Tout d’abord, je tiens à remercier chaleureusement mes collègues d’Inventer le Grand Paris, et notamment Frédéric Pousin et Nathalie Roseau d’accueillir cette rencontre au sein du séminaire récurrent.
Mon intervention aujourd’hui se veut plutôt exploratoire. Je vais davantage formuler quelques hypothèses et des pistes de recherche, que présenter un résultat d’enquête menée. Le sujet porte sur l’examen des manières de dire le futur, ou plus exactement peut-être, sur le fait que les acteurs de l’aménagement s’emploient à dire le futur, ou à en proposer des images, dans un sens qui peut être large d’ailleurs dans la mesure où il s’agit de renvoyer à un imaginaire, ou à des imaginaires du futur.
Cette question est au cœur des préoccupations du groupe Inventer le Grand Paris. Elle ne cesse d’être formulée dans les interventions qui guident ces réunions depuis plusieurs années, et elle l’a été me semble-t-il de manière particulièrement forte lors des quatre colloques qui se sont tenus entre 2013 et 2016. L’intitulé même de ce groupe de recherche met l’accent sur l’invention, c’est-à-dire sur un processus actif tourné vers l’avenir.
La question évoquée est très vaste, j’entends donc essentiellement identifier quelques lignes de réflexions à partager avec vous, peut-être à regarder ensemble aussi des objets que nous connaissons, mais sous une perspective différente.
Dans son livre de 1965, Aménager la France, Olivier Guichard premier directeur de la DATAR a posé clairement le rapport entre l’aménagement du territoire et le temps : « l’aménagement ne vit pas dans l’époque présente ; il doit toujours la devancer, projeter sur l’avenir ». Chaque projet d’aménagement – cela vaut pour le Grand Paris – se donne pour tâche de « projeter (sur) l’avenir » ; c’est-à-dire d’imaginer le futur, de le rendre tangible à travers images, textes, cartes et autres techniques de représentation, de le donner à voir, de le faire comme apparaître dans le présent.
Quelques éléments de méthode
Mon approche prend appui sur deux positions de départ :
1 – les conduites de l’aménagement reposent autant sur des enjeux de temps que d’espace ;
2 – la considération consciente ou non que ces conduites ont du temps varient selon les moments de l’histoire.
Je pense qu’on sera nombreux ici à partager ces préalables. Encore faut-il les montrer ou bien comprendre l’intérêt et le besoin de se livrer à un tel travail, en particulier dans le champ que nous partageons ici à savoir donc identifier et comprendre les transformations des grandes villes, en l’occurrence et de manière spécifique Paris, le « Grand Paris ».[1]
Je voudrais seulement en évoquer quelques pistes. On retrouve dans cette perspective et comme un soubassement légitime la notion de « régime d’historicité » élaborée par François Hartog, autrement dit la manière dont une société conçoit ou construit sa propre idée du temps historique (François Hartog, Régimes d’historicité, Présentisme et expériences du temps, Paris : Seuil, 2003). Pour Hartog, le régime d’historicité du modernisme qui apparaît avec les Lumières accorde une prévalence au futur. Dans la grande marche glorieuse du Progrès, le futur sera meilleur. Depuis la fin du XXème siècle, avec la montée de la catégorie du présent, c’est un régime présentiste qui devient dominant, nouveau régime d’historicité qui ne doit pas être compris de manière mécanique dans un ordre de succession simple d’un régime d’historicité à un autre.
On peut donc dans cette perspective interroger la périodisation de l’histoire grand parisienne à partir de l’hypothèse de conceptions successives du futur repérables dans ces différents moments. Avec Laurent Coudroy de Lille dans Les mots des urbanistes publié en 2019, nous avons réfléchi à une périodisation de l’urbanisme distincte de la périodisation institutionnelle classique qui a guidé l’histoire urbaine entendue comme histoire des politiques publiques, point précis que nous avions pu reprendre et développer dans l’ouvrage dirigé par Isabelle Chesneau La ville mot à mot (2021). Notre orientation de travail reposait sur une approche par le vocabulaire, de la discipline « urbanisme », approche diachronique des mots de l’urbanisme dans le temps – que je prolonge aujourd’hui dans une recherche sur l’expression du temps dans le langage des urbanistes, dans une démarche de traitement automatique des langues au sein du programme de recherche Vital[2].
