Ursula Wieser Benedetti :
Cet exposé sur Shinjuku Gyōen est un fabuleux témoignage de la circulation des informations à la fin du 19e siècle – début du 20e siècle, et de la transmission de modèles au niveau international, et ce avant l’avènement d’Internet. Il est intéressant d’avoir mentionné qu’il n’y a quasiment pas d’archives sur le travail d’Henry Martinet, hormis l’ébauche du projet pour Shinjuku Gyōen. On voit là combien la diversité des sources, et ici notamment le traité d’André et un travail très précis sur ce traité pour chercher des indices, recouper des informations par rapport à des projets existants, permet aussi de mettre au jour certains transferts de savoir-faire, de modèles, de typologies, etc. Shinjuku Gyōen est bien évidemment un exemple absolument épatant de catalyseur de toute une série de dynamiques, notamment les formations en horticulture des paysagistes concepteurs. Le Japon est alors en pleine modernisation et il y a donc de gros enjeux, mais on voit ici que ce projet de parc urbain est fédérateur de réflexions pour réinventer les modèles non seulement de parcs, mais aussi, en creux, les modèles de ville.
Stéphanie de Courtois a mentionné l’Exposition Internationale de 1937 qui elle aussi a un peu joué le rôle de catalyseur, même si elle n’aura finalement pas lieu à Sceaux. Car ces expositions sont aussi des laboratoires d’expérimentation, des moments importants dans l’histoire des pays pour créer de nouvelles infrastructures urbaines et paysagères. Ces projets sont donc fédérateurs et rassemblent toute une série d’acteurs, de penseurs, d’aménageurs et de concepteurs. Cela permet de réinventer des formes urbaines et paysagères, ici, en l’occurrence, de reconstituer et véritablement réinventer un parc historique qui avait quasiment disparu.
Frédéric Pousin :
Merci pour ces exposés vraiment informatifs, très complets. La question de la transformation du parc historique et de sa réinvention est vraiment au cœur de ces deux interventions. J’ai aussi été particulièrement frappé par ce qu’a dit Stéphanie de Courtois sur l’importance du parc historique dans la pensée de l’urbanisme à ce moment-là. Il me semble que le parc historique disparaît après la deuxième guerre mondiale. Dans les années 1950, lorsque se pose à nouveau la question du développement des loisirs et des parcs suburbains comme lieux dans lesquels pourraient se mettre en place de nouvelles activités de loisirs, j’ai l’impression que le parc historique n’est alors plus d’actualité. Est-ce un effet de la guerre ?
Stéphanie de Courtois :
Oui, je pense qu’il y a un effet de la guerre. Dans les années 1940-1942, il y a eu beaucoup de protections de parcs, non pas au titre des monuments historiques mais au titre des sites, donc par le Ministère de ce qui est aujourd’hui la Transition Écologique, alors que la France était en pleine occupation. On classe alors à toute vitesse de très nombreux parcs, pour les protéger non pas du lotissement mais des coupes de bois. Le fait que ces classements aient été faits au titre des sites, et non pas des monuments historiques, a fait bouger les lignes par rapport à ce qu’on connaissait du service des Beaux-Arts et de la protection telle qu’elle avait été lancée par Mérimée. Donc effectivement on a alors une vision du parc qui devient plus organique en quelque sorte, et la dimension historique passe un peu en second plan.
Mais j’ai vraiment été surprise de voir cette force du discours historique. Il faudrait voir si après 1937 déjà on n’en parle pas moins, si c’est en quelque sorte une manière de construire le regard autour d’un nouvel art des jardins français qui ne soit pas historique mais vraiment une nouvelle forme. C’est peut-être parce que ce travail était fait qu’on n’en n’avait plus besoin ensuite, et que la dimension historique prenait alors moins de place.
Ursula Wieser Benedetti :
Ce qui est intéressant à Shinjuku Gyōen c’est que finalement cette typologie occidentale se greffait sur un substrat déjà existant. Ce n’était pas une page blanche, et il serait intéressant de voir comment cela interagit.
Dans la salle :
Ya-t-il des domaines de châteaux qui ont été absorbés par l’urbanisation, à l’inverse de celui du parc de Sceaux à la même période ?
Stéphanie de Courtois :
Oui, il y a eu beaucoup de grignotage, comme à Chatou par exemple. Et c’est ce pourquoi on les protège. Tout le monde est d’accord pour le faire, et ce faisant on ne protège pas une histoire ou un esthétisme mais surtout un espace libre.
