Ursula Wieser Benedetti :
Je souhaiterais remercier très cordialement le professeur Ono pour son survol vertigineux de l’histoire des parcs publics à Tokyo. C’était vraiment passionnant, très clair dans la structuration, et cela nous permet de voir le passage de l’époque Edo à l’époque Meiji, l’introduction de nouvelles typologies venant de l’Occident, en partie mises en œuvre ou pas, et la reconversion de structures historiques telles que les sites de temples et ainsi l’apport de nouvelles fonctions et de nouvelles valeurs. On a vu aussi que parfois les hasards de l’histoire font que finalement Tokyo ne ressemble pas à Paris, le hasard d’un fonctionnaire qui change par exemple. Les aléas de l’histoire font que ces phénomènes de transmission sont parfois aussi le fruit du hasard ou de dynamiques un peu aléatoires. D’une manière générale, on voit vraiment combien les parcs urbains sont des véritables laboratoires d’expérimentation de la ville. Durant certaines périodes ce sont des générateurs de villes, ils fédèrent la création de nouveaux bouts de ville ou de nouvelles villes, à d’autres moments ce sont des phénomènes plutôt secondaires qui accompagnent le développement de la ville et qui ne sont pas au cœur de la dynamique. On voit aussi qu’il y a différentes phases dans cette relation des armatures paysagères à l’urbanisation. On a aussi vu que des concepts qui ont été portés par des auteurs comme Frederick Law Olmsted ou Jean-Claude Nicolas Forestier, ceux de réseau, de répartition, de connexion, sont déclinés dans plusieurs cultures et adaptés à un contexte local, tout comme la notion de d’hygiénisme qui avait émergé avec l’industrialisation au 19e siècle en Grande-Bretagne et dans les pays occidentalisés, et dont on a vu au Japon une interprétation assez intéressante. Ces phénomènes de transmission de modèles sont aussi des phénomènes de transculturation, avec une adaptation au contexte local vraiment évidente que vous avez très bien montrée.
J’ai été surtout impressionnée par l’échelle d’intervention. Dans ces phénomènes de création de new towns, après la Seconde Guerre mondiale, des architectes paysagistes sont au cœur de l’action, au cœur de la réflexion sur les villes nouvelles, et c’est donc assez impressionnant en termes d’échelle d’action. C’est aussi une thématique qu’on a retrouvée dans l’intervention de Sonia Keravel sur le parc du Sausset. À quelle échelle sont pensés les parcs, les systèmes de parkways, et à quelle échelle est-on en mesure de les mettre en œuvre ? Je pense que là, l’expérience au Japon montre quand même des échelles d’intervention qui sont impressionnantes, surtout dans la conclusion du professeur Ono et le landscape initiative, qui montre une espèce d’inversion des polarités, où on pense la ville à partir du paysage.
J’ai une question pour Sonia Keravel, c’est celle de la transdisciplinarité. On l’avait vu dans le premier cas des différentes phases de développement à Tokyo : il y avait des phases où des fonctions disparates généraient certaines fabriques du parc urbain à Tokyo. Or ce qu’on voit de plus en plus, c’est cette espèce de vision synthétique qui est rassemblée au cœur d’équipes pluridisciplinaires, qui parfois sont menées par les paysagistes – ou non – et cet aspect est peut-être une des premières pistes de réflexion. Quel est l’apport de cette approche pluridisciplinaire, l’intérêt d’une telle approche et d’une vision systémique plutôt que de procéder par fonctions disparates qui seraient appliquées de manière non coordonnée sur des espaces ?
Toshitarō Minomo :
Ce projet à Tokyo a vraiment été développé selon mon propre point de vue, en tant que paysagiste. À propos du landscape initiative, je ne suis pas sûr que tout le monde ait la même vision…
À propos de la question sur la transmission et celle de la transdisciplinarité, il serait intéressant de regarder comment vont évoluer les notions de parc et d’espace ouvert. Le projet du parc du Sausset a été très en avance sur ces notions et répond, de manière très fluide, à l’évolution du changement de la société.
