Entre 1951 et 1956, le nombre de véhicules automobiles immatriculés dans le département de la Seine a doublé[1]. Cette hausse du trafic encombre de plus en plus les rues de la capitale et conduit la Ville à envisager la construction d’un boulevard périphérique à l’endroit des anciennes fortifications de Thiers[2]. Construit entre 1956 et 1973, l’infrastructure bénéficie des revêtements les plus innovants, spécialement conçus pour accueillir un trafic automobile considérable. En tant qu’ouvrage communal, le périphérique est entretenu par la Ville de Paris. Une équipe d’agents municipaux surveillent quotidiennement l’état du trafic et des 138 ha de chaussée, et réalise les menues réparations. Les grosses réparations, « plus complexes[3] », sont effectuées par des prestataires extérieurs. Ces cas rassemblent la majorité des opérations de maintenance, les équipes municipales n’ayant pas les moyens techniques de réaliser de tels travaux. Cette répartition entre maîtrise d’œuvre confié aux agents publics et maîtrise d’ouvrage à des prestataires privés est aujourd’hui commune dans l’entretien des grosses infrastructures routières[4]. Habituelle, elle masque néanmoins un cas particulier, propre au Paris d’Alphand[5], consistant en ce qu’on pourrait appeler la municipalisation des tâches d’entretien pour les revêtements des voies les plus fréquentés. Un retour historique permet de rendre compte que cette répartition n’a rien de naturel, qu’elle dépend des revêtements et de décisions plus politiques que techniques.
Est-ce uniquement en raison de la taille exceptionnelle de l’infrastructure qu’un tel recours aux entreprises est absolument nécessaire ? Cette répartition est-elle un cas particulier de l’infrastructure viaire parisienne ou bien s’inscrit-elle dans une dynamique plus longue ?
La ville de Paris offre un cadre d’étude pertinent du fait de l’investissement important à partir du milieu du XIXe siècle dans ses services techniques[6]. En effet, le boulevard périphérique n’est pas la première infrastructure viaire matériellement conçue pour un type de locomotion en particulier. Les grandes dimensions des avenues haussmanniennes ont été pensées certes pour l’aération de la ville mais également pour accueillir une circulation hippomobile en pleine expansion[7]. Nous prenons ainsi pour prétexte ce retour sur la colossale infrastructure automobile pour rendre compte de l’adaptation matérielle du réseau viaire à l’évolution des mobilités urbaines. Concrètement, nous nous intéressons aux convertissements de revêtements de chaussées des boulevards qui permettent à la Ville de revoir la répartition des opérations de maintenance entre ouvriers municipaux et prestataires extérieurs.
La conservation du réseau en état de viabilité exige une maintenance quotidienne, qui se divise en deux actions : approvisionnement en matériau pour compenser l’usure des chaussées, et main-d’œuvre ouvrière pour la réalisation des travaux d’entretien. La nature des matériaux et des gestes de maintenance varie en fonction du revêtement et de l’ampleur du soin[8] (de la réparation ponctuelle à la restauration totale de la voie). À l’occasion de chaque convertissement d’un revêtement de voirie en un autre, les services techniques recomposent la répartition des tâches qui sont réalisées par ses propres équipes, et celles faisant l’objet d’un appel de marché. Historiquement à Paris, depuis 1826 au moment où les frais d’entretien sont pris dans la Caisse municipale, les marchés de maintenance sont divisés en deux baux, approvisionnement et main-d’œuvre séparés, dans le but d’empêcher de puissants monopoles de se constituer[9].
