L’hypothèse que je souhaite invalider dans cette communication est que le boulevard périphérique n’a pas été contesté, voire même que sa construction et sa mise en service n’ont suscité qu’indifférence.
L’idée d’un boulevard périphérique à Paris remonte à 1943, si ce n’est avant, puisque le Plan Prost mentionne déjà l’idée d’une rocade sans en détailler le projet.[1] Dans l’après-guerre, cette idée revient régulièrement dans les débats du conseil municipal de Paris, et des portions de périphérique sont construites dès la fin des années 1940, en relation avec l’arrivée de l’autoroute du Sud et la nécessaire gestion du trafic en périphérie de Paris. [2] Il est assez difficile de dater précisément un vote décisif actant le boulevard périphérique de Paris tel qu’on le connait aujourd’hui. On évoque souvent le vote de décembre 1954, concomitant à la parution de la publication Solutions aux problèmes de Paris, écrit par Bernard Lafay et accompagné de dessins de l’architecte Raymond Lopez qui jouera un rôle important dans le projet de ceinture verte de Paris.[3] Lafay y est représenté dans une position classique du « grand urbaniste », photographié manipulant un grand plan, et alerte que « Paris se meurt », usant de la métaphore organique (Lafay était médecin de formation) pour décrire les maux de la ville. Figure majeure de la droite (UDR puis RPR) et de la vie politique parisienne de l’après-guerre, il a notamment contribué à l’élaboration de la loi dite « Lafay » (loi n°53-80 du 7 février 1953) qui permettra d’assouplir les servitudes non aedificandi attachées à la ceinture verte. Le périphérique est donc voté en 1954 officiellement, puis construit de 1956 à 1973.
À l’image de ce vote décisif de 1954, on ne trouve pas traces de rejet a priori du boulevard périphérique. Un consensus existait sur la nécessité d’une rocade, aussi bien chez les élites— ingénieurs, conseillers municipaux et maires de banlieue de tout bord—qu’au sein de la population qui semble découvrir avec une certaine bienveillance le projet dans la presse locale et nationale. Pas de manifestations donc, ni de contestation sociale structurée.
La relative indifférence avec laquelle est accueillie la promesse du boulevard périphérique est aussi due à la nature de la Zone. Cette « ceinture verte » est peu dense. Elle a fait l’objet d’expulsions, de négociations et de confrontations depuis des décennies, mais en 1954 elle est plus ou moins « libérée ». J’insiste néanmoins sur le fait qu’il ne faut pas oublier que plusieurs milliers de personnes ont perdu leur logement au moment de la construction du périphérique. Mais pour une zone urbaine aussi dense que Paris, cela reste un chiffre qu’on pourrait qualifier de raisonnable.[4] Il n’en sera pas de même pour d’autres projets d’autoroute urbaine, comme l’Axe Vercingétorix, approuvé en 1971 puis abandonné en 1977.[5]
La seconde raison de cette relative indifférence réside aussi dans le fait que cette voirie à grande circulation dans un contexte urbain est une technologie nouvelle, que les Français ne connaissent pas forcément—sauf s’ils ont voyagé aux États-Unis par exemple. Le boulevard périphérique est la première voirie à bénéficier du statut d’autoroute urbaine. Le 15 juin 1959, une conférence interservice entre la préfecture de la Seine et la préfecture de police a lieu pour déterminer les règles qui s’appliqueront au boulevard périphérique. Quel sera son statut ? Comment sera traitée la circulation ? Quelles vont être les règles à appliquer ? Quelle vitesse ?[6] En 1959 il n’y a pas encore de limitation de vitesse sur les routes de France, mais la circulation du boulevard périphérique sera quand même limitée à 90 km/h, et à 60 km/h dans les courbes. Ce point suscitera des oppositions et de vives discussions. Ainsi, lors de cette réunion, Jean Devault, ingénieur en chef de la section Sud, demande de ne pas limiter la vitesse des poids lourds pour que ces véhicules puissent se lancer et ne pas être gênés en haut des côtes, dans cette portion de route en « montagnes russes ». Au-delà de l’anecdote, cela révèle surtout que le boulevard périphérique est, à bien des égards, un OVNI. On ne comprend pas vraiment à quel point les abords du futur boulevard périphérique vont être bouleversé. Cette incompréhension, y compris chez les élites politiques et administratives est l’une des hypothèses expliquant l’absence d’une contestation structurée.
