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Depuis plus de 40 ans Jean Rolin n’a de cesse de parcourir la France à pied et d’écrire sur le sujet. Pratiquant ce que Guillaume Thouroude appelle une « démarche ambulatoire » (Thouroude), dans ses deux derniers livres, Rolin poursuit une trajectoire entamée avec son premier ouvrage, Chemins d’eau, paru en 1980. L’auteur devenu arpenteur y trace son chemin à travers différentes régions en suivant des itinéraires le long de nombreuses voies d’eau de France. Renouant également avec d’autres œuvres antérieures dans lesquelles il (ou plutôt son narrateur) sillonne un chemin plus vaguement tracé à la périphérie de Paris—me vient à l’esprit des livres tels Zones (1995) et La Clôture (2001)—Le Pont de Bezons, de 2020, et La Traversée de Bondoufle, publié en 2022, offrent une fois de plus des observations méticuleuses de l’environnement périurbain proche. Les deux textes sont marqués par une accumulation de détails relevés dans des sites situés à une courte distance du domicile de Rolin à Paris et qui restent, pour la plupart, hors des sentiers battus, parfois déserts et, comme il le dit, « insuffisamment connus » (de l’auteur et, comme il le présume, de la plupart de ses lecteurs). Dans l’esprit de Chemins d’eau, Le Pont de Bezons raconte une série d’incursions en amont « entre Melun et Mantes » (10), à partir d’un pont sur la Seine qui relie La Garenne-Colombes à Sartrouville, dans une région au nord-ouest de Paris dont la topographie est marquée par les sinuosités du fleuve. Le second livre considère les lignes de démarcation qui délimitent la ville et la campagne dans divers lieux de la banlieue parisienne, à Bondoufle, petite commune de l’Essonne, mais aussi bien au-delà.
Ces deux récits itinérants présentent des similitudes frappantes, tant sur le plan du contenu que de la forme. Ils sont tous deux marqués par un décalage entre le sérieux apparent du ton de Rolin, la préciosité de sa prose et la banalité des lieux qu’il observe ; par la candeur habituelle de son narrateur ; et par un sens de l’humour pince-sans-rire et autodérisoire. Tous deux se livrent à une réflexion sérieuse sur les lieux liminaires, les marges périurbaines, ce que Victor Hugo appelait « la campagne bâtarde » de la banlieue (595), ou ce que Rolin appelle, « les confins de la pseudo-ville et de la pseudo-campagne » (Bondoufle 85). Ce faisant, ils rendent visibles les détails ignorés des paysages vernaculaires et exposent le délaissé, que Jean-Christophe Bailly définit comme « ce pour qui ou pour quoi on n’a plus d’égards » (Bailly, « Sur les délaissés parisiens » 202). Chez Rolin, tout lieu mérite le détour. Les « reconnaissances aléatoires » (Bezons 10) du narrateur, qui impliquent parfois des « transgressions de clôtures » (Bezons 188) et le non respect de zones interdites au public, s’intéressent aux sites marginalisés, aux chemins qui ne mènent nulle part, aux friches désaffectées, aux talus broussailleux sur le bord des routes et aux monuments obscurs. Ses longues promenades sont autant d’occasions de glaner des trouvailles plus éphémères, comme ces deux poupées en celluloïd—poupées vaudou, peut-être?—attachées dos à dos et enfermées dans un bocal de verre, que le narrateur trouve flottant dans la Seine (Bezons 162). Des toponymes singuliers abondent, comme le chemin de Pissefontaine à Carrières-sous-Poissy (Boundouffle 87), ou la rue des Cas-Rouges à Argenteuil (Bezons 189), lieu qui renvoie à la fois, à une page glorieuse de l’histoire du prolétariat ou, pourquoi pas, à une maladie dermatologique. Les narrateurs de Rolin complètent leur expérience directe de ces lieux par des références à des œuvres littéraires et artistiques qui sourdent sous la surface de certains sites, nous sensibilisant à l’épaisseur du paysage et aux dépôts du temps passé qui laissent leurs traces, souvent légères, sur les surfaces du quotidien (Maupassant et Caillebotte, par exemple, figurent à plusieurs reprises ici). Dans les deux textes, ce que j’appellerais l’errance farouche de l’auteur—puisqu’il