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Nathalie Roseau :
Il me semble que l’on a maintenant ouvert une dimension politique des visualisations, avec ces multiples inversions évoquées. Notamment l’inventaire du présent, décrit par Ari Blatt, qui ouvre à d’autres rationalités, tout en mettant en critique des formes de projection du futur qui privilégient des « certitudes » (faisant d’ailleurs écho à d’autres réalités aujourd’hui dans notre pays), et semblent refermer fondamentalement les imaginaires.
Question dans la salle:
Pour Londres et Paris, Martine Drozdz, quelles sont les collectivités concernées ? Pour Londres il semble que cela soit le Grand Londres. Le Grand Paris, est-ce seulement la Ville de Paris, ou la Ville de Paris plus l’Île-de-France ? Par ailleurs, avez-vous étudié les budgets ?
Martine Drozdz :
Pour les collectivités représentées, dans le cadre du Grand Londres c’est d’abord La City, et ensuite Canary Wharf, donc ce qui était un peu en dehors et avant le Grand Londres. Le Grand Londres arrive entre 2000 et 2005. C’est donc dix ans après le début du MIPIM que la métropole est figurée, aussi parce qu’une création institutionnelle, en 2000, facilite cela. Ensuite, tout autour du modèle, la géographie varie en fonction des projets présentés. Quelques collectivités, un peu équivalentes à nos inter-communalités, présentent un projet phare, mais tout ceci est organisé bien en amont, centralisé. Cela prend toute l’année pour organiser le programme dans le stand de Londres.
À Paris c’est un peu différent car c’est la Région qui s’en occupe. Celle-ci a cherché à s’inspirer du modèle du Grand Londres, mais en faisant le chemin inverse. À Londres ils ont commencé par un « one stop shop », soit un guichet unique pour les investisseurs, pour avoir accès aux territoires. Et ça c’est ce que propose la Région IDF cette année. Ils ont essayé de simplifier l’accès aux différents acteurs territoriaux. Auparavant, ce n’était pas organisé de façon centralisée, et chaque territoire qui voulait venir avait son propre stand et parfois sa propre maquette.
Concernant les budgets, cela dépend vraiment des collectivités locales. Je n’ai pas fait de comparaison entre Paris et Londres. Il me semble que l’organisation du stand à Paris a coûté autour de 10 millions d’Euros, et pour celui de Londres, entre 15 et 20 millions.
Emmanuel Bellanger :
Merci pour vos présentations respectives. J’ai beaucoup aimé les propos de Martine Drozdz à propos de ce passage de l’enchantement de l’ordinaire au désenchantement de l’extraordinaire…
Mais ce qui est décrit ici peut s’inscrire dans une bien plus longue histoire. Je mets en situation ces maires de la Banlieue Rouge des années 20 et 30, et même des années 50 : leur rapport au capitalisme urbain était tout autant ambivalent. Il existait déjà des scènes officieuses, qui n’étaient pas médiatisées ni représentées comme elles le seront par la suite, mais qui montraient déjà l’ambivalence de cette histoire de la gouvernance des territoires métropolitains.
Vous décrivez au travers de la photographie, plans et maquettes, des acteurs et actrices totalement hors sol, dans leur couloir, qui n’imaginent pas la réalité telle qu’elle est aujourd’hui présentée quotidiennement… Comment vous-même parvenez-vous à vous défaire de ces représentations pour montrer d’autres scènes ? Martine, tu nous a montré des photos où l’on voyait quelques militants qui s’opposaient à ce grand spectacle de mise en scène des futurs métropolitains. De la même façon, comment, face à la photographie de ceux qui planifient, qui nous montrent aussi un monde hors sol, désincarné, sans humain, sans collectif, jusqu’à Jean Rolin aussi, qui vit dans son couloir, et qui oublie lui-même qu’il y a de la vie au-delà des champs, comment donc déconstruire ces représentations et ne pas en être prisonnier ?