Dans Les mots des urbanistes, nous nous proposions comme objet une histoire des vocabulaires spécialisés identifiant une chronologie consubstantielle à l’émergence d’un champ et au déploiement de ses temporalités.
Plusieurs questions se posent alors, dont celle d’une cristallisation des vocabulaires dans la langue, à certains moments et sur certains objets. On peut mentionner les différentes phases de l’expansion urbaine ou l’expression récente des nouveaux enjeux environnementaux. Inversement, lorsque les mots anciens se dotent d’une nouvelle signification ou qu’apparaissent de nouveaux vocables, on peut voir dans le vocabulaire l’indice d’un mouvement, d’une dynamique.
Il nous avait semblé donc que nous pouvions repérer certaines phases à partir de l’examen des grandes langues européennes. Permettez-moi de les rappeler :
– Des vocabulaires épars jusqu’à la fin du 19e siècle, issus de diverses lignées scientifiques, qui vont fournir matière à emprunt et à agglomération lexicale ;
– Le premier vingtième siècle en quête de rationalisation lexicale, avec l’émergence aisément observable d’un vocabulaire spécialisé de l’urbanisme au début du XXème siècle ; on relevait par exemple le brouillage des ancrages métaphoriques originaux, en particulier issus du domaine médical.
– Langue fonctionnaliste et jargons de l’urbanisme dans l’après Seconde guerre mondiale ouvrent à des débats plus doctrinaires avec ce qui apparait comme un « moment fonctionnaliste ». Une forte volonté de renouveau se traduit dans le vocabulaire (qui incluse un large déploiement de la siglaison). La période du mouvement fonctionnaliste répond à une accélération de la création lexicale après-guerre et à l’émergence conjointe d’une langue spécialisée qui se veut aussi internationale.
– Diversification du vocabulaire et des politiques lexicales nouvelles à partir des années 1970. On peut identifier une rupture recherchée avec le répétitif « re » dont on peut se demander s’il ne marque pas l’intention de retrouver un état antérieur des choses ? Comme si la ville s’était déviée d’une trajectoire naturelle, l’une des tâches des aménageurs étant alors d’en rétablir le cours. Ce vocabulaire n’est pas une nouveauté de cette période, mais il marque par sa forte et parfois univoque présence l’idée de « refaire la ville sur elle-même », en donnant de l’importance à la valence patrimoniale. Le « recyclage » actuel est peut-être à inscrire dans cette lignée mais avec sans doute une réorientation qui serait à interroger.
Il conviendrait désormais d’accompagner cette réflexion par l’examen, et en partie la mise à l’épreuve de cet ordonnancement, par l’interrogation des récits du Grand Paris.
Des modes de futurs successifs
C’est ici donc une réflexion sur les périodes historiques qui est appelée, passant par le fait de devoir tracer des bords chronologiques, nous y revenons, en suivant des réflexions inspirantes comme celles, liminaires, de Bernard Lepetit sur les temporalités.
Avec l’apparition de l’urbanisme moderne, au début du XXème siècle, les questions temporelles se présentent sur le devant de la scène, quand bien même le facteur le plus remarqué par les historiens de la discipline est sans doute l’ambition de planification de l’espace. Tout un pan que l’on peut qualifier par facilité peut-être d’architectes-urbanistes « modernistes » s’interroge alors sur les façons de remédier aux dysfonctionnements de la grande ville, et par suite de donner figure au(x) futur(s).