s’égare comme un « animal domestiqué forcé par les circonstances à adopter le sauvage » (Battles 28)—met également en lumière les vies minuscules et précaires qui habitent ou traversent les lieux qu’il arpente, qu’il s’agisse des Roms et des Rastas, des réfugiés et des gilets jaunes, des Turcs qui discutent autour d’un plateau de kebabs ou des Kurdes qui pêchent près de la Seine. Tout au long de chaque ouvrage, des interventions méta-discursives donnent au lecteur un aperçu de la pensée de Rolin, expliquent sa démarche et, à l’occasion, nous montrent ce qu’il ressent. « En faisant le récit de leur recherche », comme le dit Dominique Viart (Viart 9), les deux livres sont emblématiques de la « littérature de terrain, » que l’on voit tant ces derniers temps. En effet, les récits topographiques déambulatoires de Rolin constituent une ethnologie du proche qui confronte le romanesque avec des méthodologies pratiquées par les chercheurs en sciences sociales. Alors qu’il badaude dans le méconnu, où, comme il le dit, « Il n’y a guère que moi à traîner sans raison dans les parages » (Bondoufle 30), les promenades solitaires de Rolin reconnaissent des lieux où rien, du moins en apparence, ne semble se passer. Mais, comme le révèle son écriture, tout—images, sons, mouvements, affects, odeurs, rencontres fortuites, impressions, climat, temps, pensées, souvenirs, et même la vie elle-même, dans tout son glorieux désordre—est en fait en train de se produire, partout, tout à la fois.
On arrive au moment de mon essai où, habituellement, après cette brève introduction générale au projet de l’auteur dans les œuvres considérées, j’essaierais d’articuler un argument critique plus ciblé que je m’efforcerais d’étayer par une lecture attentive et nuancée des textes. Mais ce n’est pas ce que je vais faire ici. Non, je vais résister à l’enquête critique détachée avec laquelle j’ai commencé cet essai en faveur de quelque chose, dans l’esprit des pérégrinations de Rolin, quelque peu hors des chemins battus. Si vous me le permettez, cher lecteur, j’aimerais aborder les écrits de Rolin sur le Grand Paris d’un autre point de vue, en adoptant une position plus personnelle, plus relationnelle. Car, pour des raisons que j’espère élucider dans ce qui suit, je me trouve curieusement attaché au Pont de Bezons et à La Traversée de Bondoufle. Pourquoi? Comme mes remarques préliminaires l’ont suggéré, je l’espère, aucun de ces livres n’est particulièrement scintillant ou émouvant. En dépit de leur prose acérée, les étudiants avec lesquels je les ai lus les trouvent prosaïques, voire fatigants. Rien ne se passe vraiment dans ces livres, si ce n’est que Jean Rolin ne cesse de marcher et d’écrire à la périphérie des villes périphériques dans de multiples coins ordinaires de l’Île-de-France et qu’il se réfère parfois à ses propres recherches sur la nature palimpseste de ces lieux, découvrant çà et là une histoire négligée ou oubliée. Rolin, lui-même, reconnaît la banalité de sa démarche. Sa traversée de Bondoufle est, comme il le dit, « ennuyeuse » (195). Les terrains vagues, les chaînes d’hôtels, les petits commerces, les parkings, les cours d’eau sales, les champs de blé et d’orge, les fast-foods et autres éléments qui marquent les paysages qu’il rencontre et qui abondent à travers le Grand Paris, sont, comme il le dit, « peu engageant[s] » (Bondoufle 14). Et pourtant , pour une raison ou une autre, ils m’engagent. Comment expliquer mon affinité pour des œuvres qui décrivent des éléments du monde qui, comme l’a dit Philippe Antoine, « [n’ont] strictement aucun intérêt […] des choses si banales qu’elles ne valent assurément pas la peine d’être contées ou décrites » ? (Antoine 33) Est-ce simplement parce que je me préoccupe des mêmes choses que lui ? Est-ce parce que j’apprécie la façon dont son écriture invente une idée, et un imaginaire, du territoire ? Ou bien l’intérêt que Rolin porte à l’inventaire du banal m’est-il important parce qu’il façonne ma façon de lire et qu’il entre en résonance avec ma manière d’habiter le monde ?
