La réalisation du Grand Paris, et les directives qui le guident depuis le début du XXIe siècle, favorisent la multiplication des opérations de renouvellement urbain, notamment dans une démarche d’urbanisme durable. A Châtenay-Malabry, les tissus marqueurs de l’histoire urbaine du XXe siècle sont directement concernés par le renouvellement urbain. La logique suivie par la municipalité dans ces opérations, qu’il s’agisse de la rénovation de la cité-jardin de la Butte-Rouge ou de la table-rase privilégiée pour la réalisation des écoquartiers à la place de l’ancienne École Centrale et de la Faculté de Pharmacie, engendre l’apparition d’oppositions face au traitement du patrimoine.
Il s’agira ici, de manière non exhaustive, de s’intéresser au sort des héritages locaux dans les opérations de renouvellement urbain, mais aussi de comprendre comment le renouvellement urbain devient un outil d’instrumentalisation des héritages au profit de la création d’une nouvelle identité locale choisie par les élus municipaux. Dans un premier temps, nous démontrerons que l’instrumentalisation des héritages n’est pas neuve à Châtenay-Malabry. Puis, nous aborderons la prise en compte des héritages lors des opérations contemporaines de renouvellement urbain. Enfin, nous esquisserons l’existence d’un mouvement de fond propre à la « banlieue bleue »[1], dont Châtenay-Malabry n’est qu’un exemple.
Cette communication s’appuie sur les études réalisées par les étudiants du master Diagnostic Historique et Aménagement Urbain (D.H.A.U.) de l’Université Gustave Eiffel entre 2019 et 2021 et sur le corpus de sources et documentations compilé par eux.
La sélection des héritages à l’origine de l’identité châtenaisienne
À en croire la présentation de la commune disponible sur son site internet, héritages verts et littéraires constitueraient le patrimoine le plus caractéristique de l’identité de Châtenay-Malabry, « ville-parc » et « terre d’écrivains »[2]. Cependant, les études menées par le master D.H.A.U. ont démontré que ces éléments sont des héritages en partie construits et appropriés par la municipalité, permettant de promouvoir une certaine image de la ville, conforme aux idéaux politiques de la majorité municipale.
Châtenay-Malabry : une ville-parc
A Châtenay-Malabry, trois entités végétales majeures se distinguent par leur emprise spatiale : le Bois de Verrières[3], le Parc de Sceaux[4] et la Vallée aux Loups[5] [ Voir Fig. 1 ] . A cheval sur les limites communales ou en bordure de la ville de Châtenay-Malabry, ces parcs et forêts forment un cadre arboré entourant la commune et semblent justifier le fait que la municipalité présente Châtenay-Malabry comme un territoire constitué à plus de 50% d’espaces verts. Cependant, ni le Bois de Verrières, forêt domaniale s’étendant au sud et à l’ouest de la ville, ni la Vallée aux Loups, domaine départemental situé au nord de la commune, ne sont des propriétés de Châtenay-Malabry[6]. Pourtant, la municipalité prend en compte ces deux espaces verts dans son calcul de mètres carrés verts par habitant, ce qui lui permet de se positionner loin devant les communes avoisinantes[7] : 52 m² pour Châtenay-Malabry contre 37 m² à Antony, 30 m² au Plessis-Robinson, et 8 m² à Bourg-la-Reine. D’ailleurs, la commune ne présente pas son territoire comme un territoire urbanisé à 50%, mais comme un territoire végétalisé à 50%. La limitation de l’urbanisation imposée par des espaces verts protégés devient donc un critère d’attractivité pour la ville[8]. Ainsi, la présence de la Vallée aux Loups et d’une partie de la forêt de Verrières sur le territoire châtenaisien n’est pas étranger à la mise en scène de la ville verte, qui passe aussi par la valorisation d’espaces verts communaux.
Bien qu’observable dans les territoires alentours[9], cette valorisation va plus loin pour Châtenay-Malabry. La spécificité du territoire combinée à un patrimoine vert plus important que dans les villes voisines, a conduit la ville à orienter son développement urbain vers la promotion du cadre de vie, derrière la figure de la ville-parc.