Néanmoins, cela ne veut pas dire qu’il n’y eu aucune réaction des habitants à la construction du boulevard périphérique. C’est sur ces réactions que je vais me concentrer dans la suite de de ma communication. Je souhaitais vous présenter aujourd’hui trois cas d’étude, trois réceptions du boulevard périphérique, à travers l’analyse des archives de la direction de la Voirie sur lesquelles j’ai construit mon doctorat.[7] Par ces cas d’études, je souhaite plus particulièrement étudier les stratégies pour influencer le design du boulevard périphérique — en amont de la construction, ou après son inauguration. J’analyse notamment les réponses de la direction de la Voirie à ces demandes et établis une corrélation entre ke statut social des « plaignants » et leur capacité à effectivement influencer le design du boulevard périphérique. Ces trois cas concernent d’une part la section du boulevard périphérique près de la Porte de Vanves— un quartier populaire au sud de Paris -, puis la section près de la porte de Ménilmontant — un quartier populaire à l’est de la capitale -, et enfin celle de la Porte de Champerret – un quartier bourgeois aux limites des 7ème et 16ème arrondissements de Paris.
Porte de Vanves
Débutons par une lettre extraite des archives de la direction de la Voirie datée de 1964, et qui nous intéresse à plusieurs égards. Aux abords de la porte de Vanves, des logements HLM, construits grâce à la loi Lafay avaient été inaugurés en 1956. Ces logements avaient été construits tout en sachant plus ou moins que le boulevard périphérique allait arriver, et se retrouvent effectivement à quelques mètres de celui-ci une fois les travaux terminés. Sur une période relativement courte on passe d’une ceinture verte calme — une sorte de grand jardin en jachère — à une zone de chantier, puis à une autoroute urbaine nécessairement bruyante et malodorante.
La lettre en question interpelle le préfet de Seine à propos des conditions de vie pour les enseignants et les étudiants d’une annexe du lycée Buffon, ainsi que les habitants des logements porte de Châtillon et porte de Brancion.
« Nous avons l’honneur de vous informer des faits suivants qui ne manqueront pas de retenir votre vigilante attention. Entre la Porte de Chatillon et la Porte Brancion ont été construits l’annexe du Lycée BUFFON et un groupe d’immeubles de la Société́ Anonyme de Gestion Immobilière. Par la suite a été construite l’autoroute dit Boulvard [sic] Périphérique Sud, qui en un point précis de son parcours longe très exactement le lycée et les immeubles à usage d’habitation. L’intensité́ du trafic routier y est telle que les classes de l’annexe du Lycée BUFFON ayant façade sur le Boulvard [sic] Périphérique doivent à la belle saison rester closes, le bruit rendant les classes impossibles, les élèves étant ainsi contraints à étouffer. Les locataires de la S.A.G.I. riverains de l’autoroute sont condamnés à subir aussi longtemps que dure le traffic [sic] un vacarme qui les empêche de dormir tard le soir et très tôt le matin, cependant qu’eux aussi à la belle saison doivent garder leurs fenêtres closes sous peine d’être assourdis. Les jours fériés et les dimanche y sont passés dans des conditions qui sont un défi à la santé et aux conditions normales d’existence auxquelles ont droit les familles. Outre les graves inconvénients résultant du bruit, s’ajoute celui d’une atmosphère très fortement chargée d’émanations toxiques et malodorantes. »
Et la lettre de conclure
« Il ne s’agit pas, dans notre esprit, de contester aux usagers de l’autoroute le droit de circuler, mais de faire valoir que les locataires ayant l’infortune d’en être les riverains aient le droit de ne pas être privés de leur sommeil, de leur repos, et d’un silence au moins relatif. »[8]
On peut retenir d’abord que l’intensité du trafic est vécue comme étant négative, bien entendu, et rendue dans la lettre avec un certain pathos (étouffement, etc.), des termes assez forts choisis dans une démarche de conviction, de persuasion de l’interlocuteur, mais reflétant aussi une véritable expérience vécue dans leur chair par ces habitants. Les autres formules « chocs » sont la référence à « un vacarme non interrompu » de jour comme de nuit, même s’il y a des périodes et des flux différents sur le périphérique déjà à l’époque ; « un manque de repos » qui fatigue le corps et les esprits des habitants.