Ursula Wieser Benedetti :
Oui, et cela s’inscrit d’ailleurs tout à fait dans le discours de Forestier, qui préconise de protéger des espaces ouverts afin de les pérenniser.
Stéphanie de Courtois :
Oui, c’est l’exemple de Bagatelle qui a été partiellement protégé et partiellement occupé.
Dans la salle :
Forestier est-il finalement intervenu, et a-t-il laissé des traces au parc de Sceaux ?
Stéphanie de Courtois :
Non, il a eu un impact pour dire que ce site était intéressant, et pour dire que l’hypothèse de la restauration n’était pas une piste à suivre. Mais par la suite son projet a été repris par Azéma.
Dans la salle :
Vous n’avez pas évoqué la radiale sud…
Stéphanie de Courtois :
Oui, effectivement. Sceaux marque l’extrémité de la radiale sud, inventée par Jean Claude Nicolas Forestier, qui s’étend du parc du Luxembourg jusqu’au plateau de Saclay.
Frédéric Pousin :
Cette question soulève une remarque sur la différence entre liaisons. Yoko Mizuma a montré à propos de Shinjuku Gyōen que la liaison des parcs se heurtait à un obstacle culturel puissant, celui du sanctuaire et de l’accès au sanctuaire. On a aujourd’hui beaucoup entendu ces termes de liaison, réseau, système de parcs. Peut-on aller plus loin, par exemple sur la distinction entre réseau et système ? Est-ce que dans les usages de ces termes on peut identifier des différences de contenu ? Par ailleurs, cela amène une remarque. Finalement ces systèmes ou ces réseaux n’ont été réalisés qu’en petites parties, par fragments. Certains projets même, comme La route des parcs, portent sur un fragment de liaison. Quel est le statut du fragment par rapport à la totalité ? Il y a là un ensemble de réflexions qui mériteraient d’être approfondies quant à la fabrique métropolitaine, et quant au lien entre jardin, urbanisme, etc.
Stéphanie de Courtois :
Il me semblerait intéressant d’étudier cet architecte du Ministère de la Culture, Robert Danis, qui a dessiné La route des parcs dans les années 1930, et a aussi encadré un certain nombre de restaurations de jardins.
Ils ont bien conscience que le quart sud-ouest est disproportionnellement doté en espaces libres par rapport au reste. Il y a Chantilly qu’il faut inclure et Montreuil, et puis on commence à chercher à l’est des points d’appui.
Ursula Wieser Benedetti :
Cela renvoie à nouveau à l’ordre dans lequel on fait les choses. Comment est-ce qu’on crée l’infrastructure, ici en l’occurrence on s’appuie en l’état sur des réservoirs historiques existants, et donc comment est-ce qu’on connecte l’existant avec le projeté ? Je pense que d’une manière générale, dans toutes les grandes visions métropolitaines, la vision se heurte à la réalité, celle des échelles d’intervention. En paysage on travaille à de très grandes échelles, du moins conceptuellement, et après on se heurte aux limites administratives, départementales, décisionnelles. Qui a l’autorité de mettre en œuvre un schéma directeur ? C’est la mise en œuvre qui pose problème, et la fragmentation des pouvoirs décisionnels fait que sur le terrain aussi c’est finalement fragmenté.
Nathalie Roseau :
Pour aller dans ce sens-là, en vous écoutant je pensais à l’expérience new-yorkaise, à la période de Olmsted and Vaux qui s’est poursuivie avec le plan régional des années 1920, où justement ces grandes visions de systèmes de parcs, de parkways, s’appuyant à la fois sur des espaces existants, parcs et autres réservoirs, et aussi bien sûr des créations, ont atteint leurs ambitions, même si cela n’a pas été réalisé conformément à ce qui était initié. Bien sûr ce sont des projets d’échelles considérables. Mais globalement quand même l’ambition s’est réalisée.
Selon vos recherches, finalement qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Quel enseignement tirer de tous ces grands plans de parcs, de ces projets ?
Vous évoquez le sud-ouest et l’ouest pour La route des parcs, et on comprend pourquoi au regard de sa dimension historique, mais dans les projets d’extension de Paris il a aussi été question d’en créer à l’Est. Quelles étaient les réflexions du côté de ces espaces qui, a priori, étaient moins riches mais portaient quand même un héritage ?
