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Je vais proposer quelques pistes de réflexion sur la représentation métropolitaine en région de Bruxelles-Capitale, au travers du prisme des espaces paysagers à caractère public. Ces réflexions s’inscrivent dans le sillage de l’exposition Designed Landscapes. Brussels 1775-2020 que le CIVA a organisée en 2018[1], portant sur la question de la fabrique de la ville par le paysage.
Le matériel iconographique rassemblé à cette occasion a constitué un corpus fort intéressant pour le sujet qui nous occupe aujourd’hui, dans la mesure où il donnait un large aperçu, non seulement des modes de représentation, mais aussi des objets de la représentation et de leurs mutations sur un arc temporel de deux siècles et demi. Plusieurs questions se dégagèrent au fil de l’analyse de ces images, questions qui donnèrent lieu à de premières catégorisations : qui sont les producteurs d’images ? Quelles sont leurs intentions ? Qui en sont les destinataires ? À quel moment sont-elles produites ? Quels sont les canaux et les temporalités de leur diffusion ? Il s’agit bien évidemment d’un survol rapide dans le cadre du temps qui m’est imparti, mais je vais tenter de donner plusieurs grilles de lecture qui permettent de dégager les aspects qui m’ont semblé les plus révélateurs.
Dans un premier temps, il s’agit d’identifier le moment de la production de l’image : se situe-t-il en amont du projet, au moment de sa réalisation ou plus en aval ? L’iconographie analysée représentait toujours des espaces dessinés par des concepteurs – dans la majeure partie des cas des architectes paysagistes. Ainsi, ces espaces sont le fruit d’un dessein de la part d’un créateur, ont fait l’objet de dessins de projet en vue de leur réalisation, mais aussi de représentations diverses après leur réalisation.
Nous avons choisi de bien différencier ces différentes phases de représentation, puisque les intentions de la représentation, ses destinataires et les modes de circulation des images y diffèrent sensiblement. La phase pré-réalisation constitue le projet tel qu’imaginé par le concepteur. La phase réalisation constitue le moment « zéro » de la réalité construite. Enfin, la phase post-réalisation est l’expression de différents regards portés sur l’objet paysager, pouvant varier au fil du temps. On verra que ces regards changent parfois de manière radicale au fil des siècles, proposant des lectures tout à fait nouvelles de certains lieux, qui se voient investis de nouvelles symboliques.
La deuxième grille de lecture propose d’analyser les intentions motivant la production des images en question. Pour cette grille, nous avons établi trois catégories d’interprétation : la première se situe dans le champ de la persuasion. Il s’agit de convaincre le commanditaire d’un projet, la population, un investisseur etc. La deuxième porte une intention technique : il s’agit de produire une iconographie de type technique permettant l’exécution des travaux. La dernière considère le projet de paysage comme un objet visuel. En effet, une fois réalisé, le paysage métropolitain peut être investi d’innombrables intentions motivant le regard qu’on lui porte : artistiques, touristiques, militantes, documentaires…
La troisième grille de lecture concerne la diffusion de l’image. Dans cette grille, nous nous posons la question de savoir à qui s’adresse l’image, qui peut effectivement la voir, ainsi que la question de sa propagation. Ses canaux de diffusion sont-ils limités, contrôlés ? Alternativement, l’image circule-t-elle de manière incontrôlée : l’auteur du projet ou l’auteur de l’image ont-ils la maîtrise des canaux de diffusion ?
On saisira immédiatement l’intérêt d’analyser ce dernier point, dans la mesure où des images à exemplaire unique (un tableau à l’huile, par exemple) auront un nombre de destinataires relativement restreint (le propriétaire, son entourage, etc.) et fort maîtrisé, alors que des médiums comme des gravures, des cartes postales, et plus récemment l’internet, ont des canaux de circulation dont les ramifications multiples peuvent engendrer une diffusion potentiellement sans limites. Ainsi, bien davantage que dans les autres cas de figures, les récepteurs d’images peuvent être des groupes et individus qui n’ont pas été sciemment envisagés par les producteurs.
Statut et circulation des images : le cas du Parc de Bruxelles.
