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Discussion 1

par Isabelle Chesneau

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DOI

10.25580/IGP.2023.0012

Ecole d’architecture Paris Malaquais


 

Faire voir et dire l’avenir du Grand Paris : mots et figures du futur

 

Débat suivant l’intervention d’Edward Welch

 

Isabelle Chesneau :

Dans ce regard longitudinal sur l’aménagement du territoire de la région parisienne, deux moments ont été pointés où le fleuve relie des villes, génère et incarne une vision de la ville comme grande métropole fonctionnant bien avec son territoire. Le fleuve a-t-il eu une autre image, celle de séparer des territoires, comme à Paris ou Rouen où la rive droite est bien différente de la rive gauche ? Existent-ils des images contradictoires qui s’entrechoquent ?

 

Edward Welch :

Je n’ai pas de réponse précise à cette question très intéressante que j’aimerais creuser dans l’avenir.  Entre les deux périodes, celle de 1960-65 et celle de la Consultation Internationale et des années 2000, si on parle de barrière et d’obstacle c’est plutôt dans le contexte d’aménagements comme le boulevard périphérique. Même au niveau régional, ces barrières physiques sont créées au moment de l’aménagement du territoire des années 60. La vallée de la Seine est-elle aussi perçue comme une limite ? Pour le moment je n’ai rien trouvé en ce sens. Néanmoins, en pensant le développement de la région du Grand Paris, le fleuve reste toujours quelque chose à franchir. C’est ainsi qu’on le présente dans le roman de Jean Rolin, Le pont de Bezons (P.O.L, 2020) sur lequel j’ai écrit un article. L’auteur s’intéresse beaucoup au viaduc de Gennevilliers qui franchit la Seine. Dans ce contexte, la rivière est présente comme un obstacle à franchir. Mais cela fait parti du travail de franchissement des aménageurs. C’est un obstacle qui peut être vaincu.

 

Nathalie Roseau :

Cet imaginaire hydrologique dans l’aménagement remonte à loin, notamment au siècle des Lumières, avec l’idée que l’eau stagnante est source de maladies, et donne naissance au génie urbain, au système de parcs, aux promenades, avec sans doute aussi des différenciations culturelles… Comment cet imaginaire hydrologique qui est métaphorique, voire plus concrétisé comme vous l’avez évoqué, s’inscrit dans la continuité mais peut-être aussi en différence, par rapport à cette longue histoire du lien entre la figure hydrologique et l’aménagement ?

Par ailleurs, lors de la Consultation internationale, le projet de Secchi-Vigano considérait l’hydrographie, le fleuve et ses affluents, comme une structure et une figure de l’aménagement du territoire très importante, à partir de laquelle ils élaboraient leurs projets, notamment à travers la question des traversées, du réinvestissement du fleuve, la construction d’infrastructures au bord du fleuve, etc. Donc, dans ces projets, le fleuve parfois est une métaphore, comme dans le SDAU de 65, ou c’est bien une figure de projet qui va avoir une sorte de concrétisation. On voit aujourd’hui, notamment sur la vallée de la Seine, un projet qui consiste essentiellement, pour les élus, à défendre la voie de chemin de fer rapide qui va se mettre le long du fleuve, et l’idée du fleuve comme structure territoriale tend à être évacuée. Donc quel rapport entre vision, imaginaire, et efficace ? Qu’est-ce que cet imaginaire produit sur le projet ? Est-ce une figure concrète ? Comment déployer ce langage de l’aménageur selon ces différentes possibilités ?

 

Edward Welch :

Oui, en effet, l’histoire de l’eau, stagnante, mouvante, est une très longue histoire qui remonte au siècle des Lumières au moins, et il me reste du travail à faire sur cette longue histoire. L’eau stagnante revient aussi aujourd’hui dans le contexte de la démoustication et des gites larvaires… Il y a un investissement moral dans cette idée de circulation, de fluidité, de mouvement, en opposition à la stagnance. Pour produire il faut mouvoir. C’est une sorte de réflexe qui dure. Si on prend une perspective bourdieusienne, on peut penser qu’il s’agit là d’une répétition des systèmes de pensée, des manières de voir, liée à l’éducation, qui explique la façon dont cette idée, dans le travail des aménageurs, peut porter ces vieux réflexes. Mais pour le moment je n’ai pas trouvé d’indices dans la période plus ancienne.