Avant de tenter de répondre à certaines de ces questions, je devrais peut-être répondre à la question que certains de mes lecteurs se posent, sûrement, en ce moment même. Pourquoi explorer mon attachement à des œuvres littéraires que nous sommes tous prédisposés et même censés considérer d’une manière objective ? Les protocoles académiques auxquels nous sommes formés stipulent que nous devons mettre entre parenthèses les sentiments que nous éprouvons à l’égard d’un texte et les garder à distance. Ce qui est compréhensible, mais finalement ironique, étant donné que nous étudions souvent des œuvres, et surtout des œuvres d’art, que nous trouvons non seulement propices à être analysées, mais aussi, d’une manière ou d’une autre, parlantes, saisissantes ou même agréables (ou, du moins, je l’espère). Quelles que soient nos préférences, cependant, la bienséance professionnelle nous décourage de jamais articuler, dans des lieux tels que les colloques ou dans nos travaux publiés, les raisons pour lesquelles certains textes nous attirent ou nous affectent.
Toutefois, cette situation est peut-être en train de changer. Prenons l’exemple des travaux de Rita Felski, qui a étudié la manière dont nous nous connectons à la culture. Dans Hooked : Art and Attachment, Felski identifie et réfléchit à plusieurs modes tels que la syntonie et l’identification qui parlent des liens qui nous unissent aux livres, à la musique, aux peintures et aux films. Son travail vise à « forger un langage de l’attachement » qui serait « aussi robuste et raffiné intellectuellement » que notre rhétorique d’impartialité et de distance critique sanctionnée par la profession xiv).[1] Ce faisant, Felski, partisane de la « post-critique », reproche aux chercheurs en sciences humaines de renier leur attachement et d’accepter de travailler dans ce qu’elle appelle une « zone sans affect » (28) qui impose des limites strictes à la façon dont nous parlons des objets que nous étudions. Attention à ne pas exprimer une réponse personnelle ou émotionnelle, à ne pas parler de ce qu’une œuvre vous fait ou de la manière dont elle agit sur vous et à travers vous, de peur que vos collègues ne qualifient votre recherche de naïve, narcissique, ou même journalistique. L’interdiction d’écrire de la sorte est particulièrement grave dans le milieu universitaire car, comme le note Felski, les liens qui unissent les chercheurs aux artistes et aux œuvres—qu’il s’agisse de Joni Mitchell, de Caravaggio, de Camus, ou de Game of Thrones—sont très forts. Pourtant, les contraintes professionnelles qui nous empêchent de nous pencher sur ces liens sont encore plus fortes. En fin de compte, les enjeux sont élevés parce que nous consacrons beaucoup de temps et d’efforts à ces choses, parfois même toute notre carrière.
Alors, pour en revenir à ma question précédente, pourquoi suis-je si attaché aux représentations peu remarquables du Grand Paris (ou plutôt aux représentations de ce Grand Paris peu remarquable) chez Jean Rolin ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, d’autant plus que, comme le note Felski, « l’attachement aux œuvres d’art est le résultat non pas d’une cause unique et toute-puissante, qui dirige les choses en coulisses, mais de différentes choses qui se rejoignent d’une manière souvent difficile à cerner » (9). Permettez-moi d’essayer d’en cerner quelques-unes.