Eugène Hénard, architecte-voyer de la ville de Paris, responsable de la perspective du pont Alexandre III avec les Grand et Petit Palais, a été pour Paris l’inventeur de solutions originales visant pour nombre d’entre elles à fluidifier le trafic afin de répondre aux nouveaux besoins, comme avec les dispositifs circulatoires dont celui de giration autour de l’Arc de Triomphe (en 1906). Ici se manifeste une activité intellectuelle technique, de réflexion sur la ville à partir de la voirie, avec des solutions précises et parfois futuristes. Dans son exposé sur la ville du futur lors du Congrès d’urbanisme de Londres de 1910, Hénard décrit la structure d’une rue à venir. La hauteur des immeubles est limitée à la largeur des rues. Les immeubles disposent de vide ordures, d’un système de nettoyage par le vide, de « radiateurs de chaud et de froid »… Les toits-terrasses permettent l’atterrissage des avions. Le sol artificiel est réservé aux piétons et aux voitures.
Dans le cadre de la réflexion sur les futurs du Grand Paris, parler de pensée du temps dans le domaine de l’urbanisme revient à convoquer presque immédiatement la figure assez singulière de Marcel Poëte (1866-1950). Et mentionner Poëte renvoie tout aussi immédiatement à un milieu intellectuel et à un enseignement doctrinaire, au sein de l’École des Hautes études urbaines (EHEU) puis de l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris (IUUP) – il y enseigne de 1919 à 1937. « L’avant-propos » du premier numéro de la revue de cet institut, son « organe » selon ses termes, La vie urbaine, publié en 1919, énonce ainsi son objet : étudier « l’agglomération urbaine envisagée comme un organisme vivant qui évolue dans le temps et dans l’espace ». Les titres de ses ouvrages sont déjà significatifs : L’enfance de Paris, Librairie Armand Colin, 1908 ; Une Vie de cité : Paris de sa naissance à nos jours, Auguste Picard, 1924 ; etc. On a donc ici un autre rapport à la ville future puisque celle-ci s’inscrit dans un développement organique, biologique, vital de l’être urbain. Poëte s’affilie au courant vitaliste, s’inspire de la philosophie de Bergson, travaille avec son gendre Gaston Bardet pour trouver forme aux dynamiques urbaine (1938). Le futur apparaît ici sous les appellations de l’organicisme.
Durant la période des Trente glorieuses, la rhétorique du nouveau est particulièrement prégnante. La notion de « ville nouvelle » qui connaît dans tous les pays européens un usage répandu reste très confuse, y compris peut-être dans son emploi au sein du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la Région parisienne (SDAURP).
Durant cette période, l’obsession de l’avenir est manifeste. Une hypothèse peut être que l’on atteint ici un climax issu de la rencontre de deux forces : le soubassement progressiste des Lumières et les effets de la puissance destructrice de la guerre – observables et vérifiables pour reprendre les termes de l’historien allemand Koselleck, mais aussi redoutés, autrement dit liés au futur et à ses menaces (la bombe nucléaire, la troisième guerre mondiale).
Ce sont donc des années ambivalentes qui se dessinent, à distance de l’image d’une marche joyeuse du Progrès, que l’univers des Arts ménagers dans les salons des années 1950 donne à imaginer. Kristin Ross avait d’ailleurs montré les ambiguïtés de ce moment historique, celui d’une France qui avait besoin de passer ses politiques publiques à la machine à laver.
Revenons alors à Olivier Guichard. Son ouvrage publié en 1965 dessine dès le titre une tension entre espace et temps (Aménager la France. Inventaire de l’avenir, Paris : R. Laffont, 1965) qui dessine un fil d’écriture qui n’exclut pas des inquiétudes.
« Face aux exigences du futur, le poids du passé est très lourd, et explique que le découpage de l’espace ne soit plus toujours adapté à l’économie et à la société contemporaine ».
« L’aménagement du territoire dialogue constamment avec le temps (…). L’aménagement prend toujours le pays en marche : il ne peut faire table rase et remodeler un continent, une région, une ville, un paysage sans subir les contraintes sévères du passé. »
Sans cesse revient le fardeau du temps, qui comprend « le poids de l’avenir ».
