Isabelle Chesneau :
Ma question porte sur les différents régimes d’attente au cours de l’histoire, plus ou moins ouverts et fermés, entre projection vers un avenir perçu comme ouvert et où les germes du présent, selon la terminologie des villes nouvelles, permettaient d’envisager un prolongement de l’avenir, ou au contraire aujourd’hui ces régimes d’attente où l’on voit que seule l’improvisation, selon un mouvement « naturel », permettrait à l’avenir bouché et indéfini de se réaliser. Avez-vous repéré ce qui explique ces mouvements d’ouverture vers l’avenir ou au contraire de fermeture ?
Par ailleurs, où en êtes-vous de vos recherches sur le traitement automatique du langage sur ces questions d’aménagement ? Quelle est votre méthode ? Quels sont vos résultats ?
L’intérêt d’étudier le langage pour comprendre ces politiques d’aménagement tient au fait que le langage est une pratique comme une autre et qu’on peut l’aborder de diverses manière, sous l’angle performatif par exemple. Va-t-on fabriquer du territoire avec les mots ? Ou bien on peut l’étudier en tant que reflet des pratiques, des échanges multi-acteurs, ce qui nous ancre forcément dans un présent, celui d’où l’on parle, et cela permet de percevoir la relation du locuteur à ce présent, sa manière d’envisager le passé et l’avenir, et donc l’articulation entre ces trois catégories du temps. Cela permet, dans l’étude des pratiques langagières, de ne pas partir d’une périodisation. Au contraire, c’est le langage lui-même qui génère la périodisation à travers l’évolution des champs sémantiques, ce que fait Reinhart Koselleck par exemple.
Olivier Ratouis :
Nous avons mis en place le programme VITAL, Ville et Traitement Automatique du Langage, mais il est trop tôt pour répondre à propos des résultats. Les choses commencent seulement à se mettre en place du coté de nos collègues linguistes. L’idée est de fabriquer une sorte de matrice, afin d’étudier la perception de la formulation de la dynamique urbaine en urbanisme. Nous avons quelques corpus spécifiques, l’un sur le Grand Paris, un autre sur les Grands prix de l’urbanisme, et enfin nous devrions travailler sur un corpus classique de textes de référence et jalons de l’urbanisme pour le 20e siècle. C’est assez long et complexe d’obtenir des textes exploitables pour nos recherches. Cette matrice permettrait de lire, à terme, n’importe quel texte d’urbanisme, et de comprendre et faire ressortir des approches, des conceptions de la dynamique de la transformation des villes. Nous en sommes pour le moment à une première formulation relativement simple, pour permettre de la mettre à l’épreuve. Par la suite, on développera une forme plus développée, ce qui sera assez nouveau pour ces linguistes qui n’ont jamais travaillé ces matières. Par ailleurs, travailler sur le temps, dans la langue, est extrêmement compliqué, l’un des domaines les plus compliqué d’après eux.
Isabelle Chesneau :
Et cependant, lorsque l’on veut comprendre la nature de ces régimes d’attente, c’est vraiment dans la grammaire des verbes que cela se saisit. C’est pour cela que Koselleck a fait de la sémantique, de la conjugaison. François Rastier, un sémanticien français, disait que l’une des manières d’étudier la langue à travers ces outils du traitement automatique du langage permettait de quitter le sens, l’approche purement sémiotique, et d’utiliser d’autres observables, quantitatifs notamment, des glissements de terminologie, l’emploi de certains verbes, etc. Cette fabrication d’autres observables grâce au traitement automatique est une méthodologie vraiment très éclairante.
Olivier Ratouis :
Il existe de très nombreuses méthodes possibles à travers ces outils automatiques, et c’est vraiment un domaine très riche. Nous avons choisi, plutôt que d’envisager la conjugaison, au contraire d’observer l’emploi des infinitifs.
En ce qui concerne les régimes d’attente, ce terme de « germe » peut renvoyer, dans l’analyse du SDAURP de 1965, à tout un vocabulaire très organiciste.
Isabelle Chesneau :
Oui, mais cela replace la perception de l’évolution d’une ville dans une vision linéaire, celle d’un temps unique. Alors qu’après, ce temps global, unique et homogène, explose…
Olivier Ratouis :
Oui, et d’ailleurs j’ai trouvé que l’analyse d’Edward Welch pouvait bien se placer dans une perspective deleuzienne, assez vitaliste.
Je pense qu’ici nous sommes dans une représentation dualiste de la ville, perçue à la fois comme un être vivant et en même temps régie par une rationalité permanente, à travers l’usage des statistiques par exemple.