Tout d’abord, Rolin est un observateur sérieux de premier ordre, un écrivain tellement à l’écoute du quotidien que le fait de le lire observer le monde m’offre une précieuse leçon d’attention. Maître dans l’art de ce qui semble être « ne rien faire »—une pratique indispensable à notre époque de distractions incessantes—Rolin privilégie ce qui n’est pas évident. Le lire aiguise ma sensibilité envers les lieux communs dans lesquels je passe la majorité de mon temps. Rolin m’invite à réfléchir à la manière dont j’observe mon environnement immédiat, révélant ainsi, comme le note l’artiste Jenny Odell, que « rien n’est à la fois si familier et si étranger que ce qui a toujours été présent » (125). En apprenant à adopter ce que Michael Cronin appelle une approche « microspective » du quotidien—regarder « à nouveau » ce qui est « en principe routinier » (12)—Rolin nous invite à être réceptifs à un lieu tant que, tout simplement, il a lieu. En même temps, cette approche a également transformé ma façon de lire, modifiant mes inclinations habituelles. Au lieu de me demander, comme le critique soupçonneux en moi le souhaiterait, « Qu’est-ce que cette œuvre ne voit pas ? », lorsque je lis Rolin je suis beaucoup plus apte à penser, « Qu’est-ce que cette œuvre me force à remarquer ? » (Felski 153).
Bien que le travail de Jean Rolin soit profondément ancré dans le présent, il évoque parfois le passé ou les souvenirs et le réseau de liens personnels et culturels qui se tissent dans un lieu donné. Mais mon affinité avec lui est aussi certainement liée à tous les échos et résonances que chaque lieu évoque pour moi, et à la façon dont je peux prendre place dans le même genre d’endroits à différentes époques de ma vie. Le Pont de Bezons et La Traversée de Bondoufle évoquent des sites autour de la capitale de la France que j’ai appris à apprécier pour avoir été sensibilisé à l’apparence et au fonctionnement de la France d’aujourd’hui. Pour emprunter une expression désabusée utilisée par un groupe de jeunes journalistes désireux de mettre en valeur tout ce que la périphérie a à offrir, les livres de Rolin reflètent le temps que j’ai passé de manière productive à « élargir mon Paris ».[2] Ses livres font appel à la fascination que j’éprouve pour les paysages vernaculaires de la France périurbaine, une pratique forgée par de nombreuses années passées à parcourir des lieux qui ne sont pas sans rappeler ceux que Rolin traverse dans son travail. Si je ne suis jamais allée à Bondoufle, je suis de plus en plus sensible aux éléments qui distinguent des lieux comme Arcueil et Champigny-sur-Marne, Vincennes et Orsay. Je me souviens du passage du Pont de Bezons et de mes promenades dans Bois-Colombes. Et je fais souvent la traversée de Claye-Souilly. Je partage avec Rolin l’amour des cartes régionales et départementales IGN, et je me surprends à consulter Google Maps de manière obsessionnelle lorsque je lis Rolin, le lisant ainsi « digitextuellement », une activité que Rolin, lui-même googleur passionné, pratique fréquemment (Bondoufle 94, par exemple). Je connais les stations-service Total, les restaurants Courtepaille, les champs de maïs en face des quartiers résidentiels et des centres commerciaux qui se trouvent à proximité. Et j’ai passé d’innombrables heures dans les embouteillages au niveau de l’énorme échangeur de la Porte de Bercy en route vers l’A4 et le Grand Est. À chaque fois, j’ai la sensation d’être dans les limbes cartographiques, non pas intra- ou extra- mais supra-muros en quelque sorte, coincé entre le périf et l’autoroute dans un endroit qui offre un point de vue parfait, bien que peu pittoresque, sur la banlieue périurbaine proche, une partie particulièrement industrio-commerciale ici, dont les caractéristiques fascineraient sûrement Rolin, lui aussi. Apprendre à s’attarder dans ces paysages comme le ferait Rolin renforce mon goût pour la banalité du périurbain. Cela rend également la circulation beaucoup moins monotone.