Métaphore, figure, réalité, c’est justement les liens que j’essaie de penser dans le cadre de l’aménagement. C’est vraiment un cadre dans lequel on peut observer l’effet réel du discours, des paroles. Pour moi, employer ces figures de l’imaginaire fluvial a une substance métaphorique. C’est une façon de parler, de faire rêver un imaginaire, un lieu. Mais elle fait beaucoup plus. Elle travaille et  rend les choses concrètes, et devient une façon de produire la réalité. Dans les plans de Cergy-Pontoise, la rivière et cette boucle de l’Oise sont mises en avant comme un principe de structuration du projet. Donc c’est bien plus qu’une métaphore, et même qu’une figure. Cette figure aide à penser une réalité concrète. Pour moi, c’est une façon de voir que le discours de l’aménagement est un langage performatif. Il produit une nouvelle réalité.

 

Frédéric Pousin :

Merci pour cet exposé qui m’intrigue à propos de la dimension métaphorique du fleuve, de l’eau, et quant à la place de la nature dans les discours des aménageurs. Pour mieux saisir l’ effet de réel qui vous intéresse, ne pourrait-on pas confronter à ces discours plusieurs réalisations précises, pour comprendre vraiment le rapport entre métaphore et réalité. Vous évoquez la nature qui est vantée pour son caractère de remédiation à l’anxiété que pourrait provoquer les aménagements modernistes. Ici il est clair qu’on vient chercher un argument psychologique. Mais en même temps il y a aussi une nature qui n’est pas toujours idyllique… qui est loin d’apporter du bien être. C’est la nature productive, agricole, qui est même l’inverse de ce que dit le discours. Cette métaphore, c’est un déplacement. D’où part-il et où va-t-il ? Il serait intéressant d’étudier des cas d’aménagement où la nature réelle fabriquée n’est pas faite de ces côteaux et vallées qui font rêver… Les vallées peuvent aussi être des lieux industrieux où passent toutes les infrastructures…

Par ailleurs, à propos de la carte qui produit le territoire parce qu’elle le donne à voir : c’est un lieu commun, une figure rhétorique qui traverse tout l’aménagement, au moins depuis le 17e siècle.  Le pouvoir d’édifier est toujours signifié par un plan ou une carte. La carte permet la maitrise du territoire. S’agit-il uniquement de cela, par exemple lorsque Hirsch expose son projet à partir de la carte ?

 

Edward Welch :

Qu’est-ce que cela veut dire : la nature ? Ce terme de nature est bien sûr à mettre entre guillemets. Ce n’est pas du tout la nature qui s’opposerait aux lieux urbanisés, occupés par les humains. Ce qui me semble intéressant dans les conséquences de l’aménagement, et ensuite la façon dont on creuse les effets de l’aménagement, c’est la complexité de cette présence de ce qu’on appelle la nature, même si ce n’est pas du tout naturel. Il faut bien sûr penser à la dimension agro-industrielle qui produit des lieux non urbanisés mais pas naturels. Comme exemple de lieu naturel aménagé, je reviens à Cergy-Pontoise. Le film L’ami de mon amie d’Éric Rohmer (1987) montre bien comment cet environnement, ce cadre naturel pas du tout naturel, est présenté comme un lieu aménagé au centre de la ville. On voit bien la transformation de lieu naturel en lieu aménagé. Cela produit quelque chose d’autre. Et on peut en effet creuser ce qu’est ce quelque chose d’autre, d’un point de vue phénoménologique, affectif, émotionnel. La culture cinématographique, littéraire aussi, est utile pour nous donner la possibilité de saisir ce qui a changé, ce qui est nouveau ou différent. C’est pour cela que je travaille sur des textes et sur des photos, pour saisir la qualité et le caractère de ces lieux. Les textes de Jean Rolin sont aussi importants, par son observation fine, son attention aux moments où l’on traverse des lieux plus naturels que d’autres, et ils montrent le caractère hybride de ces environnements. Ces différentes manières de représentation, textes, images, films, nous aident à saisir les qualités des lieux.