Stéphanie de Courtois :
Pour le moment je ne me suis penchée que sur une très courte période, en vue de l’exposition prochaine.
Nathalie Roseau :
Oui, d’ailleurs la question de l’aéroport se posait pour accueillir les visiteurs de l’Exposition Universelle de 1937, et il y avait un projet de créer l’aéroport international à Trappes (au lieu du Bourget), à l’initiative d’Urbain Cassan… Ce projet développait une perspective d’accès, depuis cet aéroport supposé accueillir des hydravions, jusqu’à Paris, en valorisant l’image de la région parisienne avec des perspectives paysagères, etc.
Stéphanie de Courtois :
Je n’ai pas de réponse concernant l’Est. Pourtant il y avait encore le parc de Champs-sur-Marne qui était privé et qui aurait pu être acquis par l’État, ce qui reste la mère de toutes les solutions… C’est bien cette acquisition des terrains par l’État qui déclenche les projets à Sceaux.
Corinne Jaquand :
Pourquoi Shinjuku Gyōen n’est-il pas intégré dans les réflexions contemporaines sur les espaces verts ?
Yoko Mizuma :
Je dois faire de plus amples recherches mais je pense que cela est dû au fait que ce parc est vraiment un parc lié à la maison impériale, ce qui lui confère un statut particulier, à part. C’est la même chose pour les autres parcs ayant ce statut de « parc du Peuple ».
Ursula Wieser Benedetti :
Pour rebondir sur ce qui a été dit ce matin par Monsieur Ono qui évoquait le fait qu’une certaine politique n’avait pas pu être mis en œuvre faute de financement, parce qu’un certain modèle de fiscalité n’a pas pu être mis en place : comment garantir les modèles de financement de ces projets paysagers, et surtout de grandes infrastructures, qui se font sur le long terme, voire le très long terme ? C’est un peu le nerf de la guerre…
Corinne Jaquand :
Il y a plusieurs paramètres à prendre en compte. Les très grands domaines royaux sont au sud et sud-ouest. Je ne connais pas l’histoire de tous les domaines royaux, de Versailles, de Saint-Cloud mais en gros ils sont restés dans la puissance publique après la Révolution, ce qui n’était pas le cas des domaines aristocratiques qui ont pour beaucoup été démantelés. C’est vrai qu’il y a une dichotomie entre l’ouest et l’est parisien dans la morphologie. Cela dit, il y avait beaucoup de maisons de plaisance aussi à l’est, qui ont été urbanisées ou ont progressivement disparu par vieillissement. Et puis à l’est il y avait un projet, déjà formulé en 1913 dans le fameux rapport Bonnier et Poëte portant sur la ceinture des forts, projet que Forestier reprendra par la suite. Il n’est pas situé dans le même rayon. On est là dans la deuxième couronne de l’époque. Depuis le concours de 1920, avec le projet lauréat de Jaussely, on a l’idée d’avoir un double système autour de Paris. L’un était situé à l’intérieur du département de la Seine, dans la première couronne, avec un croissant vert allant de Saint-Denis jusqu’à Montreuil, en passant par les plateaux. Un autre système portait sur la ceinture des parcs, plus loin, qui devait aussi impliquer les forts de seconde ceinture.
Ce qui a été en jeu aussi dans les années 1920 et 1930 c’était la rétrocession par l’armée des forts de première ceinture, qui ont été rétrocédés au Département puis aux municipalités. Ils étaient impliqués dans les plans d’extension, et il ne restait en fait qu’un tiers de ces terrains libres.
Les débats, assez nombreux à l’époque, montrent que toutes les municipalités n’ont pas pu prendre en charge la fabrication de grands parcs. Le Département les a récupérés, mais il faudrait voir au cas par cas ce qu’il en est advenu. Toutes les idées étaient là mais ce qui manquait c’était une maîtrise d’ouvrage métropolitaine, susceptible non seulement de faire l’achat mais d’avoir le pouvoir d’aménagement. Or dans l’entre-deux-guerres, pour le Grand Paris, le Département a fait des achats mais principalement pour viser des opérations de logements sociaux de type cité-jardin.
Ils n’ont pas fait d’achats, enfin pas beaucoup à ma connaissance, pour de nouveaux parcs. Et puis surtout le Département n’avait pas, de par la loi, la maîtrise de l’aménagement. C’étaient les villes qui l’avaient.
Ursula Wieser Benedetti :
Oui, cela pose la question de l’entité garante du respect de la vision à grande échelle sur le long terme.
