La réalisation de l’écoquartierLaVallée de Châtenay-Malabry est révélatrice de la manière dont le Grand Paris se refait sur lui-même depuis les années 2010. Le programme, qui a démarré en 2018 et qui devrait s’achever en 2027, porte sur 20 ha, occupés entre 1969 et 2017 par l’Ecole Centrale de Paris. [ Voir Fig. 1 ] Le transfert de cette grande école sur le plateau de Saclay a offert à la Ville, à qui l’Etat a vendu le terrain, une opportunité d’urbanisation, d’autant plus intéressante qu’elle était concomitante du déménagement de la faculté de Pharmacie de Paris, située à quelques centaines de mètres de l’Ecole Centrale. Le programme de l’écoquartier LaVallée est présenté comme mixte, associant 2 200 logements neufs en résidence collective, 36 500 m2 de bureaux, 15 000 m2 de commerces et trois équipements publics (une crèche de 60 places, une école primaire de 19 classes, un collège de 700 élèves). Réalisé par la Société Eiffage-Aménagement dans le cadre d’une Société d’économie mixte d’opération unique, la SEMOP « Châtenay-Malabry Parc Centrale », l’écoquartier est emblématique de l’affirmation des partenariats publics-privés dans l’aménagement des métropoles françaises et plus largement occidentales[1].
L’essai d’histoire immédiate qu’on propose ici de cette opération en cours a pour objectif d’éclairer la manière dont le récit de la transition écologique du Grand Paris contemporain s’incarne à l’échelle locale. Il s’agit d’entrecroiser le double point de vue d’un opérateur d’échelle internationale, le groupe Eiffage et d’une municipalité de taille moyenne (35 000 habitants) partie prenante de la Métropole du Grand Paris depuis 2016[2]. Châtenay-Malabry polarise la critique politique, sociale et académique depuis plusieurs années, en raison de son vaste projet de rénovation de la cité-jardin de la Butte Rouge[3]. L’écoquartier LaVallée fait écho au devenir de la Butte Rouge. Tout autant médiatisé mais passé sous le radar des études urbaines, il participe d’une refondation du récit de ville dont il s’agit ici d’éclairer les modalités et les enjeux.
Lancé avant la loi climat et résilience du 22 août 2021 qui affiche l’objectif du « zéro artificialisation nette » à l’horizon 2050, l’écoquartier LaVallée atteste des tensions foncières mais aussi politiques et environnementales qui pèsent les communes de la région parisienne, notamment en Petite Couronne. L’enjeu financier du projet, situé en lisière du parc de Sceaux justifie une communication intense, de la part de l’aménageur comme de la Ville. Ce corpus numérique (textes et visuels des sites institutionnels, photo-montages, vidéos) est analysé ici mais a aussi été complété par une campagne d’archives orales, réalisée entre 2019 et 2020[4] par les étudiants et étudiantes du master Diagnostic historique et Aménagement urbain, dans le cadre d’une collaboration de recherche entre le Groupe Eiffage et l’université Gustave Eiffel[5]. On y a ajouté le dépouillement des archives municipales[6] concernant le projet d’écoquartier et des recherches connexes permettant de faire varier l’échelle d’analyse.
Comprendre le récit de ville qui est défini et enrichi depuis le début des années 2010 à destination des habitants et des investisseurs, c’est d’abord analyser le contenu du discours « écologique » qui sature la communication. On s’attachera donc à décrire ce que la Ville et l’opérateur entendent par écoquartier et ce qu’ils mobilisent à destination de la population, des investisseurs mais aussi des chercheurs. Les premières formes d’écoquartier ont été accueillies avec beaucoup de circonspection par les études urbaines : « Loin de contribuer à une réorientation radicale des modèles de développement urbain, l’idéal de la ville durable semble au contraire participer à l’approfondissement des dynamiques néolibérales »[7]. 25 ans après le prototype de l’écoquartier Vauban à Fribourg, l’exemple de Châtenay-Malabry interroge de fait sur la persistance du logiciel du développement durable.