Avant d’étudier l’évolution matérielle des boulevards parisiens, il est utile de préciser que cet exposé met délibérément de côté une partie de la voirie parisienne. Nous nous focalisons en effet sur les axes les plus fréquentés de la capitale, qui correspondent, avant la construction du périphérique, aux boulevards élargis ou construits par les services d’Haussmann. Ces voies correspondent à environ un quart du réseau viaire global[10]. Elles rassemblent également le plus de contraintes pour leur maintenance, du fait de l’ampleur du trafic et de leur image, vitrine du luxe parisien. C’est pourquoi, les services municipaux administrent matériellement chacune de ces voies pratiquement de la même manière. [ Voir Fig. 1 ]
I. Empierrements, ou l’adaptation d’une technique routière à un environnement urbain
Dès 1850, le prince-président, futur Napoléon III, généralise l’emploi des empierrements pour les boulevards qu’il fait élargir et les avenues qu’il projette dans son grand projet d’embellissement de Paris. L’empierrement est le revêtement utilisé pour les routes nationales, consistant en une couche de petits cailloux, dont les dimensions varient autour de quelques centimètres, pilonnés avant d’être livré à la circulation. Il fait l’objet d’actives recherches depuis le début du XIXe siècle suite à l’abolition du système des corvées des routes, pour trouver une façon de garantir un état de viabilité suffisant. Les ingénieurs des ponts et chaussées (P&C) s’intéressent particulièrement à ces recherches, pour des raisons autant techniques (ce sont eux qui s’occupent de l’administration des routes[11]) que politiques (ils essuient des attaques récurrentes de la part de la Chambre des Pairs pendant les années 1820[12]). Dans leur revue, les P&C élaborent une doctrine cohérente des pratiques à suivre pour construire et surtout entretenir ce type de chaussée. En effet, l’une des découvertes majeures des ingénieurs est que la conservation des empierrements dépend non pas des procédés de fabrication de la chaussée mais du soin apporté à sa maintenance, contrairement au pavage qui résiste beaucoup mieux à la circulation. Ils élaborent un système d’entretien qui repose sur deux actions en particulier, l’ajout de matériaux pour compenser l’usure et le balayage de la chaussée pour retirer les détritus[13]. Ces tâches sont réalisées par des ouvriers spécialement formés, les cantonniers[14]. Ainsi, les empierrements sont conçus pour les routes nationales avant d’être employé à Paris précisément pour résister à l’usure liée au passage des voitures attelées.
Historiquement, le rôle du service de la Voie publique se réduit à la surveillance du travail des entrepreneurs du Pavé[15]. En 1842, une première expérience est menée pour revoir cette répartition, et aboutit en 1848 à la décision de confier les travaux d’entretien ordinaire à des ouvriers recrutés directement par la Ville, et les grosses réparations à l’entreprise. Ce principe est repris pour les empierrements. Mais leur conservation repose comme nous l’avons vu principalement sur leur maintenance quotidienne. Ainsi, le recrutement de plusieurs équipes de cantonniers municipaux est indispensable. Le problème à Paris est que la mission de balayage est confiée à la préfecture de police et non aux services techniques qui font partie de la préfecture de la Seine. Or, confiée à un personnel incompétent, l’action apparaît délétère pour la pérennité des avenues. Haussmann obtient le transfert de cette charge en 1860 et les balayeurs s’ajoutent aux effectifs de la Voie publique. Ainsi, pour les empierrements, une part importante des travaux de maintenance est réalisée par les cantonniers municipaux, tandis que l’approvisionnement en pierre est assuré par les fournisseurs de pavés. [ Voir Fig. 2 ]
Toutefois, les dépenses d’entretien augmentent considérablement avec le trafic sur les boulevards parisiens du fait du développement des transports collectifs, de l’élargissement des voies de circulation et l’enrichissement de la classe bourgeoise qui s’équipe en voiture de luxe[16]. Par ailleurs, l’annexion de 1860 double la surface viaire dont l’entretien est à la charge de la Ville. De plus, le travail quotidien des cantonniers est inadapté à cet important trafic, accentuant les embarras et augmentant les accidents. Pour toutes ces raisons, les ingénieurs développent une nouvelle méthode d’entretien, différente de celle des emplois de matériaux et du balayage. Elle consiste à laisser la chaussée s’user jusqu’à un certain point, avant de la reconstruire intégralement. La solidité de cette restauration est assurée par le passage de lourds rouleaux compresseurs. Initialement, le cylindre est tiré par des chevaux, mais les services techniques parisiens sont les premiers à les remplacer par des moteurs à vapeur plus prometteurs[17]. Ces lourdes machines sont acquises par la Ville, qui les fait entretenir régulièrement par leur constructeur. La main-d’œuvre pour réaliser ces cylindrages est recrutée en priorité parmi les effectifs des services municipaux, complétés par des ouvriers auxiliaires et enfin par des entrepreneurs. [ Voir Fig. 3 ]
L’augmentation des dépenses d’entretien ne semble toutefois pas s’arrêter, rendant problématique l’avenir des empierrements sur les boulevards parisiens. Le Conseil général des P&C s’alerte de cette hausse, impliqué par le fait que l’État en finance la moitié. Il décide en 1866 de plafonner cette subvention à 4 MF, et propose pour diminuer les dépenses de réduire la présence des empierrements sur le réseau parisien. Le coup fatal est porté après les événements de 1870 qui conduisent à une détérioration des relations entre le gouvernement républicain et la ville de Paris, au moment où les finances de la capitale sont au plus bas. Cette situation aboutit à la décision unilatérale de la nouvelle Assemblée nationale de réduire la subvention de 4 à 3 MF, malgré les plaintes des ingénieurs parisiens. Le crédit nécessaire à l’entretien des voies empierrées est alors nettement insuffisant, et l’état de ces voies se dégrade rapidement. Leur trouver un substitut devient alors une priorité.