Nous prendrons l’exemple du premier parc public de la capitale : le Parc de Bruxelles. Créé en 1780 sous le règne des Habsbourg (époque des Pays-Bas autrichiens), ce parc adopte un langage formel – notamment une patte d’oie -, qui le rattache sans équivoque au style du jardin baroque à la française.
Les différents types de représentation révèlent des aspects assez éclairants, tant en ce qui concerne leur fonction, que leur expressivité graphique, ou encore leurs modes de dissémination. Les dessins techniques précédant la réalisation (plan de 1780, plan et élévation d’un portail d’entrée, 1782) présentent un vocabulaire graphique de type technique, apte à communiquer des informations précises, codées et relativement neutres [ Voir Fig. 1 ] . Ils s’adressent en première ligne à des maîtres d’œuvre et à des artisans. En revanche, une vue à vol d’oiseau datant de 1778, précédant également la réalisation du projet, revêt un statut tout à fait différent, puisque nous sommes ici dans un registre artistique [ Voir Fig. 2 ] . Cette vue de projet a tendance à en magnifier l’emprise, exagérant la perspective en minimisant l’échelle des bâtiments alentour. Cette représentation de type monumental, rappelant à maints égards l’iconographie produite autour de Versailles et ses jardins, suscite non seulement des résonances visuelles fortes avec le modèle français, mais a aussi un fort potentiel d’expressivité, donnant à la perspective une sensation d’infini[2]. Ce dessin ayant sans doute été exécuté en un seul exemplaire, seuls ses commanditaires et les personnes amenées à fréquenter la pièce où elle se trouvait y avaient accès. En ce qui concerne la gravure de 1795 [ Voir Fig. 3 ] , la chose se présente différemment. En effet, s’agissant d’une image reproductible, elle circula, par définition, bien plus largement que le dessin de 1778. On peut imaginer que ce dernier ait été vu uniquement au sein du cercle restreint de certaines élites, alors que la gravure a pu circuler dans d’autres classes sociales, donnant à voir ce premier grand parc de la capitale de manière plus large et surtout, publique. Les codes graphiques sont semblables, avec une symétrie centrale exhaussée par une perspective exagérée, mais alors que dans la représentation de 1778, il s’agissait de séduire l’œil par rapport à un futur espace urbain, l’image de 1795 rend compte d’une réalité construite. Elle met en valeur le plus grand espace paysager de la capitale, affirmant son statut de haut-lieu de la ville.
Il existe également des tasses en porcelaine représentant ce parc, datant du début du XIXe siècle. Il s’agit d’un médium assez inattendu pour la représentation d’un espace paysager. Ces tasses, peintes à la main, s’utilisaient dans les cercles restreints des élites et n’avaient pas vocation à circuler largement. Dans ces micro-œuvres d’art faisant partie du domaine domestique, on est dans un registre artistique très éloigné des perspectives glorifiantes qui viennent d’être abordées. Les vues plus intimistes du parc de Bruxelles qui y figurent rappellent davantage les grands peintres du XVIIe siècle[3].
Dès l’apparition de la carte postale en Belgique, vers 1875[4], le Parc de Bruxelles fait l’objet d’une iconographie abondante. Dans la sélection de cartes postales que l’on voit ici [ Voir Fig. 4 ] , [ Voir Fig. 5 ] , ce qui frappe dans le choix des motifs, c’est la focalisation sur les éléments construits[5]. Ainsi, le motif principal représenté est le portail d’entrée situé à l’angle sud-ouest (côté vieille ville), viennent ensuite les sculptures à l’intérieur du parc. Au XIXe siècle, l’idée que les parcs sont aussi des musées de sculpture en plein air est encore très présente. Le médium de la carte postale, pour la première fois, permet de diffuser ces images de manière rapide (et imprévisible) au-delà des frontières de la ville, du royaume et même du continent. On saisit ainsi, s’agissant de la diffusion d’une certaine représentation métropolitaine, le saut quantitatif et géographique considérable que cela provoqua par rapport aux médiums des époques précédentes.