Ari Blatt :
Je ne me sens pas emprisonné par cet aspect, notamment par l’absence d’humain dans les photographies. Jean Rolin rencontre des gens, leur parle. Dans l’étude de ce territoire que j’ai faite, en effet, les photographies montrent très peu de gens mais ils sont présents à travers leurs traces. Toutes les photos sont hantées par des fantômes. Ces photos m’intéressent justement parce qu’elles réalisent une sorte de table rase et qu’on peut ainsi regarder la périphérie pour ce qu’elle est, sans habitant.
Mais on peut prendre un autre exemple où l’absence des gens peut être critiquée. J’évoque une autre série dans mon ouvrage, celle réalisée par le photographe Julien Chapsal sur les alentours de la Jungle de Calais. Elle montre divers lieux de ce territoire, des paysages ensablés, la forêt autour de Calais, etc. Il n’y a personne. Mais les traces des réfugiés sont là, très présentes. On peut lire ces images de diverses façons. Par exemple comme une critique du manque de politiques d’aide aux réfugiés. Ces photos seraient engagées et camperaient une position d’opposition face à l’attitude de l’État. D’un autre côté, on peut aussi lire ces images différemment, comme traces d’une compassion envers la situation des migrants, car ces photos nous placent dans la position des migrants qui doivent dormir par terre, par exemple. Des tissus, un jean par terre, nous sensibilisent à leur sort. Ces photos sont complexes, ouvertes, et il n’y a pas une unique façon de les lire.
Raphaële Bertho :
Le fait est que, dans le cadre spécifique de la photographie, dès qu’il y a quelqu’un dans le cadre, on ne voit plus que cette personne. Ne pas représenter d’humains est aussi une stratégie visuelle pour donner à voir l’espace, sinon notre anthropocentrisme se focalise sur les personnes. Toutefois, cette absence de présence humaine est aussi critiquée, construisant des images politiquement plates et qui ne pourraient pas porter de véritables revendications, ou qui iraient même jusqu’à porter une lecture de l’espace qui nierait les habitants, les usages, etc. Mais ce que nous avons essayé de proposer c’est justement de ne pas seulement voir ces images comme surfaces mais de les considérer dans la façon dont elles sont proposées, dans les usages, avec les discours qu’elles accompagnent, des postures, des lectures. Ainsi, une même image, selon les époques, va porter des postures, des lectures très différentes, parfois même antagonistes. Par exemple les images des grands ensembles, qui accompagnent des discours très positifs ou au contraire des critiques sévères. Nous avons parlé d’une fonction culturelle, dans l’introduction de cette session, fonction sociale d’images qui circulent, comme la carte postale que l’on choisit et que l’on transmet, jusqu’aux plans qui construisent un système de lectures, comme par exemple le zonage. Les images de Camille Fallet et de Jean Rolin sont, elles, dans une autre sphère, une sphère artistique qui renvoie à d’autres usages aussi. On s’est intéressé à la manière dont on produit ces images, dont on les reçoit, à leurs circulations.
Martine Drozdz :
Pour moi le problème est inverse. La question serait, comment fait-on pour prendre au sérieux ces discours, quand on sait qu’ils relèvent de la rhétorique, du marketing, du storytelling ? Des mots apparaissent partout mais on les ignore quand on déambule dans la Foire. Comment les prendre au sérieux, comprendre ce qu’il y a derrière ces slogans, ce que cela veut dire après en termes d’action collective, et plutôt du côté des collectivités locales ? Est-ce que c’est un discours fait pour être reçu ? Par qui ? J’ai bien vu les mouvements sociaux mais cela n’a pas fait l’objet de mon enquête, contrairement à Antoine Guironnet qui a davantage creusé dans ce sens dans son ouvrage.
En ce qui concerne la dimension temporelle, il me semble que l’épaisseur historique est en effet un outil très puissant pour pouvoir déconstruire les discours actuels.
