Dans le cadre de cette journée consacrée au boulevard périphérique de Paris, j’aimerais cibler la réflexion sur la problématique incidente du risque, avec cette idée que la taille de cette infrastructure et son inscription dans ce que l’on appellera l’hyper-densité de son site sont en soi des facteurs de risque, alors que, à certains égards, il doit son existence à au souci de le réduire. Qualifié ici de « trou noir urbain », là de « boulevard urbain apaisé », le « périph’ » passionne sans doute moins qu’il y a trente ans et plus. Le chantier achevé, l’automobiliste craint seulement les bouchons et les radars. La plupart des travaux consacrés à cette « infrastructure-territoire » (ce terme de mémoire, dans un article du collectif Rouillard sur les infrastructures[1]) ont mis l’accent sur la dimension urbaine, riche d’une épaisseur historique (Lortie Cohen), paysagère (Tomato, agence TER), territoriale (Nathalie Roseau, Archicity), circulatoire (Apur, Ateliers du périphérique) … C’est là tout l’intérêt d’un tel ouvrage, si tant est que l’on puisse réduire le boulevard périphérique à un ouvrage. Il est en effet constitué de plus de 150 ouvrages singuliers, ponts, tunnels, bretelles, viaducs, tranchées etc., certes reliés comme les maillons d’une chaine dans une consécution sidérante. Le Périph, comme Paris, n’est peut-être qu’un point sur une carte au 1/100.000, il n’en demeure pas moins à l’échelle 1/1 une entité à la fois géographique et géophysique. 35 kilomètres… L’échèle, la taille, la quantité constituent dès lors un facteur prééminent dans ce cas, plus que la « qualité », même si tel ou tel ouvrage mérite une juste attention. Le pont de Masséna ou l’échangeur de La Chapelle mériteraient leur monographie comme le viaduc de Millau ou n’importe quel pont de Robert Maillart. Le chapelet d’ouvrages qui s’échelonnent sur le gigantesque rond-point que constitue le périphérique est en soi une donnée physique susceptible de calibrer le regard que l’on peut y porter. Et d’effacer, dans le simple fait de la consécution d’ouvrages, leur singularité respective. C’est à cet endroit, ce passage plutôt, du qualitatif au quantitatif que la notion de risque gagne sa pertinence. A cet égard, il paraitrait pertinent de s’interroger sur le poids du périphérique : combien de millions de tonnes de béton coulé durant sa construction, en se souvenant que dans les années soixante encore, il fallait brûler une tonne de charbon pour produire une tonne de ciment…
Tenir, Servir
Pour imager cette dimension particulière de l’ouvrage d’art, et lui donner un certain crédit intellectuel comparativement aux problématiques urbaines et fonctionnelles, je parlerai d’un ouvrage à certains égards comparable, bien que différent dans sa morphologie, le pont Morandi de Gênes. Rappelé à notre mémoire sous l’occurrence d’une catastrophe le 14 aout 2018, ce pont gigantesque, conçu et édifié en six années (1959-1965) ambitionnait de résoudre à sa manière un peu comme le périphérique parisien un problème d’accès (à la ville de Gênes, par l’ouest), de circulation, de mobilité, de franchissement, d’échappement. « Pénétrante » spectaculaire, cet équipement était certes dû à un seul bureau d’études (Studio Morandi), mais il drainait à lui seul tout un imaginaire de modernité et d’efficacité que la puissance à la fois de la route et du béton était capable de façonner. Et d’entretenir. Le modèle de l’échangeur s’enrichissait d’une assez fantastique référence. Pour qui l’a emprunté, le pont de 1,4 km orné de ses trois grands chevalets, dressés comme des totems, exprimait sans aucun doute la fusion presque idéale de l’urbain et du béton. Dans les années soixante, en plein miracolo economico, équivalent péninsulaire des « trente glorieuses », l’autoroute fait rêver, son kilométrage est un orgueil national. L’accès aux grandes métropoles, Milan, Rome, Turin, Naples, constitue un enjeu majeur de l’équipement territorial et urbain, alors que se banalise l’automobile et que croissent les périphéries urbaines.
