu de l’architecture. Martin Wagner est l’un des principaux propagateurs de ces théories qu’il va essayer de mettre en application de manière plus ou moins partielle à Lindenhof puisqu’il est soumis à des délais de construction très bref. À Lindenhof il met en pratique certaines de ces théories, mais elles sont aussi infléchies en retour par son expérience.

Il y a tout d’abord le réseau d’acheminement des matériaux, des gravats et de la terre grâce à un système de wagonnets qui s’inspire des réseaux d’acheminement mis en place sur le front de guerre. Il s’intéresse aussi au montage des baraquements pour l’hébergement des ouvriers destiné à favoriser un travail d’équipe en rotation, un procédé qu’il a déjà essayé de mettre en œuvre à Rüstringen. On peut évoquer ensuite les normes et les standards appliqués pour rationnaliser la construction, mais l’aspect novateur qui distingue la cité de Lindenhof comme une expérience pilote tient surtout aux principes d’efficacité et de productivité que Wagner tire des théories tayloriennes et qu’il va tenter d’éprouver sur le terrain à Lindenhof. Ce dernier, en effet, est conscient du caractère inepte des procédés de standardisation lorsqu’ils sont pris isolément et il veut appliquer les principes tayloriens à l’organisation de la construction dans son ensemble, c’est-à-dire aussi bien au chantier qu’à la maîtrise d’ouvrage. Cette prise de conscience le conduit à vouloir se soustraire aux contraintes du système bureaucratique : ainsi, dans le cadre du projet de Lindenhof, il parvient à court-circuiter totalement la lourde machinerie municipale en déterminant lui-même ses interlocuteurs. Il instaure une équipe réduite composée de quatre conseillers municipaux acquis aux idées réformatrices. Et surtout, dans la même logique, il débute la construction de la cité sans faire valider par la police municipale le plan d’aménagement ni les règles d’urbanisme. Ces écarts de procédure sont possibles grâce à la confiance indulgente que lui fait Dominicus, mais aussi grâce à Lohmeyer qui partage avec lui ce souci d’efficacité. Il profite également du chaos révolutionnaire qui lui offre des marges de manœuvre accrues. Il faut cependant préciser que ces écarts à la règle, loin d’être circonstanciels, portent au contraire en germe une conception renouvelée de la pratique architecturale et urbanistique qui est à la croisée des principes tayloriens et du discours réformateur sur la ville. C’est bien ce projet pilote qu’il décrit comme une « mine d’expériences pratiques » qui l’a incité à réorganiser les cadres ordinaires du savoir-faire architectural et plus particulièrement à définir de manière inédite les jalons d’une pratique urbanistique qui n’était à cette époque en aucun cas codifiée.

 

Conclusion

Cette réorganisation s’inscrit, bien sûr, dans le discours des spécialistes de la réforme urbaine qui a valorisé les qualités d’expertise et de spécialisation; viennent par ailleurs se greffer, sur cette idéologie réformatrice, les théories tayloriennes qui visent l’augmentation de la productivité du travail à travers une meilleure organisation. En effet, au même moment, en 1918, Wagner publie un petit opuscule dans lequel il se place en porte-à-faux vis-à-vis de la conception traditionnelle de l’architecte comme dessinateur de plans. Il y développe la nécessité de repenser la nature des pratiques au fondement du métier d’architecte et propose l’introduction de mesures tayloriennes dans l’organisation des chantiers. Puisque l’architecte est désormais appelé à faire office de chef d’orchestre, il devient avant tout un homme de terrain qui prend en charge le contrôle de la répartition des tâches, assimilable, selon Wagner, aux fameux barons d’industrie. Ce parallèle qui est fondé sur l’application à la tâche architecturale de critères de productivité porte en germe la conception de l’urbanisme qu’il va développer lorsqu’il intègrera les services municipaux de l’architecture de la ville de Berlin en 1926. Il y développera alors l’idée d’un urbanisme comme management qui ne réside en aucun cas dans l’exécution de plans d’aménagement, mais qui se distingue au contraire comme un acte dynamique, un ajustement souple aux situations, un art de la négociation affranchi des lourdeurs bureaucratiques. Et il me semble qu’on voit bien la racine de cette conception à travers la pratique qu’il a mise en œuvre à Lindenhof.