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La question que nous voulons poser dans cette session est celle de la figurabilité des villes dont le devenir métropolitain n’a cessé de mettre en crise les représentations. Comment se représenter les multiplicités, les dynamiques, les échelles, les temporalités ? Cette question était au cœur de la consultation internationale du Grand Paris et de l’exposition qui a suivi en 2009 à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine. On se souvient aussi des représentations spectaculaires élaborées par les équipes emmenées par Jean Nouvel, Christian de Portzamparc, ou Antoine Grumbach qui avaient essaimé largement dans la presse quotidienne, tandis que les perspectives analytiques de l’équipe italienne Studio 09 avec les transects et les échantillonnages, ou celles de l’équipe d’AUC avec la matrice, étaient passées plus inaperçues faute de vues sensationnelles[1].
Cette quête d’« imagibilité » des villes (pour reprendre ici Kevin Lynch[2]), à la fois de leur totalité et de leur réalité fragmentaire, est un processus historique dont les modalités de saisie discursive et visuelle ont été plurielles. La grande ville se raconte, elle se donne à voir, elle s’incarne dans des cartes, des maquettes, des plans, des photographies, des films, des romans. Nous avons été marqués par le travail de François Maspero et Anaïk Frantz qui ont arpenté les territoires du RER B pour ramener un récit qui fait aujourd’hui date dans la perception du Grand Paris[3]. Trente ans plus tard, en 2022, Luise Schröder participe à la commande des Regards du Grand Paris en proposant une série photographique et une installation, faisant des récits du Paris révolutionnaire la matière même de sa barricade littéraire[4]. [ Voir Fig. 1 ] [ Voir Fig. 2 ]
La séparation entre les représentations documentaires, décrivant un état présent, et les représentations projectuelles, anticipant un état à venir, n’est pas toujours si aisée. Car décrire, c’est déjà projeter, disait l’urbaniste Bernardo Secchi dans un dialogue avec l’historien André Corboz[5]. Et projeter permet d’ouvrir à d’autres rationalités. Cet entrelacement du projet et du constat, de l’imaginaire et du réel fait partie intégrante de la compréhension de la figure métropolitaine.
La question de la figurabilité ne dialogue pas seulement avec les champs de recherche que sont par exemple la culture visuelle et la pensée de l’imaginaire. Ce décentrement apparent du côté de l’étude des représentations constitue surtout le moyen d’élargir notre connaissance des études urbaines, en particulier de l’histoire de l’aménagement métropolitain et des rapports de force qui le travaillent. La manière dont on choisit de représenter la métropole est soutenue par des présupposés, par des partis-pris qui opèrent des effets de cadrages et orientent, en retour, la manière de penser les projets. Ainsi la carte des « régions isochrones » de l’agglomération parisienne, inventée par Louis Bonnier, alors directeur du Service du plan de Paris, figure des dimensions alors inédites de la grande ville, à l’image de cette carte de 1914 qui, à partir d’un polygone regroupant les gares parisiennes, établit trois isochrones, chacune englobant tous les points de l’agglomération pouvant être atteints respectivement en 20, 40 ou 60 minutes de transport ferroviaire[6]. [ Voir Fig. 3 ]
Un deuxième pas de côté auquel nous conduit cette perspective, touche à la question de la construction des paysages de la métropole dont le champ des représentations est très ouvert. Constitué d’éléments vivants, de perceptions, d’espaces ouverts, d’échelles multiples, le paysage pose avec acuité la question de la compréhension de l’évolution dans un continuum temporel. Cette complexité associe le temps historique, le temps du projet, le temps de l’action collective, le temps humain mais aussi écologique. Mentionnons à l’introduction le projet de recherche ‘Natura Urbana’ mené par le géographe Mathew Gandy et son équipe européenne sur les Brachen de Berlin. Il y interroge la question des friches, des délaissés, des marges, de ces espaces indécis toujours évolutifs, en différenciation ou en négociation, qui permet de penser la ville de manière alternative, en scrutant son extériorité et ce faisant, en repensant sa centralité[7].
Les cinq communications de notre session portent sur des modalités de représentation très diverses qui s’intéressent à des questions métropolitaines tout aussi diverses. A travers la photographie, la première communication qui s’inscrit dans le cadre de la publication prochaine d’un ouvrage collectif, Photographier le Grand Paris, s’attache aux sols des objets urbains. Ursula Wieser Benedetti, historienne du paysage et curatrice au CIVA de Bruxelles nous propose une plongée dans les archives du paysage bruxellois en revenant sur la stratification des représentations sur le temps long. Elena Cogato Lanza, professeure de théorie de l’urbanisme à l’EPFL, aborde, à propos du Grand Genève, les défis de représentation que soulève une perspective urbaine fondée sur la porosité des espaces ouverts. Ari Blatt, professeur de littérature française à la Virginia University, s’attache à la littérature et la photographie à partir des œuvres de Jean Rolin et Camille Fallet, en nous partageant sa lecture des paysages « non officiels » des périphéries du Grand Paris. Martine Drozdz, géographe et chercheur au CNRS-LATTS, resitue une enquête menée au sein d’un salon immobilier international pris comme le cadre d’une mise en récit de la métropole.
Nos invités, qui s’intéressent tous à l’espace, proposent des regards contrastés issus de leurs disciplines de recherche (géographie, littérature, histoire) mais aussi des pratiques depuis lesquelles ils l’analysent : architecture, paysagisme, photographie, urbanisme, écriture. Ces double-regards entrelacent plusieurs fils qui tissent des questions transversales pour notre session. Deux en particulier. D’abord, quels récits transparaissent à travers les représentations ? De ces narrations et temporalités, des hors-champs et des contre-regards, qu’est ce qui apparaît ? Et a contrario, qu’est ce qui n’est pas vu ? Ensuite, que disent les conditions de production et de circulation de ces visions, de leur matérialité, de leurs intentions et de leurs finalités ?