Les grands travaux viaires aux entrées de villes, en France Paris, Lyon Marseille, Nice comme ailleurs… découvrent le problème de la cohabitation entre tissu urbain plus ou moins dense et la taille des infrastructures, dont l’échelle, la « physicalité » et la monofonctionnalité contrastent violemment avec les habitations qu’elles transpercent sans ménagement. La voie Pierre Mathis à Nice illustre presque dramatiquement ce phénomène. Certes, Paris a profité de la zone, opportunité foncière sans équivalent. Mais la ville croissante a rattrapé les abords du boulevard, des deux côtés, et dans une étrange lutte entre leur inachèvement respectif, les constructions, les bureaux, les parcs, les équipements sportifs ont rongé les franges incertaines du boulevard, autant que ce dernier a lancé ses indispensables ramifications. L’échangeur encore une fois, ouvrage emblématique de cet improbable enracinement de l’autoroute dans la ville représente une entité spectaculaire. Porte de Bagnolet : l’enchevêtrement viaire répartit ses tentacules sur quatre niveaux ; six à Koho-kuku au Japon, autant à Los Angeles. Compter les portiques, les poteaux, les colonnes, les poutres, les voiles et autres piles que cela implique. Une forêt, une jungle.
A Gênes, le viaduc saute d’une colline à l’autre, il ne traverse ni ne perfore la vallée de la Polcevera, il la survole. L’automobiliste plane entre deux échangeurs avant d’arriver sur Gênes. Que voit-il : voies ferrées, habitations, fabriques, hangars, terrains vagues, rues, torrent… Une séquence de ville périphérique. Voilà le miracle accompli. Grâce au béton précontraint, grâce à l’équilibre des immenses chevalets de l’infrastructure imaginée par Riccardo Morandi dès le début des années cinquante. On pourrait dire que le dispositif du « pont Morandi », inspiré par celui du Maracaïbo au Venezuela, ressemble à un échangeur déplié, dénoué, rejetant d’un bord à l’autre de sa trajectoire le système des nœuds et des accès. De là résultait son si particulier Skyline. Simple trait vu d’en haut, alors que les échangeurs classiques rivalisent de circonvolutions graphiques, rampant comme des serpents. Hauts de quatre-vingt-dix mètres, les trois grands chevalets ou pylônes suspendent le long ruban de bitume qui se termine comme une hydre au contact de l’autoroute A7 à l’ouest de Gênes, qui se termine par un double tunnel.
Ce sont eux qui ont été incriminés lors des expertises consécutives à l’accident. Un fragment d’ouvrage d’art serti dans ce grand ensemble de près de deux kilomètres, route en suspension sur des pilotis dressés comme des échasses géantes. La route – l’autoroute, la route qui se porte elle-même – affiche l’immense service qu’elle rend à l’agglomération génoise. Ces pylônes comme des totems ! La confusion entre le pont et la route, entre tenir et servir, crédite l’ouvrage d’une aura spectaculaire. La voie comme performance. Dans les années soixante, elle est le signe d’un progrès prodigieux. Vingt ans auparavant la guerre faisait sauter ponts et viaducs par milliers. En 1965, l’élan de la reconstruction dynamise tous les secteurs, sur les écrans de cinéma comme dans les bureaux d’étude. L’optimisme est de retour : « de longues routes qui divisent les jungles impénétrables comme des raies dans les cheveux emmêlés » lit-on dans une revue de génie civil italienne. Les ingénieurs sont aussi libres et inventifs que les cinéastes. Pier Luiggi Nervi, Riccardo Morandi, Sergio Musmeci projettent des ouvrages aux formes radicales, ils imaginent des structures complètement innovantes. Morandi à Gênes, Musmeci sur le fiume Basento dans le sud de l’Italie, Nervi à Rome… Le génie civil italien gagne ses lettres de noblesse dans le feu de l’équipement national. Il faut évidemment lire le système des grands pylônes imaginés par Morandi comme des inventions techniques, mais au-delà encore comme des étendards, des monuments à la gloire du génie-civil italiens, des arcs de triomphe…
Risque
Si l’on souligne la dimension spectaculaire de l’ouvrage, c’est pour mieux y inscrire la notion de risque que l’on évoquait. Un peu comme les acrobates au cirque. Nous parlons des risques d’écroulement, de dislocation des ouvrages, non de ceux liés à la sécurité routière. Écroulements rarissimes fort heureusement. On en dénombre cependant quelques-uns[2]. La prévention de tels risques est inscrite dans les protocoles liés à la surveillance et à la maintenance des ouvrages (à Paris : Service du Patrimoine de Voirie). En France, la problématique est rigoureusement règlementée. Sur le papier au moins. Rappelons qu’après le drame de Gênes, une commission sénatoriale intitulée « Sécurité des ponts. Éviter le drame », présidée par le sénateur Hervé Maurey, a produit un document exhaustif de 145 pages qui ne manque pas de dénoncer un nombre incalculable de manquements dans le domaine (« 35.000 ponts toujours en mauvais état », Le chantier du siècle, TF1, 31 août 2022)[3]. Plus largement, il faut rappeler que dans le domaine qui nous retient (génie civil, plus largement, technique) le risque est une notion qui a un double pedigree. S’il existe objectivement, il s’est trouvé cadré juridiquement au cours de la Révolution Industrielle, alors que se multipliaient les accidents de chaudière à vapeur notamment. Parallèlement (corolairement) le système assurantiel s’est développé, essentiellement basé sur le décomptage statistique des accidents et l’évaluation de leur prévention. C’est une histoire à part, mais on peut affirmer globalement, à la suite de philosophes tels qu’Hannah Arendt, Paul Virilio, Ulrich Beck que le risque (technologique) représente à certains égards la face cachée du progrès. On ne dissertera pas, mais une notion comme le principe de précaution (ou de responsabilité), telle que l’a développée Hans Jonas, si elle justifie largement le déploiement de tout l’arsenal des mesures préventives lié à la maintenance des ouvrages d’art, une telle notion donc implique le moment de défaillance technique bien au-delà de son occurrence hic et nunc. L’exemple du pont de Gênes le démontre significativement.