Bien sûr, lorsque j’étais plus jeune, j’avais l’habitude de considérer ce genre de lieux—ces espèces d’espaces—comme allant de soi. Mais avec le temps, je me suis rendu compte qu’ils font tout autant partie de la France, et qu’ils sont peut-être même plus imprégnés de la complexité de ce qui fait que la France est « la France » aujourd’hui, que nombre de sites patrimoniaux les plus emblématiques et chargés de symboles qui marquent la singularité de la France et créent un sens idéalisé de la communauté nationale. Avec un peu de recul, je peux voir que mon attachement aux caractéristiques ordinaires de la France vernaculaire m’a probablement conduit à cultiver un intérêt pour une tendance récente de la photographie contemporaine par laquelle les artistes rendent visibles les topographies tièdes et les paysages sans qualités qui composent la plus grande partie du territoire. Et c’est peut-être une autre raison pour laquelle le travail de Rolin me touche tant. Parce que ses explorations incarnées et itératives font écho à de nombreuses images qui me tiennent à cœur et qui illustrent des lieux auxquels je suis devenu si sensible à force de « ne rien faire » dans et autour de la France périphérique pendant toutes ces années. Les photographies qui ont servi de base à mon récent travail sur ce que j’appelle « l’imaginaire topographique » (Blatt) ont à leur tour nourri mon attachement aux types d’endroits qu’elles décrivent, renforçant encore davantage mon goût pour eux. Et, j’oserais dire, mon amour de la France dans toute sa complexité et, pour reprendre ce mot, dans tout son désordre.
Prenons l’exemple du travail de Camille Fallet, qui met en scène ce que Bailly, citant l’écrivain allemand Franz Hessel, appelle des lieux qui, « n’avaient pas encore été assez regardés pour être vraiment visibles » (Bailly, « Paris ville ouverte » 206). Si la démarche de Fallet diffère de celle de Rolin, notamment par sa volonté de répertorier de manière exhaustive la plus grande partie possible de la périphérie parisienne, et par son approche plus neutre de son sujet, les deux hommes ont beaucoup en commun. Dans The Greater Paris Landscape Manual, qui date de 2011, Fallet dresse un portrait topophilique de la région parisienne et fait ressortir la richesse et l’hétérogénéité du vernaculaire suburbain qui invente une image et une idée du Grand Paris d’une manière distincte. [ Voir Fig. 1 ]
Conçue comme un outil pour urbanistes, une sorte de mode d’emploi qui permet aux planificateurs de s’approprier visuellement un territoire vaste, topographiquement diversifié et indiscipliné, la série a été exposée à l’Académie d’architecture de Paris en 2012. Le travail de Fallet a également des implications pour d’autres groupes. Parcourir l’énorme livre de photos devenu archives portables, un opus contenant près de 1000 photographies imprimées sur un peu plus de 350 pages, c’est se déplacer à travers la région parisienne en compagnie d’un photographe dynamique, doté d’un sens aigu du détail et d’un intérêt pour le quotidien. Si certains lieux que l’on associe habituellement à la banlieue apparaissent ici, le champ d’investigation de Fallet est beaucoup plus large. Il s’agit des tours et des barres des cités et des lotissements pavillonnaires qui abondent dans les villes nouvelles, aussi bien que des sites industriels, des parcs de bureaux et des installations aéronautiques autour de l’aéroport de Roissy. [ Voir Fig. 2 ] Une petite section du livre est consacrée aux paysages fluviaux de la Seine, de la Marne et de l’Oise, une autre aux contours des rues locales et des routes nationales, et une autre encore aux restaurants franchisés, comme Buffalo Grill, qui parsèment le paysage. [ Voir Fig. 3 ] Des éléments d’infrastructure prolifèrent. Les images de châteaux d’eau et de silos à grains rendent un subtil hommage au travail des photographes allemands Bernd et Hilla Becher, tandis que les images de lignes à haute tension, d’autoroutes, de ponts, de barrières, de tunnels, de réacteurs nucléaires et même de plates-formes pétrolières signalent à quel point la ville de Paris dépend du réseau électrique et du réseau de transport périphérique. [ Voir Fig. 4 ] En parallèle, Fallet n’hésite pas à montrer des éléments naturels tels que des cours d’eau, des arbres, des parcs et des zones en bordure d’autoroute où poussent des plantes indigènes et des fleurs sauvages. Une photo d’un champ de blé à l’aube, prise à la limite du parc naturel régional du Vexin, au nord-ouest de Paris, affiche même un chevreuil posant fièrement au centre du cadre. [ Voir Fig. 5 ] En parcourant les pages du livre de photos, on sent que pour Fallet, comme pour Rolin, aucun site n’est interdit. Même les terrains vagues et les espaces laissés « en blanc » sur les cartes les plus détaillées ont droit de cité.