Il est ici intéressant de voir l’opposition entre des « droits » légitimes, selon l’auteur, mais entrant en conflit. On retrouve des thématiques qui se sont installées dans le paysage de la vie locale en milieu urbain : le droit à vivre dans des conditions normales pour les riverains et le droit à circuler sur l’autoroute des automobilistes. Ce « droit » n’est pas du tout remis en cause par l’auteur de la lettre, ni la légitimité du boulevard périphérique — même par ces riverains qui souffrent de ce voisinage. En revanche, les auteurs demandent des limitations de vitesse, et éventuellement des couvertures. Sont évoquées les « émanations toxiques et malodorantes » sans parler encore de « pollution » puisque le mot n’existe pas encore dans cette acception. Il n’y a pas encore de construction médiatique autour du thème de la pollution comme problème structurel de la route et problème fondamental de la société moderne.[9] Si cette lettre témoigne d’une réaction négative, et de souffrances des riverains, je n’ai trouvé aucune trace ni dans les archives ni dans la presse de l’époque de manifestations porte de Brancion, porte de Châtillon ou porte de Vanves.
La réaction de l’administration est, comme on dit en anglais, « sorry, but not sorry ». En premier lieu, elle affirme que le design est optimal et qu’il ne peut pas être amélioré. L’enrobage est en parfait état, le design est adéquat, et en plus cette portion est en tranchée au niveau de l’immeuble concerné, il n’y aurait donc aucun problème puisque le bruit est ainsi étouffé. Par ailleurs, il n’y a pas spécialement de côte ni de relief à cet endroit-là. Dans les années 60, le relief est nécessairement corollé au bruit, car il faut pousser son moteur dans les côtes à une époque où les automobiles sont moins puissantes et plus bruyantes qu’aujourd’hui. D’un point de vue du design technique, il n’y a, selon l’administration, aucun problème au niveau de la porte Brancion et rien de plus ne peut être fait. En revanche, l’administration propose de transmettre cette requête à la SAGI qui loge les plaignants, pour qu’elle fasse des travaux sur les fenêtres. C’est le seul point d’amélioration possible selon les designers et ingénieurs de la direction de la Voirie. L’ouvrage est, pour ainsi dire, parfait.
L’autre argument rétorqué par l’administration consiste à dire : nous étions là avant. Le boulevard périphérique était prévu avant le permis de construire accordé à ces logements. Ce n’est pas donc pas la responsabilité de la direction de la Voirie mais celle de la SAGI. Enfin, on perçoit aussi une sorte de dénégation, de refus de reconnaître la réalité des problèmes liés au voisinage du boulevard périphérique, et ce malgré les mots très forts choisis par les riverains.
Il n’y a pas eu de travaux dans l’immédiat, pas de couverture prévue après ces plaintes. Mais dans le cadre du Plan État 2000-2006, la porte de Vanves a finalement été couverte, sur la portion évoquée dans la lettre. Est-ce qu’on peut considérer cela comme une erreur corrigée cinquante ans plus tard, ou est-ce le reflet d’une évolution sociale ? Est-ce l’opinion générale sur la nécessité de mettre en place des aménagements spécifiques à proximité d’une autoroute urbaine qui a changé ? Ou le boulevard périphérique avait-il été « mal » pensé dès sa genèse ?
Porte de Ménilmontant
Mes deux prochains cas d’études, portes de Ménilmontant et de Champerret, démontrent une intensification des revendications, et témoignent de la volonté des résidents riverains de faire modifier le dessin du boulevard périphérique aux abords de ces deux portes. À la Cité des Fougères de la porte de Ménilmontant, construite sur la Zone, le périphérique allait passer au milieu d’un ensemble composé de trois bâtiments côté Paris et d’un bâtiment côté banlieue. Imaginons le choc, ce sont des immeubles construits dans ce qui était finalement un grand parc, la Zone de l’époque. Et voici qu’en plein milieu, là où jouent les enfants, vient se loger le périphérique. [ Voir Fig. 1 ]
Les premiers locataires étaient arrivés dans ces HLM en 1963, puis en 1964 cette section du boulevard périphérique est votée. Les travaux débutent en 1966. Mais dès 1967, lors d’un débat au conseil municipal de Paris, les conseillers communistes du 20e arrondissement proposent, à la demande des habitants, que le périphérique aux abords de la cité des Fougères soit couvert. La proposition est revue par la 3ème commission, en charge des questions d’urbanisme et de voirie au conseil municipal, qui la soutient, et elle est adoptée par le conseil municipal à une très large majorité.
