Je ne suis pas spécialiste de l’histoire de la photographie, et pas encore de l’histoire du tourisme, puisque j’ai pris mon poste aux Archives nationales le 1er septembre dernier. Dès mon arrivée, j’ai cependant été frappée par l’intérêt que présente la photothèque du tourisme, placée dans mon périmètre, qui mériterait d’être davantage exploitée. Cette photothèque n’a bien sûr pas été conçue directement pour documenter les changements métropolitains mais elle s’intéresse à tout ce qui disparaît ou apparaît et, en somme, à l’image que l’on souhaite donner de la France. Elle a déjà fait l’objet d’études[1], d’une exposition à Fontainebleau, et, en 2020, d’un mémoire de master 2 par Cindy Hourdebaigt[2].
Après la Seconde Guerre mondiale, le développement du tourisme en France commence à prendre une importance majeure, en lien avec les différents plans d’aménagement du territoire. Le pays cherche à se reconstruire, à rétablir son économie et à attirer le plus de touristes étrangers possible sur son territoire. Dans ce cadre est lancée une politique de propagande touristique massive, organisée par l’État. J’emploie le terme de « propagande » puisque c’est celui qui utilisé à l’époque, sans la connotation péjorative d’aujourd’hui. Cette politique se traduit par la mise en place de campagnes photographiques afin de constituer une imposante photothèque au service de l’administration du tourisme. Cette photothèque a été versée aux Archives nationales en 1984. Actuellement, la photothèque du tourisme comporte environ à 25 000 images, en noir et blanc ou en couleur, de formats variés (plaques de verre, tirages papier, négatifs, ektachromes, etc.). Elle offre un très riche aperçu de la France telle qu’on souhaite la « vendre » à l’étranger pendant la période des Trente Glorieuses, et concerne tout le territoire national. Pour cette journée d’études, j’ai sélectionné des images centrées sur Paris et ce qui forme aujourd’hui le Grand Paris, images qui sont d’ailleurs très nombreuses puisque la capitale est un grand thème touristique.
L’implication de l’État dans le domaine du tourisme a été tardive et s’est surtout exprimée après la Seconde Guerre mondiale. C’est en 1910 qu’est mise en place la première organisation administrative du tourisme avec l’Office national du tourisme[3]. Suite à des difficultés diverses il est remplacé en 1935 par un premier Commissariat général au Tourisme, transformé en 1940 en secrétariat d’État. Ce dernier redevient un Commissariat en 1946, date à laquelle la photothèque est créée. De 1952 à 1959 il devient brièvement une Direction générale du Tourisme puis il reprend le nom de Commissariat en 1959, jusqu’à une nouvelle organisation en 1974[4].
Un décret du 19 juin 1959 mentionne spécifiquement, parmi les missions générales du Commissariat, la coordination de la propagande touristique dans le but de « faire connaître les réalisations françaises de tous ordres, qu’elles soient artistiques, scientifiques, techniques ou sociales ». Il s’agit ainsi de disposer d’un véritable inventaire des richesses touristiques du pays, au-delà de simples vues de plage ou de monuments historiques. La propagande est ainsi l’une des tâches les plus importantes du Commissariat général, et elle consomme la plus grande partie de son budget. Pour exemple, en 1965 la propagande concerne 70% du budget voté.
L’administration en charge de la photothèque du tourisme est composée des services centraux à Paris (avenue de l’Opéra) et de bureaux à l’étranger qui organisent sur place la propagande, à partir de la photothèque rassemblée à Paris. Tous les pays du monde ne sont pas concernés, mais seulement ceux dont les ressortissants sont des potentiels touristes de la France.
En mars 1946, à ses débuts, le service d’information et de propagande du Commissariat général au Tourisme ne dispose d’aucune documentation ni publication à distribuer. Au mois d’octobre de cette même année, il déclare avoir acquis deux mille clichés ou négatifs, et estime pouvoir augmenter ce chiffre à 8 000 avant la fin de l’année. La photothèque du tourisme est née et ne va alors cesser d’être augmentée pendant les années qui suivent. En 1958, la Direction générale du Tourisme a acquis pour sa photothèque 29 331 clichés, dont 12 800 en couleur. La dépense totale au début des années 60 pour les acquisitions de photographies est de l’ordre de 250 à 300 millions d’anciens francs[5].