Comme la prose de Rolin, la série de Fallet se complaît dans les marges. Ses photographies peuvent s’approcher de Paris pour ensuite le contourner dans un geste destiné à donner à la périphérie du Grand Paris le regard qu’elle mérite. En accordant une attention méticuleuse aux sites qui semblent saper le territoire légendaire de Paris, The Greater Paris Landscape Manual offre souvent une vue oblique de la capitale. Cet angle décalé est notamment établi dans les premières séquences du livre qui placent astucieusement le centre de Paris dans une position périphérique par rapport à la banlieue, ses grands monuments n’apparaissant qu’en arrière-plan. [ Voir Fig. 6 ] Cette perspective divergente est également déployée avec beaucoup d’efficacité sur un grand panorama placé presque directement au centre du livre, comme une clé de voûte pour l’ensemble du projet. [ Voir Fig. 7 ] Ici, dans une image prise depuis la route D316 à l’entrée de Villiers-le-Bel, un point de vue situé sur un plateau élevé de la plaine Saint-Denis juste au nord-nord-ouest de la ville, les spectateurs remarqueront trois formes familières qui signalent la présence de Paris au loin. Pourtant, si l’on discerne à l’arrière-plan la basilique du Sacré-Cœur, la tour Montparnasse et la tour Eiffel—qui comptent parmi les monuments les plus emblématiques et les plus élevés de la capitale—la photographie ne nous encourage pas à nous y attarder. Contrairement à la vue que Robert Doisneau et Blaise Cendrars ont choisie pour orner la couverture de leur portrait photo-textuel de La Banlieue de Paris (1949), dans lequel la Tour Eiffel, clairement visible depuis l’extérieur de la ville, domine le cadre, [ Voir Fig. 8 ] dans la photographie de Fallet, ces monolithes, situés à des kilomètres de là, semblent flous, faiblement visibles et quelque peu masqués, comme s’ils flottaient à l’horizon, voilés par une épaisse couche de brume urbaine. Ils sont, littéralement pour la photographie, une sorte d’après-coup, apparemment proches, mais en réalité si lointains. Grâce à sa composition feuilletée, la photographie de Fallet concentre son regard plus clairement sur le premier plan à proximité : un panneau publicitaire pour un restaurant McDonalds et d’autres enseignes commerciales, une maison modeste, des lampadaires qui bordent la route, la circulation, et un terre-plein en béton qui attire notre regard d’abord vers le milieu du plan et les blocs HLM de la commune de Sarcelles et, finalement, vers les icônes du centre de Paris plus éloignées. J’aime à penser que la vision de Fallet, dans cette photographie mais aussi dans l’ensemble du Greater Paris Landscape Manual, lance les spectateurs en orbite, pour ainsi dire, autour de Paris. Ce qui m’amène à la signification astronomique du terme périphérie, qui en ancien français désignait l’atmosphère autour de la terre. En effet, ce panorama du centre de Paris vu de loin en orbite autour de lui peut rappeler des images de la terre vue de l’espace. Comme pour suggérer que, pour les habitants de ces banlieues, la capitale de la France pourrait tout aussi bien se trouver sur une autre planète. Si Paris représente traditionnellement l’axe autour duquel tourne le monde français, cette façon de représenter la capitale la fait paraître sinon à des années-lumière, du moins très éloignée, éclipsée par l’étendue géographique de la région parisienne qui l’entoure et réduite à une tache à peine visible dans l’univers de plus en plus étendu du territoire périphérique.