L’histoire du béton – des bétons en réalité : massif, armé, précontraint, BHP… – nous enseigne que les développements de la technique se sont souvent, sinon toujours appuyés sur l’idée d’une amélioration de la sécurité dans son usage, notamment par rapport aux ponts métalliques. Hennebique, Maillart, Freyssinet ont développé l’argument de la sûreté des ouvrages avec autant de conviction que celui de l’économie. Je ne pense pas qu’on ait jamais songé à construire un pont métallique à l’entrée de Gênes – alors qu’au lendemain de l’accident de 2018, Renzo Piano dans un premier temps, sans doute pour calmer l’hystérie anti-béton qui commençait à se manifester, promettait de reconstruire un ouvrage tout en métal. Par ailleurs, la typologie des ouvrages d’art, pour les grandes portées notamment, connaissait un renouveau particulier dans les années soixante, avec la généralisation de l’usage de la précontrainte (béton armé précontraint). Chez Morandi particulièrement, qui s’est fait le chantre de la technique. En matière de pont et de grandes portées, cette dernière a largement précédé le système des ponts à hauban notamment. Jusque dans les années soixante, on les compte sur les doigts de la main. Jean Müller, disciple de Freyssinet, nous rapporte qu’avant la généralisation des ordinateurs et le développement de leur capacité de calcul, la mise en tension progressive des câbles au cours de la réalisation du tablier était un vrai casse-tête pour les ingénieurs, habitués et formés à la règle à calcul. La passerelle haubanée sur le Rhin de Fritz Leonhardt, considérée comme un des premiers ponts du genre, date de 1961. La solution plus ou moins hybride (pont à hauban, pont suspendu) préconisée par Morandi dès 1957 pour le pont sur la lagune de Maracaïbo et dont celui de Gênes est le clone emprunte à un ouvrage réalisé trente ans auparavant (1926), l’aqueduc de Tempul (Jerez de la Fontera) réalisé par Eduardo Torroja, dont les quatre haubans sont en béton précontraints. Ce modèle n’en fut pas vraiment un (sinon pour Morandi lui-même), on en trouvera une interprétation plus tard avec le pont du Ganter (Suisse) de Christian Menn (1980).
On s’éloigne du périphérique, même si un des ouvrages les plus remarquable du boulevard, le pont de Masséna sur les voies desservant la gare d’Austerlitz est réalisé avec la technique du pont à haubans (il y a plusieurs familles : hamac, harpe…). Construit entre 1966 et 1970 (Helmut Homberg), long de 492m, c’est un des premiers ponts haubanés construits en France (double Maitrise d’Ouvrage : Ville de Paris et SNCF), même s’il n’y a que deux paires de haubans par pylône. Il s’agit désormais de l’un des ouvrages les mieux surveillés du périphérique : monitoré (depuis 2021) par un système de surveillance acoustique et visuelle, les haubans sont équipés d’un réseau de 120 capteurs vibratoires très haute fréquence[4]. La surveillance s’effectue « en temps réel », ce qui n’était pas le cas du viaduc italien bien entendu. La société SITES, sous-traitante de la ville de Paris, précise sur son site que « en cas d’événement anormal, l’amplitude de l’onde acoustique générée est détectée par les capteurs, déclenchant une alerte. Les signaux émis par chaque capteur sont analysés et permettent de localiser l’événement le long du hauban. » Plus récemment, la Ville de Paris rejoint le programme « Pont connectés » (CEREMA) avec le monitorage de la passerelle Claude Bernard qui traverse le BP dans le 19ème arrondissement.