Corinne Tiry-Ono :
Pour compléter, dans le cas de Tokyo dans les années 1930, on a une réalité administrative très différente du Grand Paris. Le Japon est alors dans une période de conflits, d’abord avec la Chine puis avec les pays occidentaux, mais administrativement parlant il y a la possibilité de maîtriser un projet de très très grande échelle, notamment à partir du début des années 1940. Mais le Japon est exsangue en raison des coûts colossaux de la guerre. Et ce sont les militaires qui sont au pouvoir. Ils ne sont pas vraiment concernés par les grandes visions urbanistiques…
Après la Seconde Guerre Mondiale, Tokyo devient capitale régionale et on a à nouveau cette volonté de faire un projet à très grande échelle, mais se pose à ce moment la question des moyens financiers. On n’a alors pas les moyens d’acquérir du foncier pour ce projet.
Frédéric Pousin :
Oui, cette remarque sur la réalité administrative technocratique est importante. Mais ce matin le professeur Minomo avait aussi soulevé la question du déficit de professionnels pour mettre en œuvre ces projets. C’est dire que les technocrates ne suffisent pas. Cette remarque me vient à l’esprit parce que Yoko Mizuma a insisté sur l’importance de la formation, de la transformation du jardin historique de Shinjuku Gyōen en un lieu de formation, de la construction d’une école pour les professionnels. Stéphanie de Courtois, elle aussi, a évoqué un projet de formation. Cela montre que la question de la formation des professionnels, que ce soit en horticulture ou en conception paysagère, revient.
Ursula Wieser Benedetti :
Oui, ils sont en phase avec la demande. Il y a des périodes où il y a trop peu de paysagistes par rapport à la demande de projets.
Yoko Mizuma :
Oui, il y a une vraie rupture, au Japon, entre le landscape et l’art des jardins japonais. À la naissance des parcs publics au Japon, le jardin traditionnel japonais n’est pas inclus dans cette réflexion. Et aujourd’hui encore, dans la formation des paysagistes, le jardin japonais est un peu à part. Il y a aussi la forte influence de l’école américaine sur l’enseignement du paysage au Japon, ce qui renforce encore cette rupture. Alors qu’en France on a une vraie continuité dans l’enseignement sur les jardins historiques.
Stéphanie de Courtois :
En l’occurrence cette formation avait toujours été au sein de l’École d’horticulture. Et tout à coup les urbanistes se disent démunis et organisent leur propre formation autour de l’art des jardins. C’est parce qu’il y a alors une nouvelle école française de l’art des jardins qui ne se reconnaît plus du tout dans l’horticulture.
Dominique Lorrain :
Je suis assez frappé par l’intensité des échanges, et je pense que si on faisait les mêmes enquêtes sur l’industrie du gaz, les chemins de fer, ou sur l’assainissement, on verrait que dès le milieu du 19e siècle de très nombreuses sociétés professionnelles se rencontrent lors des expos universelles qui sont des accélérateurs de rencontres, voire d’innovations.
Aujourd’hui, est-ce que c’est la même chose entre nous et les pays émergents, ou y a-t-il autre chose ? Bien sûr, grâce à la connexion Internet, on fait des conférences et tout ça circule, mais je pense qu’on a quelque chose de nouveau, en plus. Quand vous nous racontez l’histoire du paysage au Japon, vous dites en fait qu’on manque tout simplement de professionnels. Donc se met en place un échange franco-japonais au Japon ou un échange avec les États-Unis pour fabriquer des universités dans lesquelles on formera une profession. Mais le problème, de mon point de vue, a été résolu autrement, c’est-à-dire qu’on a dit : on va changer les règles du jeu et on va ouvrir les institutions. Dans ce cas-là, ça veut dire qu’un pays qui veut drainer des capitaux assez importants pour monter des gros projets urbains est obligé de répondre à ces normes d’ouverture. Et dans ce cas-là, l’échange d’idées passe tout simplement par la mise en concurrence, et parfois le succès d’un cabinet d’architecture, d’ingénierie, venu de New York, de San Francisco, ou d’ailleurs, qui vient travailler sur ces projets… Par exemple, si vous regardez comment on a produit les villes des Émirats Arabes Unis et Dubaï, c’est la prescription anglo-américaine qui domine totalement ces projets.