Mise en avant par la municipalité LR de Georges Siffredi, maire de 1995 à 2020, la figure de la ville-parc tire en réalité son origine dans les années 1970. En effet, à cette époque l’urbanisation de Châtenay-Malabry se trouve limitée, voire saturée, notamment après l’implantation de l’Ecole Centrale (1969) et de la Faculté de Pharmacie (1972). Les municipalités d’André Mignon (1965-1976/SFIO-PS), puis de Jean Vons (1976-1992/PS), décident alors de valoriser les espaces verts[10]. En 1975, la municipalité s’enorgueillit de son nombre de mètres carrés verts par habitants, déjà supérieur à la moyenne départementale. De là, découle une politique de préservation, embellissement et valorisation des espaces verts et boisés présents sur la commune, incluant de grands espaces verts comme la Vallée aux Loups. S’inscrivant dans les politiques de son temps marquées par la création du ministère de l’Environnement en 1971, le tournant municipal du « cadre de vie » est assumé. Avec l’arrivée de G. Siffredi à la municipalité de Châtenay-Malabry, en 1995, Châtenay-Malabry est identifiée à la « ville-parc », identité qui se retrouve dans sa valorisation patrimoniale et les opérations de renouvellement urbain.
Par exemple, Châtenay-Malabry n’hésite pas à lister dans son patrimoine communal un séquoia[11], élément arboré appartenant à une grande série d’ « arbres remarquables » éparpillés sur le territoire [ Voir Fig. 1 ] [12]. Le patrimoine vert fait également l’objet de diverses protections à l’image du domaine de la Vallée aux Loups, classé au titre des monuments historiques en 1978. Lieux d’expositions, de festivités, d’évènements, ces espaces attirent nombre de visiteurs, en plus des autres usagers, sportifs ou promeneurs, et contribuent à l’attractivité de la commune.
Les opérations de renouvellement urbain sont l’occasion renforcer l’identité de « ville-parc ». A titre d’exemple, l’écoquartier LaVallée, commandé par la municipalité de G. Siffredi suite au déménagement de l’Ecole Centrale, prévoit la création d’une promenade plantée comme nouvelle grande entité paysagère. Celle-ci est imaginée de manière à relier écologiquement le Parc de Sceaux et la Coulée Verte[13] [ Voir Fig. 2 ] . Inspirée de cette dernière, la promenade plantée sera avant tout destinée aux modes doux de circulation, mais accueillera aussi des fonctions secondaires ludiques (aires de jeux, espaces de plein air), et des infrastructures essentielles au fonctionnement de l’écoquartier tels que les bassins de récupération des eaux de pluie qui, symboliquement, rappellent le ru de Châtenay, élément naturel enterré à 8 mètres de profondeur. Par ailleurs, la mairie de Châtenay-Malabry a imposé aux concepteurs de l’écoquartier LaVallée la palette végétale de la commune pour la réalisation des jardins du nouveau quartier[14].
Châtenay-Malabry : une terre d’écrivains
Après l’identité ville-parc, la municipalité présente parmi ses héritages forts la littérature. Deux écrivains majeurs semblent s’imposer dans l’histoire locale, Voltaire et Chateaubriand. Si l’héritage de Chateaubriand laissé au sein du domaine de la Vallée aux Loups durant le XIXe siècle est incontestable, celui de Voltaire l’est moins.
En effet, l’héritage de Voltaire semble limité à un buste dans le centre-ville, à une rue et une brasserie éponymes dans le centre ancien, installée sous un buste en pierre du philosophe et en face du Centre de Ressources d’Expertise et de Performance Sportive (C.R.E.P.S.) dont la borne historique respective est titrée « Le Château de la Roseraie »[15], château qui remplace l’ancienne maison de famille des Arouet depuis 1853 dont il ne reste que l’ancien escalier. La description en ligne de l’édifice explique que la naissance et présence de l’écrivain à Châtenay-Malabry relève d’une légende, aujourd’hui démentie mais qui reste entretenue dans la mémoire locale, selon laquelle Voltaire serait né à Châtenay-Malabry et « aurait signé sa première œuvre « Œdipe » sous le nom de Voltaire à Châtenay »[16]. La mobilisation de la légende sert pourtant le discours communal qui présente le territoire comme une « terre d’écrivains ». Par conséquent, lorsque la mairie de Châtenay-Malabry décide d’installer des bornes historiques en 2016-2017, dans un objectif de patrimonialisation des héritages locaux, son choix s’oriente d’abord vers la mise en valeur de la présence d’écrivains sur le territoire communal dont celle de Voltaire car, bien que son passage soit fondé sur une légende locale, ce dernier incarne par excellence le siècle des Lumières. Logiquement le texte de la borne historique du « Château de la Roseraie » privilégie la succession d’écrivains et de personnages célèbres passés dans la demeure dont Voltaire, Balzac, Louis-Philippe, etc., au fait que ce terrain et cette demeure soient une propriété de l’Etat depuis des décennies, propriété sur laquelle celui-ci a planifié l’installation de l’Ecole Normale d’Education Physique Féminine en 1965, aujourd’hui remplacée par le C.R.E.P.S.. Bien que mentionnée sur le site internet de la commune, l’absence de cette partie de l’histoire du Château de la Roseraie sur la borne historique contribue à l’effacement de cet héritage.