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Nathalie Roseau :
Dans son document sur les villes de l’avenir, Eugène Hénard cite H.G. Wells et la Guerre dans les airs, ce roman d’anticipation de 1908 qui annonce la mobilité aérienne utilisée à des fins de destruction. Cela m’évoquait un autre roman de Wells, Quand le dormeur s’éveille, dans lequel la ville est multipliée par trois par rapport à ses dimensions normales, au réveil du dormeur. Et je me demandais s’il ne serait pas aussi intéressant d’étudier les mécanismes par lesquels on projette le futur dans ce panorama évoqué précédemment. Toutes ces perspectives d’aménagement nous plongent aussi dans le futur, et tu évoquais TVK et le projet comme scénarisation, par rapport à un futur incertain…
Par ailleurs, quelle place a la littérature des visionnaires du futur comme Michel Ragon dans les années 60, Yona Friedman, Claude Parent (Paris Parallèle), qui seront d’ailleurs publiés dans Architecture d’aujourd’hui et représentent des alternatives au Grand Paris institutionnalisé de ces fonctionnaires en cravate… ? Comment ces discours de futurs alternatifs interviennent-ils dans votre analyse d’un futur institutionnalisé, officiel ? J’imagine qu’il y a des passages de l’un à l’autre.
Olivier Ratouis :
Cela la rejoint la question que l’on se pose en effet : que va-t-on étudier ? Va-t-on inclure du roman et d’autres productions qui ne sont pas institutionnelles ?
Isabelle Chesneau :
Il me semble qu’il y a là un lien entre vos deux approches. En matière d’aménagement, ce que j’appelle régime d’attente, une manière d’envisager l’avenir, à travers la recherche d’éléments tangibles et concrets (images, romans, etc.), s’incarne dans l’intention des aménageurs de transformer quelque chose, à travers ses outils propres (la carte, le plan, etc.). Mais ces aménageurs baignent aussi dans l’esprit du temps, à travers les films ou les lectures qu’ils font, la culture et l’esprit d’une époque…
Edward Welch :
Le film que Rohmer a fait sur Cergy-Pontoise en 1975, Ville nouvelle : L’enfance d’une ville, est très utile dans ce contexte. On y voit cette concaténation du temps, à travers la ville imaginaire de Bernard Hirsch illustrée par des cartes, mise en parallèle avec les constructions qui sont réellement en train de se faire à l’extérieur, et ses premiers habitants. Dans ce mélange des temps futur et présent, on voit émerger la politique, les problèmes autour de la construction de la ville nouvelle, y compris l’expropriation des terres et des agriculteurs. Le passé, le présent et l’avenir de la ville nouvelle sont mis en dialogue dans ce film, dans un effort pour capturer la complexité temporelle de ces questions d’aménagement dont parle Sylvia Ostrowetsky dans son livre. L’aménagement se projette dans l’avenir, dans le temps, imagine le futur et veut créer le futur dans le présent. Mais dès qu’on construit dans le présent, on est confronté au problème de la durée, de la temporalité et de toutes les autres forces en présence dans la discussion et la production de ce lieu imaginaire qui est Cergy-Pontoise.
Par ailleurs, dans les contexte des Trente Glorieuses, le poids de l’avenir et le poids du passé sont importants. Mais il y a aussi, dans ce désir d’aller vers le futur, le poids important de la décolonisation et de la guerre d’Algérie. Toute la politique gaulliste s’est orientée vers un futur post-colonial, européen, et nombreux sont les aménageurs des villes nouvelles qui ont travaillé dans les anciennes colonies. Delouvrier revient d’Alger, Hirsch était en Mauritanie, etc. Ils reviennent avec des manières de voir, de faire la ville.
Nathalie Roseau :
Oui, c’est un sujet important. À l’époque on n’est pas encore dans le post-colonialisme…
Olivier Ratouis :
Cela me fait à nouveau penser au travail de Kristin Ross sur les salons des arts ménagers, ces obsessions du nettoyage rapide, de laver plus blanc.
Edward Welch :
Oui je m’inspire beaucoup de son travail. Le « rapide » est aussi voire plus important que le « propre ».
Frédéric Pousin :
Oliver Ratouis dresse un panorama chronologique, avec ce projet de travail sur le Grand Paris, donc sur un territoire circonscrit. Peut-être serait-il intéressant de complexifier la ligne chronologique en fonction de certaines transformations profondes, culturelles, de la société. Je pense aux images montrées lors de cette présentation, des photographies, puis des films. La mise en images de cette société par la photographie est bien différente de celle qui sera faite majoritairement par le cinéma ensuite. C’est ce que montre, par exemple, Anne de Mondenard dans son étude du magazine Réalités, elle livre une analyse culturelle des images de la presse avant que la télévision ne prenne le pas et n’envahisse l’espace médiatique. C’est aussi la mention du vocabulaire fonctionnaliste qui m’y fait penser. Cela correspond au moment où l’urbanisme fonctionnel devient une réalité mais aussi à un vrai changement de mentalité.