Ces échanges, selon ces modalités anciennes que vous avez décrites, servaient à « faire monter » le niveau de l’autre qui entrait dans le jeu. Puis on a résolu ce problème avec la réforme des institutions et leur ouverture obligatoire pour l’accès aux marchés financiers. C’est plus discret, mais je dirais que c’est terriblement efficace, avec quand même des conséquences importantes. Du coup les différences de conception, les différences de résultats dans la production urbaine sont en train de s’amenuiser. Il y a quand même un nombre non négligeable de grandes métropoles qui sont des clones les unes des autres. Ce qui n’était pas le cas dans l’histoire que vous nous avez racontée toutes les deux.
Ursula Wieser Benedetti :
Il y a aussi une question de vitesse de transmission. Au 19e siècle, le processus d’absorption de l’information, par ces échanges humains entre Martinet et Fukuba par exemple, d’assimilation, d’interprétation et de réinvention est beaucoup plus lent. Internet a annulé la dimension du temps, et la copie des modèles est immédiate. On peut travailler à distance, on peut superposer un modèle sur un autre, et il n’y a plus cette nécessité de s’approprier un savoir, une typologie et de l’intégrer pour pouvoir la réinventer par l’acte du dessin. L’ordinateur court-circuite toutes ces étapes qui ont fait que Shinjuku Gyōen n’est pas un parc d’Édouard André.
Dominique Lorrain :
Oui, cette dimension du temps est fondamentale. C’est ce dont témoigne le livre The great acceleration, pour la finance, l’industrie, la politique de la ville, etc.
Ursula Wieser Benedetti :
D’une certaine façon c’est le processus de transmission qui s’en trouve annulé.
Yoko Mizuma :
Je suis passée rapidement sur les détails mais Fukuba a vraiment essayé de mêler l’art traditionnel des jardins japonais et l’art français, et de s’approprier des savoir-faire étrangers.
Samuel Ripoll :
Vous avez mis en évidence qu’autour de l’objet « parc » se met en place une sorte de réseau réformateur qui m’évoque les travaux de Christian Topalov. On voit bien que derrière le parc s’agrègent plein de projets de société, une sorte de projet politique à travers ces formes urbaines, la question des espaces libres, les parcs publics comme avenir du jardin, etc. Quels sont les autres acteurs, qui ne seraient pas forcément des hommes de l’art, qui s’agrègent à cette réflexion autour de la place du parc dans la société ? Des hommes politiques ? Des journalistes ?
Stéphanie de Courtois :
Le Musée social est vraiment le chaudron dans lequel naissent toutes ces réflexions.
Samuel Ripoll :
Concernant le Japon et ces hommes de l’art français qui vont au Japon, est-ce que ces coopérations restent uniquement dans des dimensions formelles, sur des questions de composition par exemple, ou est-ce que cet aspect de réforme, un peu plus global, de projet politique sur la transformation de la société au travers du parc, passe aussi ? Cette question de démocratie est très présente en France. Est-elle évacuée au Japon ?
Yoko Mizuma :
Non, je pense qu’il y a une vraie volonté politique derrière, qui cherche à réformer les usages. On voulait d’abord faire de Shinjuku Gyōen un lieu diplomatique, et finalement cela a permis l’évolution du paysagisme au Japon.
Corinne Jaquand :
Cette question est intéressante. L’Allemagne, par exemple, au tournant du 20e siècle, a renouvelé sa théorie et sa politique des parcs pour établir des Volkspark, des parcs populaires, avec comme intention de prévenir la lutte des classes grâce à la mixité sociale encouragée dans les espaces publics. Cela s’est accompagné de formulations, bien plus précises qu’en France, sur les classes d’âge (playgrounds pour les petits, espaces pour les exercices physiques des jeunes adultes, etc.).
Concernant ces parcs au Japon, qu’y fait-on en 1900 ? Est-ce un lieu de promenade en famille, comme en France selon les pratiques bourgeoises de l’époque ? Quel rapport entre hommes et femmes ? Qui va dans ces parcs ? Quelle place pour les enfants ? Quand observe-t-on cette occidentalisation apportée par les Américains ? Dans les années 1950 ?
Yoko Mizuma :
Le parc Hibiya était un très bon exemple pour montrer la vie moderne et un peu occidentale telle qu’elle était en train de se « développer » au Japon. Dans un de ses restaurants, on servait des plats occidentaux, avec du pain. On y trouve aussi un terrain de sport, un kiosque à musique, des jets d’eau, et des parterres de fleurs souvent venues de l’étranger. L’idée n’était pas de faire un parc à l’image de la bourgeoisie, mais plutôt à l’image de la vie occidentale.