En 1961, seize personnes travaillent au bureau des éditions, placé au sein de la sous-direction de la propagande[6]. Quatre personnes s’occupent spécifiquement de la photothèque, deux pour les noir et blanc et deux pour la couleur. À cette époque, les clichés sont stockés dans des classeurs Ronéo, et l’on déplore qu’à part le personnel du bureau des éditions peu de personnes en connaissent l’existence et viennent les consulter. Une tentative d’ouverture de cette photothèque est alors faite vers d’autres institutions, des journaux ou des personnes privées.
Les photographies conservées ne sont pas datées, ce qui pose souvent des difficultés pour identifier exactement la période concernée par le cliché. En raison d’une documentation lacunaire, il est également difficile de savoir de quelle façon elles sont entrées dans la photothèque. Il est vraisemblable que le Commissariat général achète des clichés auprès d’agences, ou passe directement commande auprès de photographes. Certains de ces photographes sont très célèbres, d’autres moins connus.
Janine Niépce a, par exemple, réalisé pour le Commissariat général au Tourisme des campagnes de prise de vue, juste après la Seconde Guerre mondiale, sur tout le territoire et en particulier à Paris. Dans la postface de son livre France elle écrit ainsi :
« J’ai travaillé à Paris et en province pour mon premier client, le commissariat au Tourisme. J’avais obtenu de photographier ce qui disparaissait : un maréchal ferrant, le dernier corbillard tiré par un cheval de labour noir […]. La vie dans les villes nouvelles, l’impact de la télévision, l’attrait pour les « arts ménagers », les écoles, les hôpitaux, les usines reconstruites faisaient parties des commandes. Je découvrais mon pays. »
Les thèmes concernés par la commande sont donc très variés et vont au-delà de ce qu’on s’attendrait à trouver dans une photothèque du tourisme.
Les Archives nationales conservent à titre exceptionnel un marché passé le 18 mai 1965 avec Alain Perceval pour l’achat de vues aériennes couleurs, pour un montant de 13 700 francs[7]. Le Commissariat a ensuite payé un droit de reproduction de 250 francs pour pouvoir reproduire l’un des clichés qui représente Paris vu du ciel, pour une affiche.
La couleur prend une part de plus en plus importante dans les photographies car, selon une étude de 1968 sur la propagande aux États-Unis, les affiches en couleur constituent là-bas le seul moyen de publicité, l’américain étant très conditionné dans sa vie quotidienne par l’image en couleur. Cette étude estime qu’un américain ne regarderait même pas une affiche qui serait en noir et blanc[8].
L’inventaire de cette photothèque est accessible en ligne depuis le site des Archives nationales.
https://www.archives-nationales.culture.gouv.fr/
Le plus simple est d’entrer dans la « salle des inventaires virtuelle » puis d’ouvrir l’onglet « producteurs d’archives » et faire une recherche avancée par producteur, ici « photothèque du tourisme ».
Plusieurs instruments de recherche décrivent les photographies pièce par pièce, avec cote, numéro et référence attribuée par le commissariat, ainsi que le nom du photographe. Les photographies ne sont actuellement pas numérisées et donc pas disponibles en ligne, essentiellement pour des questions de droits. Il faudrait faire une grande campagne pour demander les droits à tous les ayants droit, et cela n’a été fait pour l’instant que pour les affiches produites par l’administration du Tourisme.
Pour cette communication j’ai essentiellement utilisé des tirages noir et blanc, plus faciles à manier que les plaques de verre. Certains sont des petits clichés de quelques centimètres, collés ou agrafés sur des fiches cartonnées. Pour exemple, sur une planche consacrée au Sacré Cœur est indiqué le thème général, le lieu, le nom des différents photographes, et un numéro qui doit probablement servir à retrouver le négatif[9]. Cette planche montre des clichés de plusieurs photographes rassemblés autour de ce thème (Louchet, Niépce, Ritzan, Camlazard, Boulas, etc). Certains clichés sont barrés, une indication de la disparition du négatif. Certaines sont recadrées, probablement par le service du Commissariat.