Il y a beaucoup plus de concours en France qu’au Japon. C’est un très bon outil pour permettre l’émergence de nouveaux concepts, et je regrette beaucoup que la société japonaise n’ait pas assez d’énergie pour organiser ce genre de concours.
Loïc Vadelorge :
Questions pour Sonia Keravel : Dans les archives Corajoud, y a t-il des traces des expériences antérieures, comme celle de La Courneuve dans les années 1920, ou celle du concours d’appel à idées de 1965 pour l’aménagement d’une ville nouvelle universitaire à Deuil-la-Barre, entre Montmagny et Villetaneuse, concours finalement remporté par Fainsilber et Sigurdardottir-Anspach ? C’est un élément important qui fait lien avec le parc de la Villette.
Par ailleurs, y a-t-il une réflexion sur les cimetières autour du projet du Sausset ?
Enfin, il y a un hôpital juste à côté, qui s’appelle l’hôpital Robert Ballanger, et c’est aussi le nom d’un parc qui se trouve juste à côté. Est-ce que c’est le parc municipal d’Aulnay dont tu as parlé dans ton intervention ? Comment s’articule le projet de Corajoud par rapport à un grand équipement tel que ce parc interdépartemental Ballanger ?
Sonia Keravel :
Non, pas de traces de ces projets antérieurs dans les archives Corajoud, et peu de traces de filiations en général, ce qui est assez problématique. Dans ses textes, il fait rarement référence à des filiations si ce n’est celle de Le Nôtre.
Quant aux cimetières, je n’ai pas non plus trouvé des réflexions sur la place des cimetières dans les grands parcs urbains. Je sais que dans le cas du parc de La Courneuve, il y a eu quand même une réflexion sur l’insertion du cimetière dans le parc, mais dans les archives de Corajoud, rien non plus à ce sujet.
Au sujet de l’Hôpital Robert Ballanger à Villepinte, je sais que le bâtiment a servi de repère visuel dans la conception de l’ensemble du parc. C’est-à-dire que c’était toujours un repère, un peu comme les trois châteaux d’eau que j’ai montrés, mais c’est tout, uniquement un repère visuel.
Le parc dont je parlais à Aulnay est un parc municipal qui apparaît en effet dans la continuité du parc du Sausset. Mais le parc Robert Ballanger n’est pas cité du tout par les concepteurs.
Dominique Lorrain :
À propos de l’ordre des faits, question au professeur Ono : quand je vous écoute, j’ai l’impression qu’avant tout on a des parcs, et autour des parcs, la ville. Mais, selon moi, la logique est différente, et même inverse. D’abord, on a un développement de maisons. Ensuite, à cause de la qualité très médiocre de ces habitats, on a des réactions politiques, et le gouvernement est obligé d’y remédier. C’est partout la même histoire, en France, en Europe, aux États-Unis, etc. C’est alors qu’arrivent les infrastructures pour améliorer les transports, la salubrité, etc. Et seulement alors, quand la société devient plus riche, certains suggèrent qu’il serait bien d’aménager des parcs dans ces zones restées libres. Ma compréhension de cette logique de l’histoire des villes est complètement opposée à la vôtre : et les parcs et autres aménités émergent, selon moi, à la toute fin de ce processus. Donc, comment financer ces parcs sur une base viable, si ce ne sont pas des priorités ? Comment lever les fonds ? D’autre part, concernant la planification urbaine, c’est évident que lorsque vous créez un parc dans une zone urbaine, vous augmentez la valeur des propriétés aux alentours de ce parc. Comment partager cette rente ?
Corinne Jaquand :
La station de RER a été mise au milieu du parc, et pas vers Aulnay 3000, là où cela aurait été beaucoup plus agréable pour les gens qui rentrent chez eux. Pourquoi ?
Sonia Keravel :
En fait les rails préexistaient et passaient déjà à cet endroit, donc je pense qu’ils ont tout simplement réutilisé l’infrastructure, ils n’ont pas dévié les rails. C’est une hypothèse et cela reste à vérifier.