Pour lancer le sujet, mon point de départ était un lieu commun en effet, la présence et le pouvoir des cartes, mais ce qui m’intéresse plus précisément c’est la façon dont on travaille avec ces instruments. Pour moi il n’y a pas de lien de pouvoir direct entre la carte et le territoire. Dans le film documentare de Rohmer sur Cergy-Pontoise, Enfance d’une ville (1973), on voit le rapport entre ces hommes, ceux qui font l’aménagement, et les outils, surtout des cartes. Hirsch parle de cet aménagement en montrant la carte mais aussi en dessinant avec ses mains, par des gestes. Ce rapport au projet n’est pas perceptible de cette façon dans les documents, commentaires, textes et discours. Il faut comprendre le lien entre carte et territoire, et comment les cartes produisent une nouvelle réalité, mais les humains ont un rapport plus complexes avec les objets qui les entourent pour produire cette réalité, un rapport plus animé.

 

Isabelle Chesneau :

La carte n’est pas le territoire, bien sûr, mais l’avenir étant une notion éminemment abstraite, il faut bien, à un moment, que cela s’incarne dans des traits concrets, dont la carte, les images, etc. Ce rapport entre performativité et phénoménologie, qui sont un peu deux mouvements inverses, comment cohabitent-ils ?

 

 

Edward Welch :

Les images sont déjà une sorte d’abstraction, donc l’aspect phénoménologique est difficile à saisir. Hirsch devant les cartes, présentant des idées avec ces cartes, a un rapport affectif, émotionnel à cet objet carte. Mais en général on est devant des discours et des textes où l’on ne voit plus le travail intellectuel, d’équipe, qui a produit ces cartes.

 

Clément Orillard :

À propos de cette question de la nature, on peut citer le travail de l’anthropologue Bernard Picon sur la Camargue. La Camargue est dans les représentations collectives un espace de nature alors qu’elle est en réalité très aménagée, et cela a d’ailleurs fait naitre des conflits importants qui perdurent avec l’appui d’écologues, écologistes, etc. Mais bien sûr la notion de nature dépend de la personne qui énonce le discours.

Dans cet imaginaire hydrologique, est-ce qu’on est pas plutôt dans l’imaginaire des vallées ? Il existe un rapport paradoxal au fleuve, notamment dans l’aménagement des villes nouvelles (avec la Marne par exemple) dans lesquels les vallées sont valorisées mais les fleuves mis à distance. À Cergy, excepté pour Cergy même et la base nautique, on le met à distance avec une perspective, avec l’axe majeur historique.

Le schéma directeur de 1965 est aussi un moment particulier où la géographie pénètre l’urbanisme et est largement mobilisée. On change aussi d’échelle avec le Commissariat général au plan.

La région parisienne a, selon moi, un vrai problème de représentation. La Région parisienne et son périmètre sont un accident de l’histoire, avec pour résultat un périmètre collé à Paris au nord et plus distant au sud. Finalement, ce qui peut faire image, c’est ce fleuve ondulant, et c’est d’ailleurs ce qui sera utilisé par la RATP… Le fleuve est finalement le seul élément qui permet de représenter cet ensemble.

 

Olivier Ratouis :

Je voulais faire remarquer dans le film de Rohmer le bureau complètement vide de M. Hirsch – probablement une salle de réunion. Cela contraste avec le plan présenté qui ressort physiquement sur la table nette, plane, sorte de table rase au sens des architectes-urbanistes, en parfaite contradiction avec ce qui est évoqué : l’imaginaire, le relief, l’hydrologie, etc. Il y a là un contraste intéressant.