Les habitants de la Cité des Fougères avaient donc bien pris conscience, contrairement à d’autres riverains, que le périphérique arrivait et qu’il nuirait à leur cadre de vie. Anticipant cet état de fait, et sans nier la légitimé du périphérique, les habitants se reposent sur les circuits de la démocratie locale pour obtenir une modification du design, approuvée par le conseil municipal donc. Mais le 1er décembre 1969, jour de l’inauguration, les barrières se lèvent, les voitures arrivent et il n’y a pas de couverture. Seule une « mini-couverture » de 45 mètres avait été effectivement construite entre la rue Léon Frapié et la rue Noisy-le-Sec, mais la couverture complète qui avait été votée par le conseil municipal n’avait pas été mise en place. [ Voir Fig. 2 ]
La réaction est immédiate, car la vie au plus près du boulevard périphérique — on parle ici de quelques mètres — est vraiment difficile. Les habitants de la Cité des Fougères commencent à dormir dans leur baignoire, profitant de l’absence de fenêtres dans les salles de bain. Le médecin généraliste du quartier prescrit somnifères et antidépresseurs à tour de bras. [10] Les habitants se mobilisent et en quelques semaines des pétitions parviennent à leurs élus et à la préfecture.
En traçant le parcours de cette demande de couverture à la porte de Ménilmontant, on observe comment la technocratie parisienne a tout simplement ignoré le vote du conseil municipal. Ce cas d’étude illustre les dynamiques de pouvoir entre conseil municipal et technocrates de la préfecture dans les années 1960. Aux pétitions, et aux protestations des élus qui suivent l’ouverture de ce tronçon de boulevard périphérique, André Herzog, directeur général de l’Aménagement urbain à Paris, offre une réponse similaire au cas de la porte de Vanves : le projet de boulevard périphérique préexistait à celui de HLM. Puis il propose un deuxième argument d’ordre technique : ces travaux de gros œuvre entraineraient des coûts très importants, et ces dépenses supplémentaires sont impossibles. Il renvoie ensuite à l’office HLM, en préconisant l’installation de fenêtres plus épaisses. Mais surtout, à travers des phrases dont les tournures reflètent des mécanismes de persuasion évidents, il évoque certes des inconvénients mais ceux-ci sont présentés comme le prix à payer de la modernité. Nous sommes dans un cas de figure ou toute une cité, 600 foyers, signe une pétition pour alerter l’administration sur le caractère insupportable de ce voisinage, et la réponse est de dire : ce sont des inconvénients, c’est la modernité, c’est la route et il faut vivre avec !
Il faudra dix ans pour que la couverture, dans son entièreté, soit finalement construite. Dans un premier temps, la nouvelle pétition passe devant le conseil municipal où elle est ignorée à nouveau. Il n’y a même pas de vote puisque les conseillers communistes refusent de la présenter à nouveau au vote — argumentant que cette couverture a déjà été votée. Mais alors, d’où vient le changement de positionnement de la préfecture de la Seine ? Il est dû à une évolution au niveau national, ce que certains historiens appellent le « tournant environnemental », qui date de 1971.[11] On commence à prendre conscience que la route, entre autres technologies, pose des problèmes sociaux de façon structurelle, en matière de santé, de bien-être, etc. Ce changement de position à l’échelon national entraîne une réaction en chaîne, et un changement de pied du préfet. La couverture est validée. Sans pouvoir confirmer cela avec certitudes, cette décision est imposée par le gouvernement, elle pourrait même venir directement de la présidence de la République. Il faudra encore attendre quatre ans pour qu’elle soit finalement construite. [ Voir Fig. 3 ]
Le cas de la porte de Ménilmontant est donc un processus véritablement démocratique. Des habitants, issus de la classe populaire, sont allés voir leurs conseillers municipaux, qui sont allés faire voter une motion devant le conseil municipal. Mais la préfecture a ignoré cette décision, jusqu’à ce que le gouvernement national ordonne un changement de stratégie. Ce processus de changement du design du boulevard périphérique aura duré huit ans — et n’est finalement débloqué qu’à la faveur d’un changement de politique à l’échelon national. Enfin, sans s’attarder sur une analyse poussée des chantiers des années 2000 et 2010, il est intéressant de noter que la couverture de la porte de Ménilmontant (en lien avec la couverture de la porte des Lilas) a été encore augmentée en 2006. À l’instar de la porte de Vanves, on peut s’interroger : changement d’appréciation sociale d’un enjeu technique ? Ou erreur originelle de conception du boulevard périphérique ? [ Voir Fig. 4 ]
Porte de Champerret