Cet exemple de traitement des héritages illustre la manière dont s’opère la sélection et la hiérarchisation des héritages dans l’imaginaire que doit véhiculer le territoire.
Le renouvellement urbain : un outil municipal mobilisé au profit d’une image locale remodelée
Avec la modernisation du centre-ville, la municipalité de Châtenay-Malabry a entamé un plan de renouvellement urbain touchant tous les tissus identitaires de son histoire urbaine : le renouvellement de l’avenue de la Division Leclerc avec l’arrivée du tramway T10 et la création des secteurs économiques Allende, Appert-Justice et Europe le long de l’avenue ; la cité-jardin de la Butte-Rouge qui doit devenir la « cité-jardin du XXIe siècle »[17] ; l’Ecole Centrale et la Faculté de Pharmacie qui cèdent leur place à deux écoquartiers ; etc. Dans ce programme de rénovation urbaine de grande envergure, le départ de l’Ecole Centrale et de la Faculté de Pharmacie représentent pour Châtenay-Malabry une véritable opportunité immobilière. En effet, ces anciennes propriétés de l’Etat ont formé pendant plus d’un demi-siècle de véritables enclaves sur le territoire châtenaisien. Avec le transfert des établissements d’enseignement supérieur vers Paris-Saclay et la vente des terrains à la municipalité, la Ville décide de réaliser deux écoquartiers : le premier à dominance résidentielle (LaVallée) à la place de Centrale, le second destiné à être un businesspark en replacement de Pharmacie.
La réalisation de l’écoquartier LaVallée attire notre attention concernant la place des héritages architecturaux, puisque hormis un gymnase, édifié dans les années 1970 qui est conservé, tous les bâtiments sont détruits. Ainsi, l’opération soulève plusieurs interrogations : comment un héritage peut-il subsister à la table-rase ? Pourquoi suivre cette stratégie ? Est-ce la stratégie adoptée pour toutes les opérations de renouvellement urbain locales ?
La modernisation du centre-ville et la valorisation du patrimoine municipal
Lors la modernisation du centre-ville, la municipalité décide de valoriser le patrimoine architectural municipal, en le distinguant du centre historique traditionnel, patrimonialisé. Les deux anciennes mairies de Châtenay-Malabry sont réhabilitées, l’une accueillant désormais un service pour les jeunes et l’autre l’Office du tourisme et le Pavillon des Arts [ Voir Fig. 3 ] . Ces deux édifices sont aussi dotés chacun d’une placette leur conférant une certaine monumentalité. Pour le Pavillon des Arts, la monumentalité est encore plus poussée grâce à l’encadrement du bâti par les nouvelles constructions en arc de cercle, la fontaine réalisée devant et le revêtement qui s’étale sur toute la largeur de la rue, créant un prolongement dans l’espace[18].
Cependant, cette valorisation du patrimoine municipal est limitée à sa valeur architecturale et fonctionnelle puisque les bornes patrimoniales, rédigées par la municipalité, ne mentionnent que les dates de réalisation de l’édifice, les différentes fonctions de celui-ci ainsi que les propriétaires successifs, ce qui permet de valoriser le passage de certains personnages à Châtenay-Malabry comme Viollet-le-Duc ou l’écrivain Hippolyte Taine, plutôt que de s’attarder sur la période communiste et socialiste de la commune, qui s’étale sur tout le XXe siècle (de 1907 à 1995). Aucun ancien maire châtenaisien appartenant à ces partis politiques respectifs[19], n’est mentionné, y compris Jean Longuet[20], figure nationale de la SFIO et maire de Châtenay-Malabry de 1925 à 1938[21].
