« Photographier le Grand Paris » : l’énoncé semble désigner un objet de recherche préétabli, associant un médium, la photographie, et un sujet, le Grand Paris. Un corpus se formerait de lui-même, qu’il suffirait d’agencer pour obtenir un « portrait » de la métropole française. L’omniprésence des images, et notamment des images photographiques, dans les recherches portant sur le Grand Paris et son histoire, concourt à cette évidence : il existe des photographies du Grand Paris. Certes. Mais à y regarder de plus près, ce qui apparaissait comme un énoncé descriptif se révèle porteur d’une double problématique et conduit à l’ouverture d’un véritable chantier de recherche.
D’une part le sujet de ces images, le Grand Paris, est en lui-même un objet complexe dont l’acception et la définition varient dans le temps et selon le point de vue adopté. Désigne-t-on par là une entité administrative, un espace géographique, une représentation politique ? Les travaux des chercheurs menés depuis plusieurs années au sein du collectif Inventer le Grand Paris n’ont eu de cesse de révéler la complexité des réalités historiques, géographiques et symboliques que recouvre cette terminologie. Si saisir le Grand Paris n’est pas une chose aisée, le mettre en image l’est encore moins. En effet, s’agit-il de réunir tous les clichés représentant une aire géographique déterminée, au risque de réunir des corpus ou d’en scinder d’autres en promouvant une lecture anachronique de l’archive ? Par exemple si l’on décidait de rassembler les images photographiques de la banlieue Nord-Est au prétexte que les activités industrieuses et les classes populaires s’y trouvent concentrées et que l’accès à leur visibilité constitue un enjeu, nous serions amenés à faire converger des travaux photographiques produits dans des contextes très différents comme la couverture par la photographe Sabine Ehrmann du tramway de la Seine Saint -Denis commanditée par le Conseil Général[1] et les travaux de l’Observatoire photographique du paysage de la ville de Montreuil réalisé par Anne Favret et Patrick Manez[2]. Ou bien doit-on se concentrer sur des périodes singulières marquées par une forme d’expansion métropolitaine ? Le début du vingtième siècle, par exemple, ou l’aménagement des villes nouvelles ? Dans l’œuvre des photographes Vera Cardot et Pierre Joly qui ont photographié l’architecture[3], cela a-t-il du sens d’isoler les reportages réalisés dans les villes nouvelles ? Enfin plus largement, dans quelle mesure peut-on parler de figures visuelles spécifiquement métropolitaines ? Des études comparées permettront-elles d’identifier des figures métropolitaines par-delà la singularité des histoires nationales et locales ?
D’autre part, le terme même de « photographier » n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît. Il désigne tout à la fois une pratique, qui se traduit par une expérience du terrain, un objet, soit les images réalisées et conservées, mais aussi une représentation, entendue ici comme une proposition visuelle qui s’insère dans une pratique discursive plus large. Une pratique, un objet et une représentation qui ont noué historiquement des liens complexes avec l’aménagement du territoire[4]. Tantôt outil de dénonciation, de promotion, de documentation, de projection, l’image photographique participe tout autant à la conceptualisation, à la mise en œuvre, à la valorisation et à la critique des réalisations des aménageurs du territoire. Le rôle et la place attribués aux photographes comme à leurs images se modifient au fil des époques et des tendances. Initialement considérés comme des opérateurs, par exemple lorsque le ministère de la Reconstruction envoie les photographes de son service documenter ses nouvelles réalisations, ils sont promus au rang d’auteurs qui proposent un point de vue sur les évolutions urbaines, , on peut penser ici à Robert Doisneau mandaté par la DATAR portant son regard sur la banlieue parisienne[5], et aujourd’hui on leur demande d’être des précurseurs, par exemple lorsque les photographes sont invités par les Regards du Grand Paris [6]à donner à voir l’imaginaire urbain du territoire métropolitain en mutation . Cette fluctuation de l’usage des images photographiques comme de la place accordée à la pratique photographique et aux photographes dans le temps croise ainsi une histoire du Grand Paris elle-même en mouvement.
« Photographier le Grand Paris » : l’énoncé ouvre ainsi un chantier de recherche spécifique qui vient s’insérer et dialoguer avec celui de la construction de la métropole parisienne. Il nécessite de revenir tout autant sur les liens tissés entre la photographie, sa pratique, ses représentations, ses usages et l’aménagement du territoire, entendu ici dans une acception large. La photographie a été sollicitée à moulte reprises dans l’aménagement et la gestion des territoires, ce depuis la destination des premières photographie aériennes à la réalisation du cadastre, en passant par la mobilisation de l’image pour la défense et la préservation des sites et des paysages, l’accompagnement de la construction des voies ferrées et de routes, jusqu’aux commandes publiques qui se veulent au service d’une politique nationale ou régionale de construction du territoire en en assurant la promotion.
L’ampleur de la tâche nécessite de conserver une approche à la fois modeste et dialectique.