Maintenir
Il est clair que depuis aout 2018, les haubans font peur. Pas seulement. La précontrainte aussi, si l’on se réfère à l’hystérie de commentaires ayant suivi la catastrophe de Gênes. On s’offusque de ce que des câbles de précontrainte (en post-tension plus exactement) puissent se rompre (île de Ré, viaduc de St Cloud…), mais c’est parait-il une chose presque courante. On nous dit (conversation avec un ingénieur des ponts…) que les structures post-contraintes particulièrement sont « hyper-hyperstatiques ». Le danger, c’est le coup de fouet que provoque la rupture du câble ! Le risque se situerait plutôt au niveau des haubans. A Gênes, plusieurs années avant l’accident déjà, on a mis en garde contre la corrosion des fers affleurant au niveau des superstructures de l’ouvrage. Sur les têtes de pylônes notamment protégeant les ancrages. Le pylône 11 a été restauré en conséquence en 1994 (haubans remplacés par des câbles additionnels avec transfert progressifs de tension) ; on a traité le pylône 10, mais rien n’a été fait sur le 9, celui qui s’est écroulé. Dès 1979 pourtant (dix ans après sa mise en fonction), Morandi lui-même avait alerté sur la maintenance : « Je pense que tôt ou tard, peut-être dans quelques années, il faudra recourir à un traitement consistant à enlever toute trace de rouille sur l’exposition des renforts, à remplir les patchs, avec des résines de type époxydique et enfin à recouvrir le tout avec des élastomères de très haute résistance chimique. »[5] Les multiples rapports d’expertises post-catastrophe font converger la même hypothèse : « La rupture d’un hauban par corrosion est l’hypothèse la plus probable »[6].
C’est une question de maintenance. Voilà un domaine que la catastrophe de Gênes a mis brutalement en lumière, et que sa privatisation en 1999 auprès de la société Autostrade per l’Italia, filiale du groupe Atlanta, contrôlé par Benetton, a singulièrement décrédibilisé[7]. Le rapport cité du Sénat de 2019 en témoigne longuement. Le périphérique et ses centaines d’ouvrages n’échappe évidemment pas à l’exercice, la logistique de surveillance est rigoureusement définie et bon an mal an suivie[8]. Un ouvrage récent, une étude sociologique (Jérôme Denis, David Pontille, Le soin des choses. Politique de la maintenance, 2022) disserte abondamment sur cette dimension de l’entretien, dans tous les domaines, depuis le travail des femmes de ménage jusqu’aux révisions hyper-protocolées des avions. Dans la veine de Bruno Latour, les auteurs enquêtent sur cette pratique du soin diffusée à tous les étages de l’activité économique, sociale et individuelle, où notre confrontation à la matérialité du quotidien oblige à veiller en permanence au bon fonctionnement de tous les appareils que nous utilisons. Notre rapport « moderne » à la consommation est conditionné par cet aspect d’une sorte de maintenance généralisée. Curieusement dans cette étude, le domaine du bâtiment et des infrastructures est juste effleuré (cas des monuments historiques). C’est pourtant là semble-t-il qu’une faille apparait, comme l’a bien montré le rapport sénatorial précédemment évoqué et comme l’ont souligné maints journalistes ou enquêteurs encore une fois au lendemain de l’accident de Gênes. Ces dizaines de milliers de ponts, passerelles, viaducs, tunnels que l’on emprunte régulièrement et inconsciemment sont certes surveillés et plus ou moins entretenus, ils n’en constituent pas moins un potentiel d’instabilité physique, voire statique, qui n’est pas négligeable. Le béton, certes durable, est aussi friable.
Un phénomène presque familier nous permet d’évoquer la question : la fissure.
La fissure est un phénomène complexe, à la fois naturel et accidentel. Effet de sollicitations thermo-hydro-mécaniques, elle est liée à des formes de retrait hétérogènes du béton : on parle de retrait visco-plastique (lié à l’humidité et au ravinement de l’eau de gâchage), de retrait chimique, de retrait thermique, ainsi que de « retrait endogène ou d’auto-dessiccation », mécanisme complexe associant des phénomènes de dépressions capillaires, de « pression disjonctive » et de tensions en surface[9]. La fissure dans le béton est un phénomène ambivalent : il y a les bonnes et les mauvaises, comme pour le cholestérol. Leur répartition, leur apparition, leur amplification (incubation, propagation) font théoriquement l’objet d’une surveillance attentive. Elles sont liées aux intempéries et au trafic, deux variables temporelles. Il existe en France tout un protocole lié à la surveillance des ouvrages d’art qui distribue (ou disperse) les responsabilités de la surveillance[10].
