Cette première partie est née d’un étonnement, toujours aussi fort aujourd’hui, face à un fait identifié depuis longtemps grâce à une étude réalisée par Rémi Baudoui sur l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris fondé en 1919[1]. Cette étude avait en effet montré un flux très important d’étudiants chinois dans ce lieu majeur de la formation à l’urbanisme.
L’histoire de l’enseignement supérieur en général reste encore à écrire comme celle plus précisément des formations du métier du cadre bâti. Néanmoins, ces dernières sont désormais mieux connues en ce qui concerne le XXe siècle, notamment grâce, pour ce qui est de l’architecture, au programme de recherche de HEnsA20[2] et, pour ce qui est de l’ingénierie, à l’ouvrage d’Hélène Vacher et André Guillerme concernant l’Ecole supérieure des travaux publics (ESTP)[3]. La dimension internationale de l’enseignement de l’architecture a fait l’objet d’un Cahier HEnsA20[4] et c’est aussi un aspect important de l’ouvrage sur l’ESTP[5]. Par ailleurs, avec Laurent Coudroy de Lille, nous avons ébauché un travail du même type sur l’enseignement de l’urbanisme à partir du cas de l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris.
La dimension internationale de l’enseignement supérieur est encore plus largement méconnue. A notre connaissance, seule la thèse de Guillaume Troncher sur la diplomatie de l’Université de Paris durant la troisième République examine le sujet[6], mais celle-ci n’évoque pas le cas particulier de la Chine. Pourtant l’enseignement supérieur français joue un rôle important dans les échanges internationaux. Les travaux de Laurence Badel sur l’histoire de la diplomatie montrent que la France a été distancée dés le début du XXe siècle par la Grande-Bretagne et l’Allemagne dans le secteur de la diplomatie économique alors qu’en parallèle elle développé de manière précoce une diplomatie culturelle structurée, notamment grâce à l’enseignement supérieur[7]. Cette diplomatie culturelle s’appuie sur la diffusion à l’échelle internationale d’éléments structurant de l’enseignement supérieur français tel que le positivisme d’Auguste Comte, le modèle de l’architecte Beaux-Arts ou la figure de l’ingénieur français des travaux publics, cette dernière étant portée par les grandes entreprises de travaux publics à la conquête de marchés internationaux[8]. À partir de 1911 l’État favorise directement ce mouvement d’exportation de la culture française en soutenant le réseau des Alliances Françaises, réseau fondé en 1883, à l’origine pour soutenir l’effort colonial et qui s’est finalement avéré entretenir une sphère informelle d’influence française[9]. Ce « soft power » français et cette forme de francophilie vont rencontrer la demande de plusieurs pays pour alimenter les politiques publiques de modernisation socio-économique. Cet effort général touche aussi l’enseignement supérieur, notamment en Amérique Latine. Dès 1908, est mise en place un « Groupements des universités et grandes écoles de France pour les relations avec l’Amérique latine » dont le siège sera installé à l’université de Paris. En Argentine, cette fondation est secondée en 1921 par l’Institut de l’université de Paris à Buenos Aires, qui existe toujours aujourd’hui, tandis que l’Argentine fonde à Paris en 1924, parallèlement à la création de la Maison de l’Argentine à la Cité universitaire internationale, l’Institut des universités argentines à Paris[10]. Ce mouvement a fortement touché l’enseignement de l’architecture, l’urbanisme et l’ingénierie.
Le cas de la Chine est encore largement sous-étudié. On peut néanmoins évoquer le mouvement Travail-Étude lancé vers 1912 et qui fait venir en France de nombreux étudiants, dont les futurs leaders du Parti communiste chinois Zhou Enlai et Deng Xiaoping. En 1921 ce mouvement bénéficie de la constitution à Lyon d’un lieu d’accueil spécifique, l’Institut franco-chinois est fondé à Lyon. Il est à replacer dans un contexte plus général d’initiatives en matière d’enseignement supérieur analysé par Nicole Bansacq-Tixier dans son travail sur la diplomatie française en Chine[11]. Dès le début du XXe siècle, il existe ainsi des structures de formations francophones en Chine, comme l’Université l’Aurore ou les écoles jésuites à Shanghai, mais elles restent très limitées. En 1906, une Association amicale franco-chinoise est créée pour accueillir les étudiants chinois en France. Néanmoins l’effort de la France est très différent de celui mis en place par les États-Unis, notamment lorsque ces derniers décident, dès 1909, de convertir une partie de l’indemnité versée par la Chine au titre de la guerre des Boxers en bourses pour accompagner la venue d’étudiants chinois dans les universités américaines. Ce soutien financier suscite l’arrivée massive d’étudiants chinois formant une filière de formation importante aux États-Unis et a contribué à alimenter le soft power étasunien. Malgré tout, il existe une francophilie au sein d’une partie de l’élite chinoise à partir de la Révolution en 1911 représentée en particulier par un acteur majeur de la réforme de l’enseignement en Chine, Cai Yuanpei. Les études manquent néanmoins pour la qualifier et la quantifier plus précisément.
Dans cette histoire, le cas des professions du cadre bâti reste encore obscur et mériterait une étude systématique que nous ne faisons qu’ébaucher ici. La Chine a été bien identifiée au début du XXe siècle comme l’un des principaux futurs marchés pour les grandes entreprises de travaux publics françaises, comme l’indique Dominique Barjot[12] mais quel en est l’impact sur la formation ? Le travail que nous présente Hélène Vacher permet d’apporter un début de réponse à travers le cas de l’ESTP. Par ailleurs, du côté de l’architecture, le modèle de l’enseignement Beaux-Arts, développé à Paris, occupe une place importante dans la formation « moderne » des architectes chinois dans la première moitié du XXe siècle mais à travers les universités américaines où ce modèle avait été importé auparavant comme l’a montré un colloque international tenu en 2003 à l’université de Pennsylvanie porté par Jeffrey W. Cody, Nancy S. Steinhardt et Tony Atkin[13]. Que se passe-t-il parallèlement en France ? A travers l’analyse de deux parcours, Judy Loach nous montre qu’il a existé une filière à travers le mouvement Travail-Etudes. Enfin, comment comprendre plus spécifiquement le public chinois important à l’Institut de l’urbanisme de l’Université de Paris durant l’entre-deux-guerres identifié par Rémi Baudoui ? Malgré des données très lacunaires, l’analyse du flux, des mémoires soutenus et de quelques parcours d’étudiants par Léonie Brissiaud, Laurent Coudroy de Lille et Clément Orillard permet d’apporter un début de réponse.