Modeste, car il ne s’agit pas de s’aventurer dans une démarche d’inventaire des clichés liés, de près ou de loin, au Grand Paris mais plutôt de poser le plus justement possible les conditions de sélection et d’analyse de plusieurs études de cas qui peuvent être des commandes spécifiques, des démarches photographiques, des usages de la photographie. Quelle représentativité souhaite-t-on mettre en avant au regard de l’extension métropolitaine d’une part, de la production visuelle d’autre part ?
Dialectique, car l’analyse des croisements des différentes historiographies à l’œuvre – photographique, urbanistique, architecturale et paysagère – exige une agilité de réflexion qui puisse aller de l’analyse rétrospective des corpus existants au questionnement portant sur les modalités de leur constitution actuelle. De l’archive à l’œuvre et retour, la circulation de l’image photographique nécessite de la considérer dans ces différents contextes de création et d’usages.
Pour ouvrir ce chantier, la première journée de ce séminaire tenue en octobre 2020 a permis de revenir sur un panel d’expériences en cours, qui font ou non l’objet de commandes, et sont autant de regards dont il est essentiel de saisir les contextes, les cadres, les usages[7]. En se penchant successivement sur une commande des Regards du Grand Paris, le projet de Collège international de photographie du Grand-Paris, le laboratoire photographique des Sismographes, et les expériences de recherche du collectif Penser l’urbain par l’image, artistes photographes, commanditaires culturels et chercheurs sont ainsi revenus sur les stratégies de représentation de ce Grand Paris contemporain. Les démarches allient alors des formes collaboratives ou cumulatives, des approches transversales, thématiques ou qui procèdent par une forme d’échantillonnage significatif. Si certaines revendiquent leur lien avec d’autres formes d’expertises du territoire, formelles ou informelles, d’autres s’inscrivent dans l’héritage situationniste de la dérive. Ces démarches manifestent une diversité de postures qui ont toutes en commun la revendication d’une qualité artistique primordiale de l’image photographique. Celle-ci fait œuvre avant de constituer une documentation de l’époque. Car ces productions forment à leur tour des fonds photographiques au même titre que l’ont été d’autres commandes et expérimentations. Il nous a semblé important d’interroger ces commandes à travers un retour sur plusieurs moments de l’aménagement et des visions photographiques qui les ont accompagnés. Plusieurs historiennes et responsables de fonds ont exploré des corpus clés pour l’histoire du Grand Paris, dont certains sont moins en vue que d’autres. Là encore, l’appel aux artistes ou à des auteurs plus anonymes, les moteurs des commandes et leur institutionnalisation, les regards portés et l’usage qui en est fait dans les politiques urbaines, la manière dont se publient ces visions, dans des registres techniques, politiques ou médiatiques, sont autant de questions qui nourrissent et complètent la lecture de l’histoire de l’aménagement du Grand Paris. Avec ces visions du Grand Paris qui se sont déposées et sédimentées, les fonds qui apparaissent constituent enfin des corpus qui documentent l’histoire des villes, de ses métamorphoses et soulèvent des questions propres aux archives métropolitaines.
Pour cette nouvelle journée d’études consacrée aux liens entre photographie, aménagement et archives, il nous a semblé important d’inscrire le chantier dans une perspective d’histoire comparée, afin d’identifier ce qui pouvait relever des singularités françaises et, a contrario, ce qui pouvait être analysé comme relevant de dynamiques proprement « métropolitaines ». L’exploration des corpus photographiques s’organise ainsi autour de deux axes complémentaires. Le premier pose l’hypothèse de l’existence de figures urbaines spécifiques au sein de corpus photographiques consacrés à différentes métropoles européennes et nord-américaines, quand le second consiste à identifier la métropole en tant que figure au sein de corpus élargis.
Les communications de la matinée reviendront sur des expériences européennes et nord-américaines d’invention de visions métropolitaines dans les décennies 1960-1970. Elles interrogeront cette période d’intense bouleversement des échelles et des environnements et la saisie photographique d’objets métropolitains. La session de l’après-midi prendra la forme d’une table ronde consacrée à la photographie dans les fonds d’archives urbaines et métropolitaines. Les responsables de centres d’archives de différentes institutions seront invités à présenter leurs fonds photographiques documentant les changements métropolitains.
Cette journée est conçue dans l’optique d’une histoire croisée réunissant les approches de spécialistes de l’histoire de la photographie, de l’histoire de l’urbanisme et de l’histoire de l’architecture et du paysage dialoguant avec des responsables de fonds d’archives constitués dans la perspective d’une patrimonialisation de la photographie des villes et des territoires. Réunir sur la scène de notre journée, ces différents regards sur la construction métropolitaine – photographie, urbanisme, architecture, paysage, archives -, c’est permettre aux uns d’aller sur les terrains des autres, dans la mesure où les objets et les points de vue des uns partagent des espaces de dialogue avec ceux des autres. C’est l’esprit des deux sessions qui jalonneront cette journée autour de la photographie des objets métropolitains et des archives de la photographie métropolitaine.