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Parmi les modes de représentation de la grande ville, la photographie tient une place singulière. C’est pourquoi nous nous sommes attachés spécifiquement à cette question dans la conception du livre collectif Photographier le Grand Paris[1] qui paraît aux éditions Hermann . Dans cet ouvrage nous partons de l’hypothèse que l’on ne peut pas comprendre l’histoire des métropoles sans comprendre leur histoire visuelle, et notamment leur mise en récit photographique [ Voir Fig. 1 ] . Car il ne s’agit pas seulement de s’intéresser à la surface des images, à ce qu’elles représentent, mais aussi à leur histoire propre : pourquoi ont-elles été produites ? par qui ? à quelles fins ? quel usage en a-t-il été fait ? Pour le dire autrement, nous nous intéressons ici tout autant à ce que l’on pourrait appeler la fonction « documentaire » de l’image photographique qu’à sa fonction dite « culturelle » : en quoi témoigne-t-elle de l’évolution des regards ?
La recherche exige ici de toujours croiser au moins deux dynamiques historiques : celle de l’histoire de l’aménagement et celle de l’histoire de la photographie. Il s’agit de scruter les rapports de la représentation à des démarches d’aménagement qui vont revêtir des formes différentes. Mais il s’agit aussi d’interroger les mutations de la photographie. Car, si une photographie aérienne prise en 1934 ou en 2010 peut donner des résultats techniquement comparables, culturellement cela n’a pas du tout le même sens. Dans l’entre-deux-guerres, c’est un investissement matériel et financier dans une technique de pointe [ Voir Fig. 2 ] . En 2010 c’est une représentation usuelle et accessible. Alors que c’est plutôt l’investissement dans un reportage piéton résultant de l’arpentage des sols qui sera le marqueur d’une attention au sujet.
La forme est donc à prendre en compte comme le sujet de la représentation. La mise en regard des différentes études de cas produites dans le cadre de notre ouvrage montre combien la photographie souligne l’importance du sol pour comprendre le paysage métropolitain dans sa continuité. Certes l’histoire de la grande ville a souvent été liée à celle des objets d’échelle territoriale, monumentaux ou plus diffus, qui la façonnent comme le sont les infrastructures, les grands ensembles, les villes nouvelles, les canaux, les coulées vertes, les parcs…. Mais ici, à travers l’envers photographique, c’est finalement la présence du sol et de son histoire propre qui ressort.
Considérons le Grand Paris Express dont les chantiers sont omniprésents dans le paysage du Grand Paris. Soline Nivet s’attache au travail photographique de Sylvain Duffard qu’il a réalisé dans le cadre des études du groupement emmené par l’agence d’architecture TVK et les paysagistes de l’agence TN+ pour la conception d’un atlas des « Places du Grand Paris »[2]. Les séries, commanditées comme documents de travail, ont été mobilisées comme arguments puis publiées pour illustrer une méthode de projet. Elles constituent surtout un corpus précieux, de l’ordre de la veille photographique, qui rend compte à la fois des situations qui préexistent à l’arrivée des infrastructures et des transformations qui sont déjà perceptibles [ Voir Fig. 3 ] .
Ce que dit aussi la photographie, c’est que les projets ne peuvent s’affranchir du sol, même lorsqu’ils semblent en prendre le contrepied comme dans le cas d’infrastructures coupant les coteaux ou écrasant un espace décrété vacant. Un constat qui se vérifie déjà au siècle précédent sur le territoire de la ceinture. C’est l’objet du chapitre écrit par Raphaële Bertho et Nathalie Roseau qui examinent les représentations photographiques de la ceinture parisienne, depuis 1919, date du déclassement des dernières fortifications parisiennes et de la campagne photographique menée par Charles Lansiaux pour la Commission du Vieux Paris [ Voir Fig. 4 ] , jusqu’au surgissement du boulevard périphérique parisien en 1970, que Roger Henrard saisit depuis les airs dans son « tour de Paris »[3] [ Voir Fig. 5 ] . L’analyse croisée des mutations urbaines et de l’imaginaire photographique rend perceptibles les changements – latents, soudains, profonds, apparents – et leurs permanences qui caractérisent la ceinture comme une marge en constante recomposition. Le corpus photographique donne à voir la succession des paysages politiques, scandée dans le temps des actes d’aménagement ou de destruction qui touchent l’espace de la ceinture. Dans l’entre-deux des images se donne aussi à voir un récit parallèle et entrecroisé, traduisant la succession des paysages vernaculaires qui façonne l’espace de la ceinture.