Cet effacement de la culture politique du XXe siècle se retrouve dans les opérations de renouvellement urbain majeures conduites par la municipalité au début du XXIe siècle : Centrale, Pharmacie et Butte-Rouge.
Des écoquartiers à la place de Centrale et Pharmacie : vers un oubli de l’époque universitaire châtenaisienne
Le désintérêt de la municipalité pour l’histoire urbaine du XXe siècle se lit sur le site internet de la commune où la phase d’urbanisation des années 1930-1960 se résume à trois courts paragraphes[22]. A l’inverse, les périodes médiévales et modernes sont développées deux fois plus, signe d’une hiérarchisation du passé [ Voir Fig. 4 ] .
Ce rapport sélectif à l’histoire et à la mémoire explique que la mairie ait privilégié la table-rase pour les deux écoquartiers, remplaçant Centrale et Pharmacie, afin d’effacer la période universitaire de la commune et au-delà celle des Trente Glorieuses, qui constituent pour les maires LR de la « banlieue bleue » un repoussoir à plus d’un titre. En effet, pour eux, cette période de l’histoire urbaine est synonyme d’une époque où la puissance planificatrice de l’Etat s’impose aux communes notamment via un contrôle des projets d’aménagement et d’urbanisme, celle aussi où la gauche socialiste et communiste est au pouvoir et impose une gestion considérée comme clientéliste, et enfin celle où les normes architecturales et urbanistiques du mouvement moderne dominent, c’est-à-dire le béton, les barres et tours, le fonctionnalisme et le zonage. Les plans des deux projets d’écoquartiers en témoignent : à Pharmacie, pas un seul bâtiment ne devrait être conservé[23] ; à Centrale, le gymnase n’est sauvé qu’après l’intervention des concepteurs du projet auprès de la mairie, comme en témoigne l’extrait de l’entretien d’un des collaborateurs du projet interviewé par les étudiants du master D.H.A.U.[24] :
« Oui, il y a eu un travail sur les bâtiments. Donc on a essayé. Il y avait l’un des bâtiments qui s’appelle le bâtiment Olivier, qui était un bâtiment d’enseignement qui était une espèce de carré, de grand carré énorme qui était au milieu avec des structures intéressantes. Donc celui-là on a travaillé [dessus] avant de savoir qu’on n’allait pas pouvoir. On a essayé de travailler pour pouvoir le reconvertir en logements sans le détruire. En fait, c’était 200 lofts c’était impossible, enfin c’était impossible à commercialiser donc on a dû, malgré l’intérêt du bâtiment, on a dû se résoudre à le déconstruire comme les autres. En revanche on va garder, on a convaincu le maire de garder l’ancien gymnase. Là, vous voyez mon fond d’écran, c’est la photo de l’ancienne école. Donc de garder le gymnase. Donc ça c’était le gymnase qui a un caractère architectural. Et donc c’est ce bâtiment-là. Donc le gymnase on va le conserver, le réhabiliter et en faire un tiers lieu donc un peu comme les Grands Voisins à Paris ou Ground Control, je ne sais pas si vous connaissez. »
D’ailleurs, lorsque l’on interroge les concepteurs sur ce qui restera de l’ancienne Ecole Centrale dans l’écoquartier LaVallée, ces derniers affirment qu’il y a le gymnase, le nom du quartier, la maison du projet et les particules de béton recyclé. Rien ou presque donc ne subsistera de l’œuvre de Jean Fayeton dont l’Ecole Centrale était considérée comme l’une des dernières réalisations majeures.
La conservation de Maison du projet, ancienne demeure du directeur de l’École Centrale est d’ailleurs temporaire. Elle remplit avant tout un rôle support marketing et de parcelle test, puisqu’y sont installés tous les promoteurs du quartier, s’y déroulent toutes les réunions avec les habitants, et y sont testés grandeur nature des éléments comme le mobilier urbain, les noues, les compositions des espaces verts, entre autres – Une fois le quartier fini, celle-ci disparaîtra. Certes le rappel de Gustave Eiffel, élève de l’Ecole Centrale est fait dans la Maison du Projet par le biais de son diplôme, mais reste à savoir où celui-ci sera exposé à la disparition de la Maison.