Au début du XXIe siècle, à l’ère de la toile et des réseaux sociaux, une inversion des polarités s’opère dans la représentation de ce lieu : ainsi c’est l’intérieur du parc, sa dimension végétale qui fait désormais l’objet de toutes les attentions, les sculptures ayant peu ou prou disparu de l’iconographie dominante [ Voir Fig. 6 ] , [ Voir Fig. 7 ] . On peut interpréter ce nouveau regard de diverses manières, mais le dérèglement climatique, les îlots de chaleur urbain et les nouvelles « valeurs ajoutées » qu’acquièrent les espaces paysagers dans ce contexte ne sont certainement pas étrangers à la production de ce nouveau type d’iconographie. Les valeurs positives rattachées au végétal, la notion de refuge urbain semblent se refléter dans cette nouvelle manière de représenter le parc. Ce n’est plus un lieu de l’expression d’un pouvoir en place (incarné dans la symbolique des statues, des portails monumentaux, des axes…) mais un lieu de repli par rapport au tissu urbain dense et son agitation.
Je tiens à rappeler que les images présentées ici sont le résultat de premières statistiques rapides, qu’il conviendrait d’approfondir afin d’obtenir des données plus précises. Il ressort d’ailleurs de cet état des lieux provisoire que durant certaines périodes de l’histoire, certains paysages urbains sont hyper-représentés alors qu’à d’autres, ils semblent plus ou moins disparaître de l’iconographie métropolitaine.
Des images pour attirer les investisseurs privés : le jardin zoologique de Bruxelles
Le projet de jardin zoologique fut initié en 1851 et connut plusieurs phases de développement. C’est le premier espace paysager de la capitale entièrement réalisé dans le style paysager à l’anglaise. Il s’agissait dès l’origine d’une entreprise commerciale privée. Ce point est important dans la mesure où il va générer une iconographie spécifique, censée attirer des investisseurs (en amont du projet), et des visiteurs, qui paient un droit d’entrée. Nous sommes donc dans une logique très différente de celle des espaces publics que nous venons d’aborder. Passons en revue les différentes images que nous avons pu trouver en lien avec cet espace.
La figure 8 [ Voir Fig. 8 ] montre des plans projet et une coupe représentant un projet d’agrandissement des années 1870. Le plan d’ensemble détaille l’organisation par zones et espèces animales, alors que le petit plan accompagné d’une coupe représente une serre tropicale comprenant diverses curiosités, parmi lesquelles un « parc paysager miniature ». Il s’agissait de renouveler l’intérêt du public et de proposer de nouvelles attractions. Compte tenu de sa présentation très soignée (mise en couleurs à la gouache), on peut imaginer qu’il s’agissait d’un plan à présenter à de potentiels investisseurs. Les lithographies (post-réalisation) [ Voir Fig. 9 ] font partie d’une série en couleurs largement publiée qui contribuait à la visibilité, pour un public potentiel, de ce nouveau lieu d’attraction de la capitale. On peut donc sans doute les classer dans la catégorie d’« iconographie à visée commerciale ». En termes de codes graphiques, ces lithographies rappellent singulièrement les fameux Red Books du paysagiste anglais Humphry Repton[6], ce qui n’est peut-être pas le fruit du hasard. Comme dans le cas du Parc de Bruxelles, qui généra une iconographie proche de celle de Versailles, l’illustrateur du jardin zoologique semble s’être inspiré des codes visuels d’outre-Manche. Ces résonances témoignent aussi de la circulation – parfois très intense- des idées et des images, et ce bien avant l’avènement de l’internet.
Le jardin zoologique ayant fait faillite en 1878, le lieu est transformé en parc public (qui prendra le nom de Parc Léopold). Ce parc semble avoir généré relativement peu de cartes postales, mais parmi celles que nous avons pu trouver [ Voir Fig. 10 ] , deux motifs se dégagent : le portail d’entrée, monumental (à rapprocher de celui du Parc de Bruxelles), et des vues sur l’étang. Ces vues suggèrent l’univers du jardin paysager à l’anglaise, avec ses pièces d’eau, ses bosquets d’arbres, ses vastes pelouses. Étonnamment, une rapide recherche sur internet [ Voir Fig. 11 ] révèle les mêmes schèmes à l’époque actuelle : un parc paysager représenté de manière presque « romantique », des vues introverties mettant en exergue la sensation d’îlot de verdure au sein de la cité. On constate donc peu d’évolution dans la vision de ce lieu au long des XXe et XXIe siècles.