Loïc Vadelorge :
Je voudrais revenir sur cette question de l’épaisseur historique car c’est un peu ce qui me manque en vous écoutant. L’un des risques c’est d’auteuriser tout cela, et de dire que derrière les métaphores de Jean Rolin, les photographies ou même les maquettes, il y aurait derrière un auteur, soit la main invisible du marché, soit une personne. En tant qu’historien, je voudrais vous demander si vous avez les moyens de mettre tout cela en perspective historique ? Pour être plus concret, existe-t-il une différence de raconter la ville entre George Perec, que vous avez évoqué avec Espèces d’espaces, et Jean Rolin ? Entre la manière dont on montre les périphéries urbaines dans une exposition comme Villages Expo en 1966, soutenue par le Ministère de l’Équipement, et ce que l’on voit au MIPIM ? Si oui, avez-vous les moyens de mettre cela en perspective, et où seraient les ruptures ?
Ari Blatt :
Oui, Jean Rolin est l’un des héritiers de Perec, mais il existe une différence assez nette dans leurs façons de représenter le monde, justement en raison du bagage historique de ces deux auteurs, autre époque, autre ville, autre façon d’écrire, de penser, etc. C’est une autre prose. Leurs objets d’analyse sont différents et surtout leurs méthodologies. Ce sont des approches très différentes envers le quotidien. Rolin est très influencé par l’idée de l’infra-ordinaire, par exemple, par cette distinction faite par Perec entre l’exotique et l’endotique. Mais il ne travaille pas de la même façon. Rolin est un arpenteur, et il a une pratique ethnographique différente de Perec, même si celui-ci s’intéressait aussi à la sociologie. Rolin pratique une forme d’ethnographie journalistique. Il était grand reporter, doué pour l’observation minutieuse des choses et des gens. Mais effectivement, on pourrait développer une sorte de comparaison qui prendrait aussi en compte les similarités, mais aussi les différences, dans leurs approches. Je ne crois pas que cela ait été fait pour le moment.
Martine Drozdz :
Pour moi le MIPIM était un point de départ. Je n’ai pas fait l’histoire du MIPIM, j’y suis allée pour comprendre pourquoi une collectivité locale comme Londres allait participer à cet événement. L’historiciser est un véritable chantier, très difficile d’ailleurs car les archives, en tout cas pour Londres, sont intégralement privées. J’ai essayé d’y avoir accès via ceux qui organisaient le stand mais c’est très difficile. Pour les collectivités locales, on n’a rien avant 2005. Effectivement il serait intéressant de le comparer à cette exposition de 1966 notamment. J’ai plus d’espoir avec les Expositions Universelles, avec ce cadrage des futurs urbains tels qu’ils sont présentés lors de ces Expos Universelles, surtout celles postérieures aux années 50.
Nathalie Roseau :
Pour compléter à propos de ces expositions, il y a eu cette exposition Demain Paris, en 1961 au Grand Palais. Daniel Coutelier, responsable de la médiathèque Terra au ministère de l’Écologie, était revenu, lors de l’une de nos journées d’études, sur cette exposition, étudiant les photographies mais aussi les dispositifs mis en place, analysant les stratégies du regard. À l’époque, on sort à peine de la Reconstruction, et Pierre Sudreau va commander des campagnes photographiques, faisant notamment appel au photographe d’État Henri Salesse qui va sillonner la France de la Reconstruction. En mobilisant aussi la télévision, dans l’idée de diffuser largement le discours métropolitain qui est un discours d’État, portant la Reconstruction, défendant la production de logements, etc. La comparaison avec les salons contemporains et les expositions portées par les villes, mettant en scène un certain système de capitalisme urbain, montrerait sans doute qu’elles n’ont que peu à voir avec ces images produites dans les années 60 à l’initiative de la puissance étatique, car les contextes de la production urbaine sont très différents. Cette historicité reste donc à construire et donne à voir d’autres focales pour comprendre l’action des pouvoirs sur la ville.