Enfin, LaVallée, nom de l’écoquartier choisi par Eiffage et la municipalité, témoigne de la création d’une nouvelle identité pour le site en renouvellement. Présenté comme un clin d’œil à Alphonse Lavallée, le choix de ce toponyme s’avère être avant tout une référence à la morphologie du site[25], renvoyant davantage à une vallée, à la Vallée aux Loups, à la Vallée de la Bièvre, qu’au fondateur de l’Ecole Centrale de Paris en 1829, D’ailleurs, qui parmi les habitants ou les passants du quartier sera en mesure de faire le rapprochement ? Ce flou autour de LaVallée se retrouve dans le reste de la toponymie du futur écoquartier. Soumises à un vote châtenaisien en 2019, les rues et les places de LaVallée ont acquis leur nom grâce à une liste préalablement sélectionnée par la mairie de Châtenay[26] : rue des Perruches, venelle des fruitiers, rue de la Coulée Verte… Seule une proposition rappelle le passé centralien local : la place Centrale dont on conviendra qu’elle pourrait s’inscrire dans n’importe quel quartier de ville. Ainsi, la place Centrale de LaVallée n’est que le centre d’un nouveau quartier réalisé sur une vallée dans le sud-ouest de la banlieue parisienne : rien de centralien.
A l’instar du cas du C.R.E.P.S. dans le centre-ville, l’héritage des établissements d’enseignement supérieur, imposés par l’Etat à la commune à la fin des Trente Glorieuses est effacé, parce qu’ils incarnent une époque où les communes de banlieue étaient considérées comme des territoires de service pour la capitale.
L’avenir de la cité-jardin de la Butte-Rouge : un conflit patrimonial majeur
L’objectif du programme municipal est de rénover la cité afin de réaliser « la cité-jardin du XXIe siècle »[27], soit « un quartier ouvert sur le reste de la ville et sur la forêt qui la borde »[28], afin de résoudre les problèmes dus à sa dégradation et à la paupérisation de sa population. Pour ce faire, la ville de Châtenay-Malabry prévoit la destruction d’environ 80% de la cité-jardin, en plus d’une modification des bâtis conservés (élévation, ajouts de balcons, …), du réseau interne, des places, des percées visuelles ce qui, par conséquent, fait perdre à la Butte-Rouge son identité et ses principes de composition et de construction[29], et explique l’opposition croissante d’habitants de la cité-jardin, de la presse, des spécialistes scientifiques – experts historiens, architectes, paysagistes, conservateurs et autres – mais aussi du ministère de la Culture[30].
Au regard de la rénovation précédente des années 1990 et d’une première proposition de rénovation douce[31], moins destructrice, par Claire Schorter (lauréate en 2015 du dialogue compétitif pour le renouvellement urbain de la Butte-Rouge lancé par Hauts-de-Seine habitat), le choix de la municipalité s’avère plus radical. L’avantage pour la ville de Châtenay-Malabry est pluriel. D’abord, la « cité-jardin du XXIe siècle »[32] doit épouser l’image voulue et amorcée par les autres opérations de renouvellement urbain en cours. Les plans disponibles démontrent que c’est davantage l’architecture postérieure aux années 1950 qui est visée par la destruction que les bâtiments des années 1930. Cette distinction architecturale témoigne d’un rejet de l’architecture de type grands ensembles d’après-guerre dont la Butte-Rouge constitue un prototype, au même titre que la cité de la Muette à Drancy (aujourd’hui rasée) ou la cité-haute du Plessis-Robinson. La Butte-Rouge est si vaste qu’elle fût construite en sept tranches dont certaines après-guerre sous formes de barres et tours, considérées par les élus républicains des Hauts-de-Seine comme des décombres de la banlieue, synonyme de « non-ville »[33].
Ensuite, la municipalité justifie son projet en annonçant vouloir apporter une mixité fonctionnelle et sociale à la cité-jardin. Or, la cité-jardin présentait déjà une mixité fonctionnelle : commerces en pieds d’immeubles (comme à LaVallée), pôle médico-social, bibliothèque, etc. L’idée d’absence de mixité fonctionnelle aujourd’hui vient de l’abandon des locaux commerciaux, auxquels sont refusés de nouveaux baux.