Il est à noter que ce parc, jadis situé en périphérie de la ville, se situe aujourd’hui en position urbaine centrale, à proximité immédiate des institutions européennes. Il abrite aujourd’hui la Maison de l’histoire européenne. Les centralités, les fonctions et les symboles se sont déplacés. Du zoo, on est passé au cœur de l’Europe…
Différentes visions d’un même espace : l’avenue Louise à travers le temps
Penchons-nous à présent sur un grand axe arboré de la capitale, l’avenue Louise (réalisée à partir de 1860). L’iconographie très variée que nous allons passer en revue montre les différents types de représentation, de valeurs symboliques et de perceptions pouvant se succéder au fil des décennies. L’un des projets phares de l’agrandissement de la ville sous le règne de Léopold II, ce chantier s’avère être une vraie gageure en raison de la topographie très accidentée du territoire bruxellois. Parmi l’iconographie trouvée, une gravure promotionnelle de 1864 présentant le projet avant sa réalisation (il s’agissait de convaincre les différents acteurs à impliquer de la pertinence du projet), un document de type technique – un plan de plantation datant de 1865- [ Voir Fig. 12 ] , et un impressionnant tableau à l’huile réalisé durant la phase chantier [ Voir Fig. 13 ] , qui semble clairement s’inscrire dans le registre de la représentation « héroïque » (la maîtrise du territoire grâce à l’ingéniosité humaine).
Ainsi, pour le même site, on a, comme dans le cas précédent, des destinataires d’images différents et des dynamiques de dissémination de l’image très différentes, allant de l’exemplaire unique du tableau jusqu’à la gravure, reproductible et transférable. Après réalisation, les images, surtout sous forme de cartes postales, se démultiplient [ Voir Fig. 14 ] [ Voir Fig. 15 ] [ Voir Fig. 16 ] . Haut-lieu de la sociabilité bruxelloise, l’avenue Louise est représentée avant tout par le prisme des pratiques sociales et des moyens de transport : promenades à pied, à cheval, en tramway… On constate que c’est une espace paysager urbain à part entière, pratiqué en tant que lieu de sociabilité. Petite curiosité, un bosquet d’araucarias semble avoir fait sensation auprès des producteurs de cartes postales du tournant du siècle. Il est vrai que pour la fin du XIXe siècle, ce groupe végétal est particulièrement atypique. Son image a peut-être fait le tour du monde…
Dans les années 1960, on peut observer une rupture radicale dans l’iconographie relative à cet axe. Dans le courant de ce qu’on a appelé la « bruxellisation », autoroutes urbaines, tunnels et saignées voient le jour à Bruxelles. L’avenue Louise ne fait pas exception à la règle et sera équipée d’un tunnel sur une grande partie de sa longueur, provoquant la disparition de la majeure partie des arbres d’alignement d’origine. Cela change foncièrement la nature de l’espace, mais aussi sa fonction. De lieu de sociabilité et de promenade, il se mue en un espace où l’automobile, ses voiries et ses parkings règnent en maîtres. C’est l’avènement d’une nouvelle typologie urbaine. L’automobile est au centre des réflexions, et dans un mouvement parallèle, elle semble se déplacer vers le centre de l’image. Dans une série de cartes postales des années 1960 [ Voir Fig. 17 ] , différents axes bruxellois sont ainsi montrés avant tout comme des artères de circulation (non plus comme des espaces paysagers). Leur statut a totalement changé : ils sont le reflet du progrès, de la modernité, de la rapidité, de la séparation des flux…On constate ainsi que les mêmes axes génèrent tour à tour des iconographies, des visions radicalement différentes de la ville.
La glorification de l’automobile est patente. Il est à noter qu’à l’époque, cette dernière présente une gamme de couleurs particulièrement vaste et que son esthétique est souvent assez sophistiquée, ce qui en fait un sujet de carte postale particulièrement intéressant, que les photographes n’hésitent pas à mettre au premier plan.
Au XXIe siècle on déchante : l’avenue Louise est devenu l’exemple par excellence de ce qu’il ne faut pas faire en matière d’urbanisme. La nostalgie des structures paysagères cohérentes du XIXe siècle s’exprime chez de nombreux acteurs, notamment par le biais d’internet [ Voir Fig. 18 ] .