Compte tenu de mon affinité pour Rolin et Fallet, et pour leur appétence de ce qui d’habitude échappeà notre regard, ce n’est peut-être pas une coïncidence si une autre image, un cliché du Greater Paris Landscape Manual que j’ai choisi pour illustrer la couverture de mon récent livre sur l’imaginaire topographique [ Voir Fig. 9 ] , bien avant d’avoir lu Le Pont de Bezons ou La Traversée de Bondoufle, représente une autre route départementale, cette fois une bretelle d’entrée de la D170 sur la D370 à La Patte d’Oie, à Gonesse. Pourquoi parler ici de coïncidences ? Parce qu’il se trouve que Jean Rolin s’est promené à cet endroit précis en 2020 lors d’un de ses repérages pour La Traversée de Bondoufle. Rolin trouve la D370 à la fois difficile et irritante à parcourir :
Une caractéristique de la D370, cependant, c’est qu’à moins de s’y tenir du mauvais côté du rail de sécurité on est obligé, faute d’un véritable bas-côté, de marcher sur le bord du champ, soit dans la terre meuble, soit dans une végétation propice, afin de ne pas piétiner les cultures, soit encore, de loin en loin, dans de petits dépôts de pneus, de gravats ou d’autres rebuts. (183)
Si Rolin se montre sensible aux conséquences de décennies d’aménagement du territoire dans l’ensemble du Grand Paris, et des résidus industriels qui en résultent, je cite ce passage parce qu’il fait également allusion à l’intérêt profond que Rolin porte au monde « naturel ». Comme Fallet, l’œuvre de Rolin regorge de références à ce que le naturaliste britannique Richard Mabey, dans une formule célèbre, a appelé la « campagne non officielle » (Mabey). [ Voir Fig. 10 ] En effet, les descriptions et les références à la vie végétale se multiplient chez Rolin. Nous remarquons des herbes, des mauvaises herbes et des fleurs plantées à dessein ou qui poussent dans les fissures du béton ou sur le bord de la route. Et si, comme nous l’avons vu, un animal figure parfois dans le portrait que Fallet dresse de certains paysages du Grand Paris, on peut parler d’une véritable ménagerie chez Rolin, où diverses espèces de poissons, de tortues, de cerfs, de chiens, de papillons, de lièvres et de traces de sangliers font leur apparition. Compte tenu de l’affection de Rolin pour l’ornithologie, la vie aviaire est également omniprésente. Les lecteurs du Pont de Bezons et de La Traversée de Bondoufle pourront apercevoir une perdrix, plusieurs cygnes, des martinets, une foulque, des poules d’eau, un faisan et un troupeau de bernaches du Canada, une espèce dont Rolin méprise l’indolence (Bondoufle 119). Je suis particulièrement captivé par la façon dont l’œuvre de Rolin parle de l’enchevêtrement du monde, des réseaux de formes naturelles et artificielles, animées et inanimées, humaines et animales, qui sont étonnamment entremêlés dans les espaces liminaux qu’il arpente, mais auxquels on prête rarement notre attention. De cette façon, je dirais que les deux livres les plus récents de Rolin, parmi d’autres qu’il a écrits auparavant, témoignent de son statut comme l’un des plus importants écrivains de la nature en France aujourd’hui. Et je dis cela tout en sachant que, primo, les chercheurs continuent à débattre de l’utilité d’un terme comme « nature » dans l’Anthropocène et que, deuxio, l’écriture de la nature n’est pas considérée comme un véritable genre littéraire en France, même si c’est en train de changer. Si Rolin n’est peut-être pas le représentant le plus typique de ce genre, l’une des façons dont il se conforme si bien à ses conventions est dans sa performance experte de l’art perdu de parler le langage du paysage et de nommer les choses—oiseaux, insectes et autres animaux, reliefs géomorphologiques, et catégories de plantes et d’arbres—que nous trouvons dans le monde. J’aime à penser que Rolin, un ancien soixante-huitard, comprend implicitement cela comme une forme de défi ou même un acte révolutionnaire discret, de la même manière que l’écrivain et poète écossaise Kathleen Jamie lorsqu’elle dit que « prêter attention au monde naturel » nous permet de récupérer un peu de ce que la modernité nous a pris. L’attention intentionnelle, que Jamie propose, « tisse la résistance » et, en tant que telle, « peut être un acte politique dont nous sommes tous capables » (Jamie). Le travail de Rolin manifeste donc une puissante conscience et une complicité avec le monde matériel, non pas d’une manière ouvertement activiste, mais d’une manière que j’aime à considérer comme plus tacitement affectiviste, qui brille sous la surface de notre conscience mais qui nous invite à remarquer, à nommer et à prêter sérieusement attention aux petites choses qui pourraient nous aider à sentir, comme le dit Jamie, « l’univers qui travaille à travers nous ». Le fait que Rolin le fasse dans les moindres recoins du Grand Paris ne fait qu’ajouter, pour moi en tout cas, à l’attrait particulier de ce territoire.
