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Session 2 :La mobilisation de l’expertise française dans l’aménagement urbain chinois : Shanghai dans les années 1980-1990

par Carine Henriot

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DOI

10.25580/IGP.2022.0015

Carine Henriot est maîtresse de conférences à l’Université de technologie de Compiègne et au laboratoire AVENUES.


La ville de Shanghai située en Chine de l’Est est avant tout un symbole : celui d’une Chine arrachée au gouvernement impérial en 1842. Le secteur du Bund est rapidement transformé en ville portuaire prospère, avant de devenir au début du XXe siècle une métropole cosmopolite, ouverte aux étrangers sous la forme de territoires extraterritoriaux. Une concession britannique puis une concession française sont rapidement créées, jouxtant la vieille ville chinoise et ses quartiers périphériques. Comme le souligne Marie-Claire Bergère, la ville est morcelée en plusieurs juridictions (britannique, puis internationale, française et chinoise). Il n’est dès lors pas question d’une production urbaine unique, mais de plusieurs productions urbaines, alimentées par des expertises occidentales, européennes puis nord-américaines. Parmi ces influences, la France occupe un rôle particulier. La concession internationale fondée en 1863, n’inclut toutefois pas le territoire de la concession française. De cette production urbaine alimentée par des circulations d’expertises internationales témoignent encore aujourd’hui les architectures remarquables des banques et des grands hôtels du Bund, situé au nord de la vieille ville chinoise. La concession française accueille quant à elle de manière privilégiée, entre 1860 et la fin des années 1930, un habitat collectif conçu et aménagé pour les classes moyennes et ouvrières : le lilong, forme locale d’architecture vernaculaire.

Ce paysage urbain composite est “gelé”, toujours selon l’expression de Marie-Claire Bergère, dans les années 1940, lorsque les concessions sont occupées par les troupes nippones en 1941, rétrocédées de fait en 1943, avant que les derniers européens soient évacués avant la prise de Shanghai par les communistes en 1949. Dans les années 1950, la production urbaine shanghaienne révèle ses influences soviétiques par l’édification de cités ouvrières, appelés (xin cun), en lieu et place des anciens bidonvilles et des zones maraichères. Toutefois, la mise au pas économique de Shanghai par une économie planifiée à Pékin et la rupture sino-soviétique de 1960 renforcent l’isolement international de Shanghai, ce qui atrophie ses capacités de renouvellement urbain.

Il faut attendre les années 1980 pour que le statu quo de Shanghai évolue. L’ouverture denguiste autorise puis encourage les premiers échanges scientifiques et professionnels : l’expertise urbaine internationale est réintroduite en Chine. Des institutions étrangères cherchent à mettre en œuvre une politique d’aide au développement, à mettre en avant leur expertise nationale pour favoriser l’ouverture de nouveaux marchés. Des visites officielles de délégations étrangères publiques et parapubliques se multiplient, comme en témoigne l’exemple des relations sino-françaises. Les archives de deux voyages effectués respectivement en juillet 1977 et juin 1978 par des élèves des promotions XXII et XXIII de l’École nationale des Travaux publics de l’État (ENTPE) mais aussi des pièces relatives à un voyage du ministre de l’Environnement et du cadre de vie (MECV) en Chine et d’un colloque organisé en avril 1980 à Paris sur « Le nouvel espace chinois » ont ainsi été mises à jour[1]. En 1984, la mission interministérielle de l’information scientifique et technique (MINIST) française, accompagnée de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France (IAURIF), en charge de la veille et de la prospective pour les villes nouvelles franciliennes, rencontrent les instituts d’information scientifique et technique des municipalités de Pékin et de Shanghai[2]. À la fin des années 1980, des échanges réguliers, bien que difficiles, sont entretenus entre l’IAURIF et les responsables en charge de la planification des villes-satellites de Shanghai[3] et de Pékin[4]. La montée en puissance d’hommes politiques originaires de Chine de l’Est au niveau de l’appareil d’État participe d’une capacité d’action renouvelée à Shanghai. Jiang Zemin devient maire en 1984, secrétaire général du Comité du PCC pour la municipalité et membre du bureau politique du comité central en 1988, puis secrétaire général du PCC en 1989, suite aux évènements de Tian’anmen. En 1990, la nouvelle zone de Pudong censée incarnée la modernisation shanghaienne est créée, impulsée par Zhu Rongji, successeur de Jiang Zemin au poste de maire de Shanghai, avant d’être appelé lui aussi appelé au sein de l’appareil d’État en tant que vice-premier ministre en avril 1991.

 

Cette exportation de l’expertise française en direction de la Chine s’effectue via :

  • La DAEI (Direction des affaires économiques et internationales du ministère de l’Équipement) dont c’est la mission principale.
  • L’IAURIF (Institut d’Aménagement et d’urbanisme de la région Ile-de-France) est un acteur global et majeur de l’expertise urbanistique française à l’export ; il présente pour particularité d’avoir mené une politique de coopération décentralisée avant 1992 et la promulgation d’un cadre juridique dédié.
  • L’IFA (Institut français d’architecture) a développé une action spécifique dans sa mission recherche inter-école d’architecture qui lui a permis d’être présente très tôt à l’international, en Chine en particulier.

 

Globalement, si ces initiatives françaises en Chine sont le fruit d’acteurs différents, l’action urbanistique française à l’export semble plutôt sectorisée et coordonnée. Une forme de sectorisation de l’export de l’expertise française en Chine peut être observée dans les années 1980 et au tout début des années 1990 : l’IAURIF se charge de planification, l’IFA d’architecture, tandis que la DAEI intervient sur des expertises et des objets techniques très opérationnels. L’ensemble apparait relativement coordonné, notamment grâce à l’action d’Yves Cousquer alors à la tête de la DAEI. De manière plus anecdotique mais tout autant déterminante, il importe d’être attentifs aux signaux faibles. Certains acteurs facilitent et véhiculent cette expertise française en Chine, dans différentes configurations de coopération ; ils deviennent des agents de transferts récurrents. C’est par exemple le cas de l’ingénieur Lu Shuyu qui sert d’interprète et d’assistant à Pierre Clément dans les années 1980 à l’IFA, puis à Jacques Gauran auprès de la DAEI au début des années 1990. La reconnaissance de cette expertise française à l’international comme en Chine au tournant des années 1990 nous incite à poursuivre nos recherches selon une approche institutionnaliste, tout en restant attentifs aux agents de transferts qui favorisent l’export de cette expertise.