Quand l’image ne change pas : l’exemple du Bois de la Cambre
À l’inverse des exemples précédemment cités, certains espaces paysagers bruxellois font l’objet d’une iconographie remarquablement stable au fil des décennies et des siècles. Parmi ceux-ci, le Bois de la Cambre, situé au sud-est de Bruxelles. Dès sa création en 1865, l’attraction principale en est le Chalet Robinson, un restaurant situé sur l’île du même nom. Un bac y mène. Les cartes postales anciennes, colorisées ou non, représentent de manière récurrente le chalet et son bac, et cela très nettement aux dépens d’autres motifs (un portail d’entrée, des pelouses…), qui n’apparaissent que marginalement dans la production des XIXe et XXe siècles [ Voir Fig. 19 ] . Étonnamment, les premières images actuelles qui apparaissent quand on lance une recherche internet [ Voir Fig. 20 ] représentent le même chalet Robinson… et son bac. En ce début de XXIe siècle, le caractère pittoresque de la scène semble ne pas avoir perdu de son charme. Il faut noter que c’est la principale activité commerciale au sein du parc, et sa promotion est sans doute également un facteur important de production d’images.
Le seul « écart » apparent identifié dans la production iconographique relative à ce lieu est une carte postale des années 1960 [ Voir Fig. 21 ] , représentant une piste de danse au sein du parc – très probablement un reflet de la mode du moment (éventuellement l’initiative du gestionnaire de l’établissement ?).
Des représentations qui reflètent les évolutions de la société : le cas du Mont des Arts
Le Mont des Arts, réalisé en 1958, est un espace public dû à l’architecte paysagiste belge René Pechère (1908-2002). C’est un projet intéressant dans la mesure où sa forme, son statut, son interprétation ont sensiblement changé depuis sa création. La coupe projet [ Voir Fig. 22 ] de 1958 nous révèle qu’il s’agit d’un jardin public sur dalle (le premier en son genre dans la capitale belge). De nombreuses cartes postales des années 1960 [ Voir Fig. 23 ] [ Voir Fig. 24 ] illustrent l’ambiance du projet à ses origines. L’une de ces cartes [ Voir Fig. 25 ] , dont l’avant-plan est constitué de voitures (toutes dans les tons pastels !), exprime de manière prégnante l’urbanisme automobile dont cet espace public est la résultante (il se situe au-dessus d’un parking souterrain nouvellement créé). Les angles de prises de vue sont très variés, avec une prédilection pour les vues obliques. Le site est représenté depuis le haut, depuis le bas, depuis le côté, avec des effets de zoom ou d’angles larges…
Les décennies de 1970 à 2000 semblent plus pauvres en termes de matériel iconographique, ce qui témoigne peut-être d’une perte d’intérêt par rapport au site, mais ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres – la question reste à examiner plus en détail.
Années 2020 : un changement radical de représentation s’est opéré. Une rapide recherche internet montre qu’on a basculé d’un mode de représentation asymétrique, zoomant et dézoomant alternativement, à une représentation presque unique du site, omniprésente sur la toile et les réseaux [ Voir Fig. 26 ] : une symétrie centrale, axée sur la flèche de l’hôtel de ville de Bruxelles (symétrie centrale qui résonne d’ailleurs singulièrement avec les perspectives de Versailles que j’ai évoquées en début de présentation). Cette mutation est curieuse dans la mesure où elle réduit des regards et des angles multiples à ce qui semble être un seul regard dominant, presque identique tout au long des images malgré des auteurs différents. Le Mont des Arts, pour des raisons qui restent à sonder, semblerait aussi s’être mué en emblème de la région de Bruxelles-Capitale : les sites de promotion touristique en tous genres, les banques d’images comme Shutterstock, les sites de locations d’appartement et d’hôtellerie en regorgent. Et pourtant rien ne l’y prédestinait. Dans les années 1970, le célèbre tapis de fleurs de la Grand’Place de Bruxelles était un des motifs les plus prisés pour la promotion de la capitale belge [ Voir Fig. 27 ] . Beaucoup moins présent aujourd’hui, il a cédé la place à d’autres motifs. Ainsi, les images se font et se défont, se placent et se remplacent.