Pour ce qui est de la mixité sociale, le programme municipal annonce vouloir recréer la « mixité sociale qui existait à la création de la cité-jardin »[34]. Cependant, il n’y a jamais eu de mixité sociale à la Butte-Rouge. Celle-ci, comme ses consœurs, a été pensée et réalisée pour le logement social[35]. Ainsi, en plus de la perte identitaire et conceptuelle qu’induirait le projet, la mairie joue avec la réalité historique pour justifier son projet, et promeut cet imaginaire déformé dans ses outils de communication, dans un but politique.
Ces stratégies d’effacement des héritages, via le renouvellement urbain, ne s’observent pas qu’à Châtenay-Malabry. En effet, d’autres maires Les Républicains souhaitent transformer leur commune en une ville idéale où les traces de l’urbanisme de banlieue seraient effacées. Les études comparatives menées par le Master D.H.A.U. à Sceaux, Bourg-la-Reine, Fontenay-aux-Roses ou Le Plessis Robinson démontrent l’existence d’un mouvement de fond qui semble toucher la « banlieue bleue ».
Une stratégie politique à plus grande échelle
Au Plessis-Robinson, la refonte de la ville commence avec l’élection du maire LR Philippe Pemezec en 1989, succédant à une longue période communiste, ce qui marque une rupture municipale comme à Châtenay-Malabry. Dans son ouvrage Bonheur de ville (2007), le maire dénonce d’abord l’architecture des tissus urbains imposés à sa commune, cité-jardin et grands ensembles, puis il présente la période communiste comme responsable de la transformation de la commune en cité-dortoir, cantonnant le territoire à une fonction résidentielle et la privant d’économie propre, à l’instar de Châtenay-Malabry. D’entrée de jeu, le discours déforme la réalité historique, oubliant notamment le rôle de l’Etat ou du District de la région de Paris dans la promotion des grands ensembles collectifs, dans l’objectif de rendre le communisme municipal comme seul responsable de tous les maux de la ville qu’il « reprend en main ».
Selon lui, cet urbanisme est la cause de la transformation de la commune en territoire de banlieue, qu’il juge aux antipodes de la notion de ville. Ainsi, à la banlieue, « ville-malade » définie comme « un espace urbain qui n’a pas de sens, dont on ne sait quand il commence et où il se termine. », composée de « vagues de tours et de barres qui ont défiguré le paysage d’Ile de France dans l’indifférence générale »[36], s’opposerait la ville. Le renouvellement urbain est donc l’occasion pour lui, qui se présente comme le « docteur »[37] au chevet du territoire, de reconstruire la ville selon son propre imaginaire. Comme à Châtenay-Malabry, c’est la stratégie de la table-rase qui est privilégiée, et ce même sur des tissus liés à l’identité patrimoniale de la commune comme la cité-jardin, car il faut « casser pour reconstruire »[38] : centre-ville, cité-jardin haute, et aujourd’hui le quartier des Architectes sont entièrement rasés pour faire place à de nouveaux quartiers idéalisés.
La rénovation de la cité-jardin haute est étudiée dès les années 1990 dans le cadre d’un concours international. Cependant, loin de satisfaire Philippe Pemezec, les propositions sont abandonnées et le maire finit par choisir lui-même l’architecte via un concours d’architecture, à savoir Xavier Bohl, collaborateur et disciple de François Spoerry, architecte de Port-Grimaud[39]. La cité-jardin haute est remplacée en 2008 par la « Nouvelle cité-jardins » [ Voir Fig. 5 ] , [ Voir Fig. 6 ] , qui suit l’élan établi par le renouvellement du centre-ville du Plessis-Robinson Ici la municipalité joue avec la toponymie et attribue à ce nouveau quartier le nom de « cité-jardins », l’inscrivant dans un modèle et un mouvement urbains spécifiques. Or, hormis la reprise de jardins familiaux et la présence d’une végétalisation significative, cette cité-jardin ne s’apparente en rien à une cité-jardin historique : elle est essentiellement dédiée à l’accès à la propriété, mais aussi majoritairement résidentielle donc dénuée de mixité fonctionnelle ; elle est composée d’une rivière artificielle, en plus d’une végétalisation créée de toute pièce, indiquant qu’elle n’est pas adaptée au site naturel sur lequel elle est implantée. Par cet usage des mots, la municipalité entend modifier l’imaginaire urbain auquel renvoie le modèle des cités-jardins du milieu du XXe siècle et effacer la mémoire de l’habitat social.