En nous attachant maintenant à une autre des situations d’enquête explorées dans l’ouvrage, le projet Seine-Arche, Sonia Keravel et Frédéric Pousin en proposent une lecture photographique pour rendre compte non seulement d’une épaisseur temporelle, mais aussi des dynamiques volontaires et vernaculaires des changements métropolitains.
Une lecture photographique des sols de la métropole. Le cas du projet Seine-Arche
Sonia Keravel et Frédéric Pousin
Les terres de la métropole ont souvent été profondément bouleversées, recomposées, donnant lieu à de nouveaux paysages dans lesquels l’artificialisation des sols est patente. Néanmoins, une nature urbaine s’est installée dont il s’agit de comprendre l’évolution, cette nature dépend étroitement de celle des sols. Mais le sol est aussi une surface qui assure la coexistence : des objets, des tissus urbains, des espaces de nature et de la circulation entre eux. Dès lors, quels regards la photographie porte-t-elle sur les sols, leur histoire et leur devenir ? Que donne-t-elle à voir à travers les cadrages, les compositions, les séries ?
Nous proposons d’explorer ces questions à travers une enquête autour de l’aménagement de l’axe Seine-Arche en nous appuyant sur des fonds photographiques. Les photographies du sol existent mais sont rarement montrées, l’image du projet réalisé étant privilégiée par les médias[4]. Elles portent pourtant la mémoire des chantiers et des acteurs. Ce sont des pièces d’archive. Nous avons procédé en sélectionnant non pas des images mais des reportages dans les archives, constitués à partir des commandes des maîtrises d’ouvrage et des maîtrises d’œuvre.
L’axe Seine-Arche est une opération d’urbanisme d’envergure qui a pour objet l’aménagement d’une vaste zone traversant la ville de Nanterre [ Voir Fig. 6 ] . Son aménagement, produit d’un urbanisme volontaire[5], compensé par des projets de parcs participant d’un réseau d’espaces verts, s’est accompagné de nombreuses campagnes photographiques qui associent vues aériennes et vues du sol. Nous allons décrire ces images en les éclairant par notre double regard d’architecte/paysagiste qui s’appuie sur une connaissance du terrain, de son histoire et des entretiens avec les acteurs[6]. Dans ce recours aux images pour comprendre l’aménagement, nous serons également attentifs aux évolutions des démarches et des techniques photographiques. Le corpus d’images que nous avons rassemblé permet de rendre compte, à travers Seine-Arche, des transformations de la métropole, des projets qui la façonnent, et des changements culturels qui les accompagnent. Par exemple, on pourra constater un changement des regards sur la Seine (de l’infrastructure fluviale à une ressource écologique et culturelle), un changement de regard sur la continuité des sols (de la fragmentation à la mise en réseaux des espaces ouverts) et sur leur statut (du socle à l’écosystème).
L’idée de tracer une voie est-ouest à travers Paris remonte au XVIIème siècle et s’incarne à travers la création, par André Le Nôtre, d’une grande allée plantée dans l’axe du jardin des Tuileries. Mais l’axe tel que nous le connaissons est une invention du XXème siècle qui a donné lieu à plusieurs projets, finalement repris par Henri Prost, qui en intègre le principe sous la forme d’une autoroute dans le plan d’aménagement de la région parisienne de 1934[7]. Autoroute qui sera effectivement construite dans les années 1970. Les photographies aériennes réalisées précisément dans les années 1970 pour l’Établissement Public d’Aménagement de la Défense montrent que la construction du quartier d’affaires a généré quantité d’axes de circulation suivant chacun sa propre logique. Il en résulte une transformation physique du sol, un remodelage ignorant la géographie naturelle [ Voir Fig. 7 ] . Le passage en viaduc de l’autoroute A14, inscrit exactement dans l’axe, engendre des travaux de terrassement considérables. Il installe des ruptures et une fragmentation du territoire. De nombreux « objets d’échelle métropolitaine » : des grands ensembles, la préfecture du département, des grands parcs, coexistent sur ce territoire. Les campagnes de photographies aériennes réalisées par l’EPAD témoignent d’une politique d’aménagement très volontariste, une politique de zoning qui génère des obstacles et des limites infranchissables. L’infrastructure s’accommode sur ses abords immédiats d’espaces ouverts relégués aux portes de Paris comme des friches, des cimetières ou des terrains de sports qui répondent à la fois à des fonctionnalités urbaines et aussi écologiques en tant qu’espaces où la nature s’est installée.