Corinne Jaquand :
J’ai beaucoup apprécié la présentation du professeur Ono qui montre des parallèles entre le développement d’idées relatives aux systèmes de parcs en Europe et au Japon. Vous avez bien montré l’esprit de ces années 1920-1930, avec l’émergence de l’idée de parcs interconnectés, mais aussi le manque de politiques plus larges relatives au paysage, avec des commissions et des budgets dédiés. Mais ma question porte sur les gens, leurs loisirs, les jeux, etc. Vous avez évoqué une « théorie rationnelle des loisirs ». Pour les autorités publiques devant acheter des terres pour ces aménagements, la question est : pour qui, pour quels usages ? Est-ce que ce sont des parcs urbains ou suburbains ? Pouvez-vous expliciter cela ? Comment les gens se comportent-ils dans les parcs ? En Europe, l’usage des parcs, initialement liés à l’aristocratie, s’est démocratisé et ouvert à la bourgeoisie, et plus tard aux usages populaires. Vous avez évoqué l’idée que l’usage de ces parcs en tant que lieux de loisirs populaires est considéré comme un danger par la police. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Toshitarō Minomo :
Au début, c’était pour la récréation de la population, mais avec le temps la fonction a changé, et la notion de paysage a été mise en avant. Et aujourd’hui on parle beaucoup de sa fonction d’infrastructure verte. Donc sa fonction a changé avec le temps.
Catherine Franceschi :
Ma question concerne la relation entre ces parcs périurbains et la métropole. Le parc du Sausset est vraiment construit à la limite de la métropole et il est pris sur des terres agricoles. Il y a une volonté de regarder vers les terres agricoles et au-delà, mais cela donne quand même une valeur au terrain qui est différente. Est-ce que finalement ça contribue à limiter l’extension de la métropole, ou au contraire ça a un effet inverse, c’est-à-dire favoriser le prix du foncier et donc la poursuite de sa construction, y compris au-delà du parc, avec l’idée que le parc sera ensuite complètement intégré dans le tissu urbain ?
Et ce système de réseau de parcs qui est souhaité depuis longtemps, avec la ceinture verte notamment, et qui se dessine progressivement, sera-t-il finalement réalisé ? Y parviendra-t-on ? Ici, pour le réaliser, ne serait-il pas intéressant de réintégrer les terrains agricoles dans ce système de parcs, comme lieux de production dans ce système vivant, pour fabriquer, construire et limiter l’extension urbaine ?
Sonia Keravel :
À propos de la limite de la construction ou non, dans le cas du parc du Sausset je pense que ce parc a vraiment contribué à limiter la construction, parce qu’en fait il y avait une pression foncière énorme sur ce terrain, notamment à cause de sa proximité avec l’aéroport Roissy Charles-de-Gaulle. Je ne pense pas que les prix des terrains aient tellement augmenté autour du parc. En réalité, il est finalement assez peu fréquenté. Je vous ai énoncé les chiffres indiqués dans l’étude préalable mais en réalité aujourd’hui ce parc est vraiment sous-fréquenté. Il est fréquenté essentiellement par les habitants de proximité. Il y a une concurrence à l’échelle de la région parisienne avec tous les autres espaces verts, et avec la véritable campagne qui finalement est à la même distance de Paris-centre.
Concernant l’étendue des terres agricoles, ce qui est très intéressant c’est qu’à l’origine on avait l’idée de créer une véritable forêt au nord de Paris, mais aujourd’hui le projet est en train de s’inverser parce que justement, pour répondre à la sous-fréquentation, l’idée est plutôt de s’orienter vers un type de parc agricole. Donc il y a aujourd’hui un retour du pâturage dans le parc, des activités pédagogiques autour d’une ferme urbaine qui est en train de se construire, etc. On observe donc presque une inversion de programme, justement pour faire venir à nouveau une population dans ce parc, et une population à l’échelle de la région parisienne.