Mon troisième cas d’étude concerne la porte de Champerret. C’est un cas d’étude que j’ai recomposé à partir de plusieurs dossiers disparates dans les archives. Un certain Monsieur Henri P.,[12] habitant du 9 rue Catulle Mendès dans le 17e arrondissement, écrit à la préfecture le 3 avril 1967. Il rédige deux lettres, l’une pour le directeur général des Services Techniques, Monsieur Herzog donc, et l’autre au directeur de l’Urbanisme de Paris. Monsieur P. n’est pas un inconnu. Son père était un grand ingénieur qui a fait fortune grâce à sa société de fabrication de structure de fer. En plus d’avoir hérité de l’entreprise de son père, Monsieur P. est aussi un ingénieur reconnu, il fut — par exemple — un expert auprès du tribunal pour l’accident de boulevard Lefevre. D’évidence très aisé, il œuvre dans l’industrie des travaux publics et bénéficie d’un vaste réseau socio-professionnel. Il connaît très bien la préfecture de la Seine et la façon dont elle fonctionne. Aux différentes directions, il écrit pour demander préventivement – puisque dans ce cas le boulevard périphérique n’est pas encore construit — une modification du tracé de la voirie à grande vitesse devant chez lui. Très organisé, il joint à ses courriers trois cartes, car il a accès également à un service capable de dresser ces cartes, probablement dans sa propre entreprise. La première reprend le tracé de l’administration, la seconde représente le tracé qu’il propose initialement, et la troisième est un tracé mis à jour qu’il propose après avoir rencontré le directeur de l’Urbanisme. Il fait donc des modifications pour rentrer dans le jeu politique du directeur de l’Urbanisme. Ce qu’il propose est très simple, c’est tout simplement de repousser le périphérique le plus loin de chez lui, et puis de couvrir la voie. [ Voir Fig. 5 ]
Henri P. finalement n’obtient pas ce qu’il souhaite, et ces lettres de 1967 restent mortes. En novembre le dossier est clos, y compris dans les Archives de Paris. Mais dans une autre boîte, j’ai trouvé un autre dossier archivé qui montre que, six mois plus tard, monsieur Herzog demande que le cas de la porte de Champerret soit réouvert, et qu’une couverture soit construite à cet endroit-là. Pourquoi ? Les archives ne le disent pas. Mais en tout cas on rouvre le dossier porte de Champerret. Le directeur de la Voirie en personne demande d’étudier une possibilité de couverture, mais en plus on y voit une délicatesse qui est très particulière et que je n’ai jamais vu dans d’autres cas de couverture du périphérique à Paris. En effet, monsieur Herzog renvoie le dossier à l’ingénieur en chef de la section concernée, et lui demande de bien vouloir reprendre son dessin et de montrer que depuis le haut des immeubles du Boulevard de Somme et rue Catulle Mendès on ne verra pas les voitures après construction de la couverture. [ Voir Fig. 6 ]
Au final, une couverture partielle construite d’un côté du périphérique est construite, le côté le plus proche de Paris, la voie restant en ouverture côté banlieue. On ne retrouve pas trace d’Henri P. dans le cas de cette réouverture, et dans les archives ce dossier ne s’appelle pas le dossier P. Mais entre deux feuillets, on découvre sa carte de visite, glissée là avec une date. Clairement Henri P. a été tenu au courant des évolutions de son dossier officiellement clos. Peut-être même a-t-il redoublé d’effort suite à l’échec de sa première tentative. Pour moi, c’est évident, Henri P. a réussi en quelques lettres, et deux ans à peine, à faire changer le dessin du boulevard périphérique qui devait passer devant chez lui là où toute une cité HLM mettra près d’une décennie à obtenir des résultats similaires. [ Voir Fig. 7 ]
Je voulais donc ici montrer trois exemples de modifications et de réceptions différentes. Le boulevard périphérique, nouvelle technologie de voirie, a créé une sorte d’effet de surprise. Ici on n’observe pas de phénomène NIMBY, de réactions préventives à la construction du périphérique, mais cette réaction se forme au fur et à mesure que les riverains — et plus généralement les Parisiens — se familiarise avec ce nouvel objet. On a vu la souffrance des riverains lorsqu’ils découvrent ce boulevard périphérique qui arrive devant chez eux, et on constate même un sabotage actif de toute mesure pour isoler phoniquement le boulevard périphérique. Mais c’est une autre histoire…[13] On observe aussi une corrélation entre le statut socio-économique des riverains, et une capacité à influencer et à faire changer le design de ce boulevard périphérique. Il est également intéressant de noter qu’au moment de son inauguration finale, le boulevard périphérique est déjà devenu une infrastructure mal aimée qu’on considère comme étant déficiente. Elle est ignorée de la population et d’une certaine élite composée d’ingénieurs et de technocrate.