Comment sont choisis les thèmes ? Il semble que la propagande soit arrêtée pour un an par le Commissariat général, suite à des études et statistiques réalisées par les services centraux à Paris et par les représentants à l’étranger. Les thèmes retenus peuvent être très généraux (la mer, la montagne, les monuments, la gastronomie, etc.). Ils peuvent être plus régionaux ou liés à une actualité particulière. Paris et la région parisienne font partie des thèmes très demandés à l’étranger. Lors de la commission des éditions de 1959, les délégués des bureaux étrangers réclament plus de brochures sur Paris, et moins sur les autres régions car ces dernières ne sont pas écoulées, à l’exception de celles portant sur la côte d’Azur. À cette occasion, on demande à ce que les photographies acquises par la photothèque deviennent plus artistiques, plus vivantes et animées[10].
On conserve aussi de très nombreuses de photographies d’œuvres de musées, très utilisées par les guides touristiques, ainsi que des portraits de personnalités. Une série de photographies de célébrité a notamment été réalisée par Erwin Marton[11]. On trouve aussi des clichés sur la mode[12], les champs de courses de Vincennes[13], les petits métiers en voie de disparition ou des métiers modernes[14]. Janine Niépce s’est particulièrement intéressée aux femmes et aux métiers qu’elles exercent, proposant une alternative aux représentations de la femme objet[15]. Dans le thème « monument », on trouve la basilique de Saint-Denis[16] mais aussi des architectures plus modernes comme l’aéroport du Bourget[17], la Maison de la radio en cours de construction[18] ou un complexe scolaire à Chaville[19]. Ces clichés, inattendus dans cette photothèque dédiée au tourisme, témoignent d’une volonté de documenter également les changements métropolitains.
Cette photothèque est régulièrement sollicitée pour la réalisation d’affiches ou de brochures, documents également conservés aux Archives nationales. [ Voir Fig. 1 ] [ Voir Fig. 2 ] [ Voir Fig. 3 ] [ Voir Fig. 4 ] Cela permet d’avoir une idée des photographies effectivement utilisées par la politique de propagande. Le commissariat général est son propre éditeur. Il conçoit lui-même ses documents de propagande, en tout cas à l’échelle générale. Pour les documents plus locaux, il apporte un soutien financier et technique. Il supervise également la production de films touristiques pour lesquelles il fait appel à des réalisateurs.
Un peu moins de mille affiches sont conservées, et, au contraire des photographies, elles ont fait l’objet d’une campagne de numérisation, de demandes de droit et de mise en ligne.
Elles sont visibles dans la « salle des inventaires virtuelle » sous l’onglet « archives numérisées ».
On conserve également des prospectus, 1324 pour la France et 1216 pour les pays étrangers. Pour exemple, un guide a été produit en 1946 pour convaincre les soldats alliés de revenir à Paris[20]. Un guide semblable présente la côte d’Azur. On y trouve des vues de photographes renommés comme Robert Doisneau ou Marcel Bovis.
Du fait de leur utilisation à l’étranger ces brochures et dépliants sont publiés en plusieurs langues, français, anglais, espagnol, italien, ou encore en japonais, ce qui témoigne d’une mondialisation du tourisme à partir des années 60. Une étude de 1966 précise que les besoins sont différents selon les pays. Les pays lointains comme l’Amérique du Nord, l’Amérique du sud et le Japon demandent à voir surtout de belles photographies, associées à peu de textes, alors que les pays proches souhaitent des brochures illustrées mais avec des renseignements plus complets[21].
En 1981, le conservateur du Musée national du château de Pau écrit à l’administration qui succède au Commissariat général du Tourisme, pour se plaindre de la photographie utilisée pour représenter la chambre natale d’Henri IV dans un guide nouvellement publié, photographie qui montre cette chambre dans son état d’avant-guerre[22]. Celui-ci trouve très regrettable que l’actualité des clichés ne soit pas fournie. Au-delà de ce caractère regrettable, cela montre en tout cas la longévité de l’utilisation des photographies qui ont été rassemblées par le Commissariat général au Tourisme.