Olivier Ratouis :
Cela renvoie à cette question importante du périmètre de la recherche, et à ce que l’on va aussi découvrir…
Isabelle Chesneau :
C’est toute la contradiction de l’étude du temps dans une chronologie. L’approche chronologique implique une certaine conception du temps. C’est pourquoi il faut concevoir et fabriquer d’autres observables.
Olivier Ratouis :
En ce qui concerne l’esprit du temps, il s’agit en fait de contextualiser les paroles et les énoncés. Mais c’est très difficile à réaliser, et ensuite difficile à évaluer.
Gilles Montigny :
Aujourd’hui, dans les discours, on constate l’omniprésence de la notion de risque, risque de crue de la Seine par exemple, risques urbains, et de la notion d’imprévisibilité, comme l’analyse Ulrich Beck par exemple. N’est-ce pas, au vu de l’expérience de ces dernières décennies, une évolution possible de la manière de percevoir le futur ?
Edward Welch :
Oui, ces questions de risque et de hasard sont très présentes dans les discours des années 60, comme l’évoque le livre de Pierre Massé, Le plan ou l’anti-hasard. On y retrouve l’idée de la prévision comme façon de gérer les risques, et de les éviter, en cherchant dans l’avenir la manière de préparer le présent. Le calcul permet de les éviter. C’est un droit. Il y a même une sorte de force morale dans cette idée de la prévision. Dans la couverture de Paris Match qui présente le schéma directeur, en 1967, le soleil brille toujours. C’est une image radieuse et idéale de l’avenir. Aujourd’hui, le fait que le soleil brille toujours est assez alarmant !
Clément Orillard :
Pour revenir sur la question du périmètre, et aller au-delà des discours techniques, d’autres corpus peuvent être intégrés. J’ai travaillé sur ces Paris Match qui présentent le schéma directeur. Ces présentations ont complètement échappé à Delouvrier. On le voit bien dans les comptes rendus du conseil d’administration de l’IAU dans lesquels Delouvrier s’en excuse. Cela renvoie aussi à la très grande activité éditoriale qu’il a développée (comme l’a montré Loïc Vadelorge) pour convaincre les connaisseurs, amateurs d’urbanisme, etc. Même si, en fait, c’était quelque chose de très fragile au départ. On a donc publié les Cahiers de l’IAU, puis la version allégé du schéma directeur, en format poche. Cela a amené Paris Match à s’y intéresser. Mais Paris Match prend tout en main, et ce sont leurs illustrateurs qui vont redessiner le tout, avec l’idée que le futur se vend bien. Il me semble qu’il y a un effet de boucle dans ce moment historique marqué par l’idéologie du projet, qui alimente un imaginaire collectif, l’idée qu’il faut faire croire au futur pour recruter ses alliés extérieurs, faire advenir un nouveau futur, etc. Et on sollicite ce public intermédiaire. Des références littéraires comme Wells par exemple alimentent l’imaginaire du public mais surtout des aménageurs, et ces textes sont en effet intéressants à intégrer dans la recherche.
Olivier Ratouis :
Françoise Choay, dans L’urbanisme en question, évoque la question de la conscience ou de la non conscience des valeurs portées par les acteurs. Mais ce point est encore assez peu développé. Lorsque Delouvrier fait ces démarches de communication, on est dans l’ordre de la délibération, de l’énoncé. Mais lorsqu’on veut évoquer le bain culturel, c’est plus compliqué de distinguer ce qui relève de la conscience ou pas.
Isabelle Chesneau :
Koselleck répond à cela avec l’analyse du champ sémantique et du champ lexical. Chaque période a sa configuration lexicale propre, et c’est à l’historien de repérer ses changements, glissements, retours, etc.
Olivier Ratouis :
Oui mais Koselleck travaille sur des textes, alors qu’ici on travaille sur des aménagements.
Isabelle Chesneau :
Justement, c’est ma question : Edward Welch travaille essentiellement sur des images, tandis qu’Olivier Ratouis travaille surtout sur des textes. Quelle relation texte / image ? Vous avez fait une allusion à Louis Marin, le grand spécialiste de cette question…
Olivier Ratouis :
Louis Marin m’a particulièrement intéressé pour son analyse de Thomas More dans Utopiques : jeux d’espaces (1973), et pour sa réflexion sur le discours d’utopie.