J’aurais plus à dire sur mon attachement à l’écriture de Rolin et à la photographie de Fallet. Mais je voudrais conclure avec un dernier constat : je suis peut-être le plus accroché à ces missions de reconnaissance parce que lorsque Rolin et Fallet explorent et imaginent les profondeurs, les limites et les frontières qui composent Le Grand Paris, ils m’incitent à enquêter sur mes propres bords—ceux qui donnent forme à mes vies professionnelles, intellectuelles et personnelles—et à m’essayer à une manière de penser, et de faire de la recherche académique, qui soit à la hauteur des liens qui me relient aux énergies qu’émet leur travail. Ce qui revient à dire que je suis peut-être si fasciné par Rolin et Fallet parce que, sans eux, je n’aurais jamais senti l’envie d’écrire ce texte—sinueux et, je l’avoue, peut-être un peu trop subjectif—que vous venez de lire.
Ouvrages cités
Philippe Antoine, “La marche ou la passion de l’ordinaire. De quelques marcheurs en France: Lacarrière, Rolin, Picard,” Voyages de la lenteur, ed. Philippe Antoine, Lettres Modernes Minard, 2010, 33-52.
Jean-Christophe Bailly, “Paris ville ouverte,” Paris quand même, La Fabrique, 2022.
Jean-Christophe Bailly, “Sur les délaissés parisiens,” La Phrase urbaine, Seuil, 2013, 201-216.
Matthew Battles, Tree, Bloomsbury, 2017.
Ari J. Blatt, The Topographic Imaginary: Attending to Place in Contemporary French Photography, Liverpool, 2022.
Blaise Cendrars et Robert Doisneau, La Banlieue de Paris, La Guilde du Livre, 1949.
Michael Cronin, The Expanded World: Towards a Politics of Microspection, Zero Books, 2012.
Camille Fallet, The Greater Paris Landscape Manual, Les Ateliers internationaux de maîtrise d’œuvre urbaine, 2012.
Rita Felski, Hooked: Art and Attachment, Chicago, 2020.
Victor Hugo, Les Misérables, Gallimard, 1951.
Kathleen Jamie, “Lissen Every Thing Back,” The Clearing/Little Toller Books, 4 septembre 2019.
Richard Maybe, The Unofficial Countryside, Collins, 1973.
Jenny Odell, How to Do Nothing: Resisting the Attention Economy, Melville House, 2020.
Jean Rolin, Le Pont de Bezons, P.O.L., 2020.
Jean Rolin, La Traversée de Bondoufle, P.O.L., 2022.
Guillaume Thouroude, “La démarche ambulatoire de Jean Rolin: un écrivain voyageur au débouché des mouvements littéraires du XXe siècle,” Loxias 65 (2019), http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9165.
Dominique Viart, “Les littératures de terrain,” Revue critique de fixxion française contemporaine 18, 2019, 1-15.