En 1989, l’inauguration de la Grande Arche ouvre une nouvelle perspective vers la Seine : prolonger l’axe historique au-delà de la Défense[8]. Une entrée prestigieuse pour la capitale nécessite d’enfouir l’autoroute A14, enterrer l’infrastructure pour révéler l’axe historique. La photographie permet de témoigner de la démolition puis de la reconstruction souterraine de l’autoroute. Le photographe Guillaume Hersant est chargé par l’EPAD de documenter ces chantiers en 1993[9]. Ses photographies témoignent du gigantisme du chantier et montrent les ouvriers au travail. L’usage du noir et blanc et les rapports d’échelle reconduisent les canons esthétiques des reportages de chantier posés dès le XIXème siècle [ Voir Fig. 8 ]
Un autre reportage commandité par l’EPAD documente l’enfouissement de l’infrastructure[10] : après avoir été traversé par le passage de l’autoroute en viaduc, le sol du territoire Seine-Arche se voit désormais transpercé, excavé, déplacé [ Voir Fig. 9 ]
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Au même moment, les sols des berges de Seine sur ce territoire sont également bousculés. Le reportage photographique d’Eddy Kiligowsky, photographe missionné par les jeunes archives départementales des Hauts-de-Seine pour documenter le territoire vu du sol en témoigne[11]. Ses photographies noir et blanc montrent que les berges servent alors de décharge et accueillent une végétation composée d’espèces rudérales [ Voir Fig. 10 ]
. Les photos d’Eddy Kiligowsky montrent des rives industrieuses, laissant place à la friche, à des pratiques marginales, et la Seine comme infrastructure de transports. Le travail du photographe est ici d’ordre documentaire, il procède d’un arpentage méthodique du territoire qui se détache du photojournalisme, pour rendre compte de la banalité de ce territoire néanmoins en transformation [ Voir Fig. 11 ]
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La création du parc départemental André Malraux, vaste espace planté dévolu aux loisirs et à la détente, requiert aussi un remodelage total du sol réalisé à partir du réemploi des déblais des tours de la Défense[12]. Les photographies de chantier réalisées par le concepteur, Jacques Sgard, au début des années soixante-dix, gardent la mémoire de ces profonds bouleversements de la topographie. La terre est chargée, transportée, déchargée, raclée. Le paysagiste pose son regard sur l’étendue de ce sol artificiel inerte. Il enregistre également l’étape de plantation de ce nouveau sol qui nécessite l’apport de terres fertiles [ Voir Fig. 12 ] . Et le projet à peine terminé, il photographie les familles des banlieues contemplant ce nouvel espace récréatif qui leur est offert et qui met la ville à distance [ Voir Fig. 13 ] . L’EPAD qui est le maître d’ouvrage du parc privilégie la photographie aérienne qui fascine les aménageurs. Elle montre le parc dans l’axe de la voie triomphale, soulignant la composition d’ensemble [ Voir Fig. 14 ] .
À la fin des années 1990, un autre parc départemental est construit en bord de Seine : le Parc du Chemin-de-l’île conçu par l’agence Mutabilis[13]. On sort alors de la philosophie de l’écosystème artificiel. Le rapport au sol est totalement différent. L’objectif des concepteurs, répondant à une attente sociale de plus en plus affirmée, est de construire un écosystème vivant entre l’homme et la nature. Il s’agit de retrouver un sol fertile d’avant la période industrielle comme on peut le voir sur certaines photos aériennes montrant l’autre rive de la Seine, avec les bandes de culture maraichère de la plaine de Montesson ; ainsi que de purifier l’eau de la Seine. Parmi les nombreuses vues aériennes commandées par l’EPASA, établissement public Seine-Arche qui remplace l’EPAD[14], certaines donnent à voir la prégnance des infrastructures, la géométrie des tracés et l’extension des limites du projet initial grâce à l’acquisition de la bande de terrain le long de la Seine sur proposition des paysagistes [ Voir Fig. 15 ] . Les vues aériennes montrent également la trace des occupations du sol successives dans le temps (habitats pavillonnaires, grands ensembles, papèterie, Plaine de Montesson…).