Edward Welch :
Pour moi, c’est plutôt du côté de Roland Barthes, pour son approche sémiologique et sémiotique du rapport texte / image, la manière dont le texte essaie de contrôler la signification de l’image (sans grand succès d’ailleurs). C’est pourquoi ces numéros de Paris Match sont tellement fascinants. On voit bien dans ces assemblage textes / images un travail ensemble mais aussi une lutte, opposant l’un à l’autre. Ce qui m’intéresse c’est la texture discursive qui nous entoure. La circulation entre texte et image est importante et on ne peut pas les dissocier. Les continuités sont souvent très importantes aussi, mais il existe aussi des points de rupture qu’il est intéressant de repérer. Barthes parle de la « qualité folle des images », et développe l’idée qu’elles peuvent créer toute une série de signification qu’on essaie de contrôler avec des textes. L’objet même du magazine circule beaucoup, et ce faisant dissémine ces images, ces idées. Cela touche des milliers de lecteurs, de façon tangible, dans des lieux très divers, salons de coiffure, bars, etc. Comment cartographier, saisir les changements dans ces discours ambiants ? Il est intéressant de voir comment ces discours circulent, historiquement, culturellement, sociologiquement, etc. Où ces discours apparaissent-ils ? Comment circulent-ils et pourquoi ?
Les livres de Pierre Massé ou d’Olivier Guichard ont été publiés en poche, et cela montre la démocratisation et la forte dissémination de ces textes. Cet aspect concret est important.
D’un point de vue méthodologique, l’idéologie dominante est perceptible dans des choses concrètes. Cela rend sensible ce discours ambiant. Il faut bien sûr se prémunir de l’idée d’illustration du texte par l’image. Elles n’illustrent pas, elles agissent aussi.
Isabelle Chesneau :
Cela m’évoque un article de François Ascher sur l’évolution des cartes. Dans la période des Trente Glorieuses les cartes sont précises. On délimite les limites des communes, on grise certaines zones précisément. Alors que les cartes des années 90 et début 2000 sont remplies de zones grisées sans contours mais avec de nombreuses flèches. Les limites sont floues, et c’est une manière de fabriquer du compromis, d’éviter dans les aménagements inter-communaux par exemple, de camper sur son pré carré. Comme on ne sait pas très bien quel est l’avenir, on floute la carte mais on dessine des dynamiques. Tout est dans la flèche et rien dans la carte !
Olivier Ratouis :
On peut faire une remarque parente pour les textes, et c’est pourquoi je privilégie une approche par les mots plutôt que par les concepts. Il y a beaucoup d’incompréhension, même tacite, entre les acteurs, et on ne cherche pas forcément à définir les termes qu’on emploie. Le flou existe aussi dans le langage.
Nathalie Roseau :
Edward, vous vous intéressez au rapport dans les aménagements des Trente Glorieuses et aujourd’hui à l’environnement et à l’écologie. Comment lire et tracer les récurrences contemporaines de ce langage des Trente Glorieuses traversé par l’idée d’un avenir radieux ? Car aujourd’hui émerge un discours de rupture et d’opposition à ces idées, de production d’énergie illimitée par exemple, avec le nucléaire, etc. On est aujourd’hui dans des discours très abondants mais très flous aussi, auxquels on ne croit plus…
Edward Welch :
J’ai été très frappé l’année dernière, pendant l’été en France, qu’on s’inquiète des centrales nucléaires et des barrages hydro-électriques, à cause des questions d’eau. Les rivières étaient trop chaudes et on ne pouvait pas y verser celles des centrales. Par ailleurs il y avait un manque d’eau dans les Alpes Maritimes à cause de l’absence de neige. Donc ici on voit des aménagements des Trente Glorieuses qui ont produit une certaine manière de gérer des territoires, territoires qui, d’un coup, sont exposés à des risques climatiques. C’est un rapport empirique direct entre ces deux époques.
Un autre exemple, celui des ZAD, porte beaucoup plus directement sur la question des discours. Les zadistes à ND des Landes ont repris très consciemment les termes des années 60, Zone d’Aménagement Différé, pour le coloniser, le réinventer en Zone À Défendre. Un acronyme est ici transformé en nom, pour l’occuper, comme ils occupent le terrain. On voit bien ici le rapport très important entre discours et geste dans le cadre d’une question écologique. Les activistes ont compris la force du langage administratif, et ils le transforment pour en faire autre chose politiquement, idéologiquement.