II. Pavage en bois, ou la démonstration de l’expertise des ingénieurs municipaux
Les ingénieurs parisiens vont trouver un remplaçant aux empierrements en prenant exemple sur Londres. Le pavage en bois y est en effet employé depuis les années 1840. Certes quelques essais ont été menés à Paris à la même époque, mais aucun ne s’est avéré concluant. Dès 1881, la Ville fait le choix de généraliser ce revêtement, en faisant appel à une société londonienne, la « Improved Wood Pavement Compagny ». Ses avantages pour le roulage sont bien connus : nettoiement facilité, atténuation considérable du bruit des sabots, et surtout frais d’entretien maîtrisable. En effet, les entreprises acceptent de poser et de s’occuper de l’entretien pour un forfait fixe sur 18 ans. Les marchés sont passés de gré à gré, et non par adjudication comme les autres revêtements. Les services techniques parisiens font appel à des entreprises différentes pour chaque voie. Parmi les premières chaussées ainsi transformées figurent celles de l’avenue des Champs-Élysées, une partie des grands boulevards ou encore la rue de Rivoli. Ce sont donc les grands axes, ceux pour lesquels les frais d’entretien sont les plus importants qui ont été convertis en priorité. [ Voir Fig. 4 ]
Les premiers résultats s’avèrent finalement concluants, mais les ingénieurs se méfient des prix proposés par les entrepreneurs. Ils obtiennent en 1886, avec l’accord du Conseil municipal, d’exécuter en régie les travaux de construction et d’entretien du pavage en vois de quelques voies. Un dépôt de pavé sur les quais de Javel est donc choisi pour accueillir une première machine chargée de débiter les pavés, et un ingénieur est envoyé dans les Landes pour mettre en place une filière d’approvisionnement en bois. La réussite de l’essai est telle que le dépôt se transforme progressivement en véritable usine de fabrication de pavés de bois, employant plusieurs centaines d’ouvriers[18]. Toutes les transformations de revêtement sont alors réalisées directement par des agents municipaux. Au début du XXe siècle, au moment où les premiers forfaits de 18 années arrivent à leur terme, les services techniques parisiens récupèrent la maintenance de l’intégralité des voies pavées en bois, approvisionnement comme main-d’œuvre, représentant un quart de la superficie viaire globale. Le personnel municipal reçoit des planches de bois qui arrivent par voie de chemin de fer directement depuis les scieries des Landes vers l’usine de Javel, débite les pavés, les traite contre le pourrissement, les stocke, les transporte sur les chantiers, remplace les pavés défectueux qu’il ramène à l’usine pour les réhabiliter, ou afin qu’ils servent de combustibles pour les machines. Notons que d’autres réflexions sont menées à la même période pour élargir les compétences municipales sur un autre revêtement, le bitume des trottoirs. Des cas de malversation de la part d’un des entrepreneurs ont été rapportés à la Ville, et les ingénieurs parisiens réquisitionnent une usine de bitume localisée dans le XVe arrondissement également. Un projet de gestion en régie est envisagé, mais n’est finalement pas réalisé. [ Voir Fig. 5 ] [ Voir Fig. 6 ]
La Première guerre mondiale met toutefois un terme à la prédominance du pavage en bois sur les boulevards de Paris. Elle a empêché la poursuite de la maintenance de ces voies, tandis que celles en pierre ont pu résister. La population parisienne a par ailleurs besoin du bois des pavés pour se chauffer, et la Ville organise même la distribution de ceux stockés dans ses dépôts [ Voir Fig. 7 ] . Ce manque d’entretien rend nécessaire un programme global de réparation. Comme le dit l’ingénieur en chef Bienvenüe, alors à la tête des services techniques, dans un rapport demandé par le CM en 1916 : « le pavage en bois est un revêtement de luxe qui ne souffre pas la médiocrité[19] ». De plus, durant l’entre-deux-guerres, le prix du bois décuple, mais est également très instable [ Voir Fig. 8 ] . Enfin, l’automobile commence à s’imposer sur les voies parisiennes[20], à l’image des transports collectifs dont la flotte de fiacre hippomobile est intégralement remplacée par des autobus dès 1913[21]. Ce changement modifie les exigences auxquelles doit répondre le revêtement. Il doit pouvoir résister à la circulation motorisée, plus rapide et plus lourde, et surtout être moins glissant pour éviter les dérapages dangereux. Par ailleurs, avec les premières automobiles, la nuisance sonore est liée aux trépidations du moteur plutôt qu’aux frottements des roues sur la chaussée. L’atténuation du bruit des frottements des voitures sur la route n’apparaît plus comme un enjeu principal. Le pavage en bois perd un à un chacun de ses atouts, et les ingénieurs se réunissent dans les congrès internationaux de la route pour trouver un revêtement adapté à cette nouvelle forme de locomotion[22].