La lecture critique de l’aménagement parisien conduite par Sylvia Ostrowetsky dans son livre L’imaginaire bâtisseur. Les villes nouvelles françaises (1983) tend à montrer que le changement de régime temporel qui aurait eu lieu entre l’entre-deux-guerres et les années de croissance de l’après-guerre appelle à être modulé : « la figure biologique et organiciste reste au centre du dispositif réflexif » écrit-elle. Si la sociologue relève l’empreinte du vocabulaire spécifique qui lui est associé, elle pointe tout autant les contradictions du SDAURP en se plaçant dans l’héritage de l’interprétation sémiologique de L’Utopie de Thomas More par Louis Marin. Les ambiguïtés sous-jacentes au SDAURP sont ici exprimées, qui visent à fonder un horizon futur établi sur des données chiffrées à valeur scientifique tout en attribuant à ces chiffres une fonction d’orientation du présent de l’aménagement.
Une rupture identifiée par différents acteurs, enfin, porte sur la sortie du grand cycle de croissance économique et la crise énergétique du milieu des années 1970. On pourrait élargir le regard et évoquer un moment compris entre les années 1970 et la fin du vingtième siècle. Pour sa part, Hartog associe un changement de régime d’historicité à la chute du mur de Berlin, avec l’advenue du régime présentiste. Comme son nom l’indique, le présentisme relève d’« une obsession du temps présent » qui, « au moment où il se fait, désire se regarder comme historique ».
La consultation internationale lancée en 2008 auprès de dix équipes pluridisciplinaires d’architectes et d’urbanistes a permis de faire naître une nouvelle conscience du potentiel d’évolution du Grand Paris, à travers un ensemble d’idées et de propositions concrètes. La carte des grands projets montre une dissémination très importante qui peut être lue comme la diffusion au-delà du boulevard périphérique d’équipements importants, avec un grand nombre de nouveaux projets d’envergure, compris comme autant de nouveaux pôles d’attractivité urbaine (la Cité du cinéma à Saint-Denis, l’île Seguin à Boulogne, Europa City à Gonesse, Paris Nord à Paris et Aubervilliers) et de grands projets culturels (La Philharmonie, le musée de l’Air au Bourget, la tour Médicis à Clichy-Montfermeil, les Archives nationales à Pierrefitte, la Fondation LVMH dans le bois de Boulogne, le Centre national des Patrimoines à Cergy, etc.). La carte de ces multiples polarités peut aussi être lue comme la marque dans l’espace d’un paysage éclaté et difficilement rassemblé, et interroge la capacité à définir un horizon unifié pour le devenir du Grand Paris.
Ce faisant, c’est l’idée même de planification qui se voit remise en cause et la capacité à prévoir. Dans le même temps, le territoire apparaît comme une collection d’objets urbains formant autant d’héritages de futurs passés de la métropole.
Conclusion
Si le changement de rapport au temps de nos sociétés s’affirme comme l’une des grandes questions du début du XXIe siècle, la ville apparait prise dans des rapports multiples aux temporalités. Il convient à ce stade de se défaire de l’idée d’une succession simple entre passé, présent et futur, pour ouvrir à l’idée de temporalités multiples, pluralité de temporalités spécifiques à la ville qui a été bien perçue par les historiens de l’urbain. Ce serait ainsi la confrontation et le chevauchement de durées qui font la ville.
Contrairement aux images figées de « l’An 2000 » qui dessinent des images de futur qui n’auront jamais connu d’avènement, ce qui se donne à voir est plutôt une orientation faite d’emboîtements de temps co-présents.
On peut évoquer ici l’idée de complexité temporelle. Le géographe Michel Lussault relève que les études urbaines s’appuient essentiellement sur une conception linéaire du temps conçu comme un simple déroulement chronologique, alors qu’il conviendrait de parler de « temps construits » (Lévy 2003). Le temps univoque de l’action apparaît alors comme une fiction, fiction fabriquée par les politiques urbaines qui agrègent les différents temps. Les outils mobilisés (cartes, plans, etc.) concourent à ce dessein. Avec les discours ils viennent former des ensembles de signes qui s’agrègent. C’est la vertu d’une intrigue que de donner unité et homogénéité à cet ensemble présenté comme ayant une unité temporelle et formant une action complète.