Le nouvel imaginaire local relié aux codes de la banlieue bleue se retrouve aussi dans la toponymie des places et des rues. Ainsi, la place de la Résistance du Plessis devient en 2016 la place Charles Pasqua[40] [ Voir Fig. 7 ] , renforçant la culture politique républicaine. Comme pour LaVallée, les rues de la « Nouvelle cité-jardins » effacent complètement le passé et la mémoire des lieux, laissant place à l’allée des Hiboux, la promenade des Berges ou encore l’allée du Tour du Lac. Avec la cité-jardin du XXIe siècle de Châtenay-Malabry, que deviendront les rues de la Butte Rouge renvoyant au panthéon socialiste (Eugène Pottier, Paul Lafargue, Charles Longuet, Albert Thomas, etc.) ?
Entamée vingt ans avant celle de Châtenay-Malabry, la refonte du Plessis-Robinson semble inspirer sa voisine, où le renouvellement urbain permet de sélectionner les héritages politiques, architecturaux et urbains et au final sociaux. Pour ces élus du début du XXIe siècle, il s’agit de créer un nouvel imaginaire urbain et de réfuter la position de commune de la banlieue parisienne.
Deux avenirs pour l’ensemble intercommunal des Blagis : une reconnaissance patrimoniale municipale opposée
Le cas de la rénovation de l’ensemble intercommunal des Blagis[41], à cheval sur Sceaux, Bagneux, Fontenay-aux-Roses et Bourg-la-Reine, est lui aussi très intéressant. En effet, cet ensemble urbain né dans les années 1930 dans une logique intercommunale entre des territoires urbains excentrés, est déchiré entre différentes stratégies de renouvellement urbain menées par les communes dont il dépend. En effet, alors que la ville de Sceaux a opté pour une réhabilitation du quartier des Bas-Coudrais, favorisée par la décision de protection des grands ensembles durant la période socialiste de la commune, Fontenay-aux-Roses prévoit une rénovation radicale, fondée sur une démolition/reconstruction du quartier des Paradis. L’objectif de Fontenay-aux-Roses est de modifier le visage du quartier, de le désenclaver, ce qui s’oppose de facto à l’héritage intercommunal des lieux. Il s’agit aussi de modifier la composition sociale du quartier grâce à l’insertion de 600 nouveaux logements en accession privée qui permettront de financer le projet.
Dans d’autres communes du département des Hauts-de-Seine, d’autres types de patrimoines sont touchés par l’instrumentalisation des héritages locaux, tels que le patrimoine industriel à l’île Seguin à Boulogne-Billancourt. Ces effacements et déformations du patrimoine au profit de la bétonnisation sont si importants que plusieurs mouvements de défense sont mobilisés autour du patrimoine des Hauts-de-Seine et s’imposent face à ces projets, à l’instar de l’organisation « Sites & Monuments »[42] ou encore celle de la « Déclaration de l’Île Seguin »[43].
Les opérations de renouvellement urbain réalisées sur ces communes témoignent de l’importance des traces de l’histoire dans la mémoire et l’imaginaire urbains. Réélus, les maires de cette banlieue bleue peuvent entreprendre des projets de longue haleine modifiant radicalement leur commune. Ces traces de l’histoire rappellent les bâtiments résidentiels, les établissements d’enseignement supérieur, et leurs populations respectives, imposés aux communes de banlieue, qui ont dû faire face aux conséquences sans être véritable maître du devenir de leur territoire. Aujourd’hui, cet effacement et cette transformation témoignent évidemment d’une reprise en main territoriale des maires et d’une hausse de leur pouvoir, allant presque jusqu’à inverser les rapports de force. En effet, dans les années 1930, Jean Longuet, ancien maire de Châtenay-Malabry, n’a pu qu’accepter l’implantation de la cité-jardin de la Butte-Rouge sur 70 hectares à Châtenay-Malabry, aujourd’hui c’est l’Etat qui peine à faire réviser par la municipalité son plan de rénovation de la même cité-jardin.