Question dans la salle :
Le paysage étant en transformation permanente, ne faudrait-il pas un mode de représentation en mouvement lui aussi ? Faire appel au film, au son ?
Bernard Landau :
Pour aller dans le sens de Loïc Vadelorge, pour moi le MIPIM c’est 1990, les débuts de la mondialisation, après la chute de Berlin et l’ouverture des marchés à l’international. En tant qu’architecte voyer et directeur adjoint de l’urbanisme de la ville de Paris, j’y suis allé quatre fois. L’historiciser, ce serait analyser ces grands discours fédérateurs portés avant et après les crises des Subprimes, après la crise du Covid qui développent de nouvelles thématiques, etc. Le MIPIM est un outil international, financier (et ce n’est que cela), mais son marketing va adhérer, à un moment donné, à cette globalisation heureuse allant jusqu’aux Reinventing Cities, une forme d’utopie dans les projets urbains présentés. On faisait d’ailleurs la même chose en Chine où l’on présentait de très grandes maquettes, avec les mêmes modes de représentations. Le travail présenté est très riche mais il faudrait le mettre en corrélation avec les cycles d’évolution des 15 dernières années.
Question financement, il me semble que la CCIP est très investie. C’est comme pour tout salon, mais pour Paris, l’Île-de-France, la CCIP, puis ensuite des acteurs du type Plaine Commune, les villes de l’Ouest parisien, tous viennent voir leur territoire, et les investisseurs sont là pour faire leur marché : « On a 300 000 euros, on les met où ? ». Je l’ai quasiment vécu en direct.
Martine Drozdz :
Je suis tout à fait d’accord. Aujourd’hui je n’ai présenté qu’une réflexion intermédiaire. L’enquête sur Londres est terminée, mais, par contre, il reste en effet une histoire urbaine à analyser au MIPIM, histoire des discours d’avant 2008, après, etc. Et ces discours varient aussi d’un territoire à l’autre, entre Londres et Paris par exemple, et les archives sont très différentes. Les mises en scène dans le cadre du MIPIM, élaborées par les organisateurs de la Foire qui organisent aussi le marché d’échanges des programmes audiovisuels au Festival de Cannes, seraient, elles aussi, à analyser. Elles portent un discours sur l’état du monde, urbain, financier et immobilier.
Ari Blatt :
Pour revenir sur l’idée du paysage en mutation et des outils de sa représentation, la photographie est en effet par essence une image fixe, mais le film est aussi marqué de façon temporelle, avec un début et une fin. Même chose pour la musique, la littérature. Mais tous ces médias résistent à la fixité temporelle du support en suggérant, par exemple, des avenirs. La série photographique suggère la mutation à travers le temps, comme on peut le voir avec les photographies des observatoires photographiques prises à un même lieu, par le même photographe, pendant plusieurs années. Mais la photographie unique d’un lieu est, elle aussi, imprégnée du passé de ce lieu, et suggère aussi son avenir possible. Cela ne se fait peut-être pas dans l’image elle-même, mais dans l’imaginaire du spectateur qui la regarde. Donc l’idée du paysage en mouvement est là, dans n’importe quel art, ou média, conscient de sa temporalité.
Raphaële Bertho :
Pour aller dans ce sens, il ne faut pas oublier que notre analyse a été faite sur des reportages complets, des ensembles dont nous n’avons montré que des extraits choisis. Et si les observateurs photographiques du paysage choisissent le médium photographique, et non pas un autre médium de représentation (une photographie étant une représentation fragmentaire et parcellaire du temps et de l’espace), c’est justement parce qu’il permet de saisir le temps du paysage, temps plus long que celui de la perception humaine. C’est ce que décrit Richard Powers dans L’arbre monde (2018). Dans cette fiction, les membres d’une famille du Middlewest photographient chaque année l’arbre auprès duquel ils vivent, et obtiennent ainsi, après des années, un ensemble rendant compte de l’évolution de cet arbre qu’aucun d’entre eux n’a pu percevoir de cette manière.