La maintenance de l’ouvrage d’art avons-nous dit est fortement protocolée. Au départ ainsi, l’inspection détaillée d’un ouvrage (pont) suppose un examen visuel dit « au contact » de toutes ses parties. Pour le seul examen de la structure par exemple, l’observation se répartit sur les différentes composantes que sont : le tablier, les appuis (piles, culées, piédroits), les appareils d’appui, la protection anti-corrosion (pour les structure métallique), les assemblages, les fondations, la structure et les parements apparent (murs de soutènement)[11]. Le document du IDRRIM (Institut des rues, des routes et des infrastructures pour la mobilité) précise ce que signifie « au contact » : « Le relevé de l’état des parements (intrados, piédroit…) et des éléments structuraux est réalisé à moins d’un mètre de distance afin d’être au contact de l’élément structurel à inspecter. Les zones d’appui (sommiers, appareils d’appui) doivent être rendues observables par un dépoussiérage dont la méthode interdira toute possibilité de colmatage des fissures et si besoin par un éclairage. » Noter que c’est à ce niveau qu’apparait le plus grand nombre de désordres sur le périphérique parisien. « Les appareils d’appui (boudins élastomères en caoutchouc ou en polystyrène) entre les piles et les sommiers font l’objet d’Inspections régulières car ce sont eux qui se dégradent le plus » affirme Raphaël Ruaz, chargé de l’inspection des ouvrages d’art du périphérique. Le diagnostic (défauts, désordres) s’organise également selon différentes modalités, prenant en comptes les normes, des niveaux de sécurité, des degrés d’expertise… Tout un attirail accompagne les équipes d’expert (deux personnes au moins) : nacelles, cordages, jumelles, caméras, drones, kits de prélèvements…, les observations sont dûment consignées, évaluées.
Tout cela est-il pertinent dans le cadre du boulevard périphérique ? Sous les bretelles des échangeurs (150 ouvrages d’art, 42 échangeurs), Porte de Bagnolet ou de Bercy où en plus d’innombrables locaux annexes et implantations diverses, activités riveraines, campements d’immigrés ou de sdf[12], prend-on le temps d’ausculter les éléments d’ouvrages même sommairement ? Les « coulées creuses » (ainsi appelle-t-on ces espaces résiduels, talus, couverts, sous-rampes…) sont parfois des volumes importants dont le statut d’occupation est mal défini. Le cimetière des Batignolles en fait partie. Comme un millepatte géant en béton armé, cet immense ouvrage annulaire qu’est le périphérique abrite sous son ventre bien des activités. « Ne plus percevoir le périphérique comme un bord mais un milieu… » dit un paysagiste[13]. L’inspection des ouvrages s’en trouve perturbée, voire condamnée. D’autant plus que le maitre d’ouvrage (Ville de Paris) ne dispose que d’une équipe de cinq personnes (1 ingénieur, 1 technicien, 3 inspecteurs) pour contrôler tout le dispositif (périphérique exclusivement). Si une périodicité de cinq ans en moyenne est préconisée pour les visites du parc français des ponts[14], elle tourne autour de neuf ans pour le périph et ses ouvrages d’art murs de soutènement compris.
Le boulevard périphérique comme phénomène urbain et outil circulatoire interpelle plus que le degré de pérennité de sa matérialité. A nouveau, « servir » inquiète plus que « tenir ». Mais le béton n’est pas éternel. Rappelons notre question liminaire : combien pèse le périphérique ? Si sa masse, son poids, sa charge sont une assurance, son usure fragilise son usage. Sur le cadastre il parait une contrainte graphique plus que technique, il mord sur le tissu urbain comme ce dernier le comprime dans sa dynamique foncière. Mais à l’échelle 1/1, plus insidieux que la nuisance sonore ou les gaz d’échappement, le béton des ouvrages travaille silencieusement. Il encaisse stoïquement des millions de vibrations quotidiennes. Le périphérique ronronne sous le rugissement automobile ordinaire, tel un marteau-piqueur géant. Gageons que cette force tranquille ne s’épuise dans son sommeil cinquantenaire.