Ce phénomène est-il le reflet d’une standardisation du regard ? D’une dissémination de l’iconographie liée aux banques d’images globalisées ? Nous ne saurions répondre à ces questions, très complexes, dans le cadre de cette séance. Elles méritent pourtant d’être posées.
Deux projets contemporains. Entre image et réalité : une permutation des polarités ?
Pour terminer notre survol historique, j’analyserai la production iconographique autour de deux projets de paysage contemporains. De nouveaux questionnements semblent s’y dégager. Les projets que je vais évoquer sont le reflet de deux tendances que l’on peut d’ailleurs plus largement observer au niveau international.
Le premier phénomène est ce que j’appellerai l’ « effet instagram ». Depuis la création de la célèbre High Line à New York (due au paysagiste James Corner[7]), d’innombrables High Lines semblent avoir fait leur apparition de par le monde. Bruxelles ne fait pas exception à la règle, le Parc de la Senne (paysagistes : La Compagnie du Paysage, Paris) en est un témoin prégnant [ Voir Fig. 28 ] . Est-ce la séduction de l’image qui motive ces pratiques, qui semblent parfois être davantage de l’ordre du « copier-coller » que de la création paysagère ?[8] Un phénomène de marketing urbain qui pousse les gestionnaires à réaliser des sites « reconnaissables » par le monde entier (et rendant sans doute par là même le territoire local, non-interchangeable par essence, méconnaissable ?). Ou bien est-ce l’algorithme qui va privilégier l’image « connue » face à celle « inconnue », et pousser des auteurs de projets à vouloir générer des clicks au sein de leurs réseaux ?
Quand ce n’est plus le paysage qui devient image, c’est l’image qui devient paysage[9]. Les exemples historiques que nous avons présentés illustrent une dynamique de production d’images qui procède principalement de la réalité construite (même si cette réalité construite s’inspire évidemment aussi d’images l’ayant précédée). Dans le cas du Parc de la Senne, la transposition presque littérale – jusque dans les détails du mobilier urbain-, de l’exemple new-yorkais pose la question fondamentale de l’acte créateur qui sous-tend le projet de paysage. La réalité construite de la High Line a généré des images qui ont fait le tour du monde [ Voir Fig. 29 ] . Images ayant généré de nouvelles réalités construites – où la différence entre réplication et réinterprétation/invention/réinvention[10] devient de plus en plus ambigüe.
Le second phénomène semble déplacer les lieux réels vers le monde de l’image. En effet, depuis l’avènement des images 3D de synthèse, il n’est bien souvent plus possible de différencier le « projet » de la réalité[11]. À tel point que certains projets sont tellement séduisants en image de synthèse qu’ils ne peuvent plus tenir le « test de la réalité » sur le terrain. Le projet du parc de la Porte de Ninove en est un exemple frappant. Son image virtuelle, séduisante, plastique et sculpturale [ Voir Fig. 30 ] a circulé abondamment avant sa réalisation, suscitant un grand enthousiasme parmi les gestionnaires et la population locale, qui a activement été impliquée dans un processus de co-création. On saisit bien l’enjeu lié aux images dans un tel contexte. Une fois réalisé, il s’est avéré être une pelouse peu entretenue avec quelques bordures de béton…
La rapidité de diffusion des images et la facilité de leur reproduction[12] semblent avoir introduit dans les processus créatifs une suppression assez radicale de la dimension du temps, télescopant une succession d’étapes qui autrefois étaient inscrites dans une durée longue. En effet, le temps de la consultation de sources d’inspiration, le travail de « digestion », de transformation et de création inhérent au travail de projet (et à l’acte manuel du dessin qui en était un aspect principal) se voient complètement supprimés dès lors que l’immédiateté des outils informatiques permet une reproduction extrêmement rapide de tout modèle paysager trouvé en ligne. Il convient, dans ce nouveau contexte, de se poser la question du lien entre représentation et projet : s’en trouve-t-il simplifié, amplifié, et dès lors radicalisé ? Nous devons sans doute répondre par l’affirmative. Cela ouvre des perspectives sur une série de pistes de réflexion, invitant à réexaminer les modalités de ce lien.