La restauration des sols nécessite d’importants mouvements de matières dont témoignent les photographies : déchets végétaux triés et tas de gravats concassés, entreposés. L’agence Mutabilis conduit le chantier suivant des principes d’utilisation des ressources disponibles et de recyclage des déchets. C’est un chantier exemplaire pour l’époque, L’EPASA passe donc une commande photographique pour garder une trace de chantier et le valoriser [ Voir Fig. 16 ] . Mais ces images sont d’un autre registre que celles du chantier de démolition de l’A14. Elles ne montrent pas les gens, les ouvriers sur le chantier. Nous avons ici un regard de photographe professionnel dont on ne connaît pas le nom : images très composées, belle lumière, choix de l’heure de prise de vue, une écriture qui nécessite beaucoup de techniques. Probablement de l’argentique. Dans le cadre de ce chantier écologique, l’argile du sol est réutilisée pour construire des bassins d’épuration de l’eau de la Seine. Le département passe alors commande à un photographe, Alexandre Petzold, et lui laisse carte blanche[15]. Ce dernier choisit de procéder à des reconductions pour faire apparaître les différents états des bassins. (voir figure 4 ici même). La reconduction photographique est une technique popularisée par les Observatoires photographiques du paysage. Ici la photo informe donc aussi sur l’évolution des techniques photographiques et leur diffusion.
Pour l’inauguration du parc, en 2007, l’agence Mutabilis, maître d’œuvre du parc, passe commande à la photographe Marianne Ferraille[16]. Le reportage photographique qui en découle manifeste un changement de regard sur le fleuve : les berges sont montrées comme un espace accueillant des activités de loisirs, le parc est situé dans son territoire. Le format caractéristique de la chambre photographique ou du boitier 6×6 connote ici une image composée, « un lent regard » dirait Gabriele Basilico [ Voir Fig. 17 ] . Lorsque le parc atteint une certaine maturité, l’agence Mutabilis commande un nouveau reportage à un autre photographe : Hervé Abbadie[17]. Ce reportage montre d’autres objectifs écologiques du projet que ceux liés à l’eau et notamment la gestion différenciée permettant de laisser monter des prairies en été pour permettre aux insectes de se reproduire [ Voir Fig. 18 ] . Ces photos témoignent en outre d’une évolution du regard porté sur les parcs publics, un regard informé par la conscience écologique. Mais elle témoigne aussi de la permanence de la sensation d’immersion propre au parc public, sensation de mise à distance de la ville, recherchée depuis les parcs d’Alphand.
La photographie atteste ainsi des changements, des mutations, mais elle atteste aussi des persistances, comme le montrent aussi bien les images aériennes que les séries d’images qui rendent perceptibles l’épaisseur temporelle de l’aménagement. Car la photographie ne montre pas seulement, elle occulte également : des espaces rejetés hors champ, des usages, des occupations non représentées. Interroger l’aménagement à partir des représentations photographiques nécessite de rendre intelligible ce qui est vu et ce qui n’est pas montré. Le récit visuel des sols lève le voile sur l’envers écologique de la métropole, l’artificialisation qui a prévalu lors de la métropolisation et la nécessité de rétablir les fonctions écosystémiques du sol. La photographie n’assume pas seulement sa fonction documentaire, elle informe aussi sur les regards, les perceptions, pour appréhender le paysage projeté, volontaire aussi bien que le paysage vernaculaire habité, pratiqué. Constituant l’hypothèse forte de notre ouvrage Photographier le Grand Paris, cette double dimension de la photographie, documentaire et culturelle, est ici mise à contribution pour entrelacer l’histoire de la photographie et l’histoire de l’aménagement.