Corinne Jaquand :
Oui mais en termes de programme, les Français n’étaient pas très en avance en 1900. Il n’y avait pas de terrains de sport. On n’avait pas le droit d’aller sur les pelouses, etc. Au Japon, y avait-il un désir de représentation, comme en France ? On s’habillait pour aller au parc, on apprêtait les enfants… ? J’imagine que le jardin japonais traditionnel, où l’on doit passer seul sur un chemin de petites pierres, traverser des petits ponts, etc., engendre des usages et des attitudes différentes…
Nathalie Roseau :
Il ne se passe pas non plus la même chose dans les parcs en France et au Japon aujourd’hui. Ces évènements comme la célébration de la floraison des cerisiers, établis dès l’époque d’Edo, font du parc même un lieu de contemplation, d’admiration de la nature, des saisons, de cérémonies et de fêtes.
Stéphanie de Courtois :
Oui, cette question des usages réels est importante. C’est pour ça que j’ai cherché des cartes postales. Et j’en ai trouvé énormément qui montrent que ces parcs étaient très fréquentés à la fin du 19e siècle et accueillaient diverses pratiques, activités et fêtes. Les images d’Atget de statues esseulées ne sont pas représentatives de la vie de ces lieux, et il faudrait revoir nos représentations de la vie dans ces parcs. Versailles est bien représenté en tant que lieu festif, mais il n’est pas le seul à avoir permis ce genre d’usage.
Dominique Lorrain :
Dans cette question de l’usage des parcs, il faut prendre en considération la population, qui est celle de la métropole, et la question des moyens de transport pour y accéder ou bien sortir de la ville. À Tokyo, les réseaux de transport sont très efficaces et permettent de sortir très rapidement de la ville pour aller à la mer, par exemple. Donc les citadins n’étaient pas obligés de rester en ville.
En France, une partie de l’imaginaire des parcs est liée à la vie du piéton, un peu piégé dans la ville, auquel on apporte, grâce aux aménités urbaines et aux parcs, un lien avec la nature. Mais quand la métropole explose, grâce aux progrès techniques notamment, les termes du problème changent.
Stéphanie de Courtois :
Je trouve touchant qu’en 1936 on se préoccupe d’humus forestier, de l’importance des sols… Il me semble que de ce point de vue, les urbanistes-jardiniers que sont Forestier et Véra ont joué un rôle important.
Frédéric Pousin :
On a parlé du rôle des forêts, qui diffère de celui des parcs, bien que dans les parcs des années 1970 on voit que la sylviculture participe de la composition des ensembles. Est-ce que dans la période étudiée par Stéphanie de Courtois, on rencontre des discours sur l’arbre, très prégnant dans l’après-guerre ?
Stéphanie de Courtois :
À part Forestier, je ne connais pas d’autres sylviculteurs très impliqués dans ces questions, mais notre discours est probablement déformé par le parisianisme. Ce mouvement des parcs publics est présent partout en France, dans les plans d’extension et d’embellissement de toutes les villes. Et dans certaines régions plus rurales, agricoles, la question de la liaison avec les forêts, les bois, entre en ligne de compte. Nous sommes très motivées avec Corinne Jaquand pour développer ces recherches sur les P.A.E. qui sont en fait d’une grande diversité, ce qui permettra d’élargir notre regard par rapport à ce qui s’est passé à Paris, et sur ces questions sylvicoles qui sont si importantes.
Il me semble qu’à ce moment-là, entre les deux guerres, sur ces questions relatives aux forêts, les Français ne sont pas très proches des Allemands, alors qu’ils le sont davantage au 19e siècle où elles sont très importantes.
Frédéric Pousin :
La question de l’arbre, avant la Seconde Guerre mondiale, est très présente dans la réflexion sur la route dans la formation du paysage, à travers les arbres d’alignement. Y a-t-il du côté des parcs une réflexion similaire ?
Stéphanie de Courtois :
C’est souvent « réserve boisée » / « parc suburbain et historique », on les met souvent dans le même sac.
Ursula Wieser Benedetti :
Pour finir, je voudrais simplement faire résonner cette très belle notion d’embellissement, qui aujourd’hui est un peu négligée, ou même considérée comme un gros mot, et aussi celle d’esthétique que Stéphanie de Courtois a maintes fois évoquée.