III. Chaussées automobiles, ou la survivance d’une technique séculaire de pavage
La motorisation des modes de locomotion routiers nécessite une réforme globale du système routier. Les routes empierrées des routes nationales ne résistent pas à la vitesse des nouveaux véhicules, qui dérapent dangereusement en dégageant un nuage très incommodant de poussière. Déjà, avant la guerre, des essais de goudronnage sont réalisés. Puis, à partir des années 1920 une véritable campagne est menée sur les axes nationaux majeurs. Le rôle des ingénieurs des P&C change alors. Tandis qu’ils sont directement en charge de la maintenance des empierrements, ils supervisent seulement les travaux de construction et d’entretien des nouveaux revêtements pour l’automobile. De nombreuses entreprises des travaux publics naissent dans les années 1920-1930 pour proposer leurs enrobés, comme Colas[23]. La ville de Paris participe à ce moment d’innovations, non directement via ses services techniques, mais en jouant le rôle de laboratoire et de vitrine pour ces entreprises. Les numéros spéciaux de la revue Science et industrie consacrés aux services techniques parisiens sont l’occasion pour elles de présenter leur produit [ Voir Fig. 9 ] . Signe de la grande diversité des revêtements expérimentés, les Anuaires statistiques peinent à distinguer chacun des revêtements utilisés (bitulithe, monolastic, soliditit), et les rassemblent bientôt sous l’appellation « revêtement lisse anti-dérapant ». Comme ce qu’il s’est passé pour le pavage en bois, les entreprises proposent la construction et l’entretien du revêtement à un forfait fixe sur une longue durée. Cependant cette fois, les ingénieurs parisiens ne se donnent pas les moyens d’exécuter en régie des essais de revêtement, les reléguant à un rôle de donneur d’ordre.
La période de l’entre-deux-guerres demeure une phase d’essai pour ces entreprises, et l’augmentation de la circulation automobile est telle qu’elle se déploie sur l’ensemble du réseau viaire parisien. Pour cette raison, l’adaptation des revêtements de voirie à la motorisation des moyens de locomotion ne concerne pas uniquement les boulevards les plus fréquentés. Le revêtement qu’ils privilégient est toutefois non le plus innovant mais celui qu’ils maîtrisent le mieux, le pavage en pierre. Un nouveau type de pavé est employé à Paris à partir de 1923, qualifié de pavage mosaïque [ Voir Fig. 10 ] [ Voir Fig. 11 ] . Réservé aux voies à circulation forte et moyenne, il est composé de blocs cubiques de plus faible dimension, correspondant au sciage en deux des pavés échantillons, dont il permet le réemploi. Cependant, le rôle des ouvriers paveurs municipaux se limite à l’exécution du menu entretien. Pour les grosses réparations, désormais l’opération de maintenance majoritaire, les services techniques font appel à des prestataires extérieurs.
Finalement, la décision d’effectuer certaines tâches de maintenance en régie est bien un choix qui dépasse celui du revêtement utilisé. Il a été privilégié à la fin du XIXe siècle, mais la motorisation des moyens de locomotion couplée à la hausse des prix du bois a exigé un changement de revêtement pour lequel ce sont davantage des entrepreneurs privés qui se sont illustrés, et ce à l’échelle internationale. C’est ainsi naturellement que la maintenance du boulevard périphérique, infrastructure automobile par excellence, a été confiée à des prestataires extérieurs. Cependant, l’usine de fabrication de pavage en bois montre une forme de persistance malgré l’abandon du revêtement associé. Après la Seconde guerre mondiale, elle continue d’être utilisée pour la maintenance des machines et du mobilier de la Voie publique, et a donné naissance à un service le Centre de Maintenance et d’Approvisionnement de la Ville de Paris. Ce service existe toujours aujourd’hui, conservant sa mission de coordination des travaux d’entretien viaire. Ses agents demeurent formés à l’exécution des pavages pour pouvoir guider les ouvriers des entreprises qui travaillent sur l’espace parisien [ Voir Fig. 12 ] .