Nathalie Roseau :
Ma première question porte sur les risques, en écho notamment à la question des inondations évoquée pour le parc du Sausset. Ont été évoqués à Tokyo les plans de parcs publics notamment suite au tremblement de terre du Kantō, tremblement de terre qui a été suivi de grands incendies, avec des populations qui ont été piégées, etc. De quelle façon cette question du risque a-t-elle été prise en compte dans la conception du plan des parcs publics ? On attend aussi beaucoup des parcs maintenant sur ces questions-là…
Mon deuxième point concerne ce qu’a fait cette expérience des parcs à la profession de paysagiste. En quoi cela a transformé, voire fait naitre ou institutionnalisé la profession ?
Enfin, un troisième point porte sur ce rapport apparemment paradoxal entre massification (on attend du parc qu’il soit dédié à une population importante, avec toute une série de fonctions urbaines) et la nature du parc même qui est aussi d’être un lieu de solitude, de contemplation, pas trop sous pression, voire extérieur à la ville alors qu’en fait il est dédié complètement à la ville… Est-ce que cela pèse finalement sur l’évolution de la vie du parc ?
Ryōhei Ono :
À propos de la première question, au Japon effectivement le parc public est de plus en plus sollicité comme moyen d’atténuation des risques, effectivement lors de séismes, mais il est aussi pensé contre les inondations, car il y a aujourd’hui beaucoup d’inondations au Japon. Donc le parc est vraiment pensé comme un espace qui peut absorber l’eau, une infrastructure de plus en plus importante vis-à-vis des catastrophes naturelles imprévisibles.
Toshitarō Minomo :
L’idée c’est vraiment de diminuer les dégâts. Le parc a d’abord été conçu avec l’idée de prévenir les risques. Mais aujourd’hui on pense davantage à limiter les dégâts de ces phénomènes imprévisibles, et aussi comment vivre avec ces catastrophes naturelles. De ce point de vue-là le parc change vraiment de rôle dans la société japonaise.
Sonia Keravel :
Sur cette question des risques au Sausset, dans le programme ce qui était prévu à la place du bocage c’était une réponse très technique, avec un bassin d’écrêtage des eaux pluviales pour éviter les inondations. Ce qu’a proposé l’équipe de Corajoud, grâce à un travail transdisciplinaire avec des techniciens et des ingénieurs, c’est ce système de bocage pour encaisser les crues, ce qui était vraiment nouveau à l’époque. Aujourd’hui cette solution nous paraît très banale sans doute mais c’était une nouveauté pour l’époque.
Pour revenir sur ce qu’a fait l’expérience des parcs à la profession, ces moments de concours sont toujours des moments extrêmement diffusés dans la presse, des moments de débats interprofessionnels sur la question de la conception des parcs entre les urbanistes, les architectes, les paysagistes, qui font toujours avancer la profession. C’est intéressant de voir que Monsieur Minomo parlait de la Villette comme d’une défaite pour les Japonais, mais je crois que ça a aussi été une défaite pour les paysagistes, puisque c’est un architecte qui a été retenu ! Mais, malgré tout, cela a été aussi un moment de changement et de remise en cause importante pour les paysagistes.
Toshitarō Minomo :
Aujourd’hui la mission des paysagistes ce n’est plus de reconstruire des parcs publics mais comment gérer et aménager les parcs déjà existants, les amener à se renouveler, comment les remettre en valeur.
Ursula Wieser Benedetti :
En guise de conclusion peut-être, nous avons eu énormément de questions d’ordre fonctionnel, administratif, voire la question de valeur financière, mais je souhaite aussi évoquer le fait que cette session, lors des trois interventions, a aussi été l’occasion de constater combien les parcs sont l’incarnation de l’imaginaire que projette une société sur son environnement, aussi bien à l’époque historique, où l’on voit que certaines forêts sacrées se muent en parcs publics au milieu de la ville, que plus récemment, dans le cas du parc Sausset de Corajoud, où on voit la projection de certains motifs historiques comme les tracés des forêts royales, la forêt « typique » et peut-être presque archétypale. On fait appel à ces motifs du passé, en les déclinant, pour avoir des visions du futur. Je pense que c’est rassurant et que ce sont des pistes de réflexion très encourageantes pour les visions futures des parcs urbains.