I. Le temps de l’écologie urbaine ?
Pour la plupart des maîtres d’ouvrages du début du XXIe siècle, la ville se refait sur elle-même en substituant au logiciel productiviste des Trente Glorieuses, celui de la transition écologique. Le projet LaVallée est contemporain des consultations du Grenelle de l’Environnement, initiées en 2007 et prolongées par le Plan Ville Durable (22 octobre 2008) qui lance les premiers appels à projet écoquartiers en France. La proximité politique entre la municipalité réélue en 2008 et la majorité gouvernementale sous le mandat de Nicolas Sarkozy constitue un facteur explicatif du choix de la Ville de participer de ce dispositif mais ce n’est pas le seul. Pour Eiffage Aménagement à qui est confié l’aménagement du site en 2017, l’intérêt pour les écoquartiers est plus récent mais résolu. Le recrutement dans l’équipe, d’un ancien fonctionnaire du ministère de l’Ecologie, parfaitement au fait des enjeux et modalités de la labellisation, témoigne d’une forme d’engagement peu contestable. Pour autant, la convergence entre les partenaires sur la réalisation d’un écoquartier procède de deux cheminements différents.
A. Un écoquartier dans une Ville-Parc ?
C’est en novembre 2011 que les habitants de Châtenay-Malabry apprennent la nouvelle du transfert de l’Ecole Centrale de Paris, à l’occasion d’une réunion publique portant sur le projet scientifique de l’établissement[8]. Depuis plusieurs semaines cependant, l’opposition municipale avertissait que les promoteurs étaient à l’affût des terrains de l’Ecole (installée ici en 1969) mais aussi de la Faculté de Pharmacie (installée en 1972), désireuses l’une et l’autre de se rapprocher du cluster scientifique de Saclay[9]. La majorité municipale affirme de son côté qu’elle a « engagé une réflexion sur l’avenir de ces 18 ha car l’enjeu essentiel est de garder la maîtrise au niveau communal »[10]. Le 20 mars 2012, Valérie Pécresse, ministre du Budget signe en mairie, un protocole d’accord pour « céder » à la Ville les terrains de l’Ecole Centrale et de la faculté de Pharmacie, qui doivent être libérés en 2015. C’est à cette date que le projet « d’écoquartier de logements, avec des commerces, des équipements publics et des bureaux » est annoncé[11].
La phase d’études préalable (diagnostic) est confiée en 2013 à l’Etablissement public foncier des Hauts-de-Seine, qui coordonne trois équipes d’urbanistes mises en concurrence[12]. La concertation, obligatoire depuis 1985, est organisée en juin 2014 lors de deux réunions publiques. C’est l’occasion pour la Ville d’affirmer que « l’aménagement doit être exemplaire en termes de développement durable : impact écologique des constructions, choix énergétiques, accessibilité, transports en commun, circulations douces, cadre de vie,… »[13]. Plusieurs réunions de présentation ont lieu entre juin 2015 et décembre 2016, avant le lancement de la révision du PLU, adopté en 2012, pour permettre la réalisation de l’éco-quartier. La Ville se conforme ici aux objectifs de la loi du 12 juillet 2010 (Engagement national pour l’Environnement dite aussi Grenelle II), même si entre-temps, la majorité politique nationale a changé[14], ce qui ne sera pas sans impact sur le coût financier de l’opération.
Rien n’obligeait la Ville à inscrire le projet de renouvellement urbain des terrains de l’Ecole Centrale dans la politique contraignante de la labellisation écoquartier. La commune était déjà largement pourvue d’espaces verts reconnus pour leur qualité écologique et paysagère. Par ailleurs, la proximité du Parc de Sceaux, riverain de l’opération semblait suffire pour accréditer son caractère « vert ». La Ville choisit cependant de jouer la carte de l’écoquartier, en accentuant dans sa communication, les éléments du label renvoyant à la nature en ville :
« L’étude environnementale réalisée en 2016 a montré que le projet, grâce à création d’une prairie irriguée par le rû de Châtenay, ainsi que la large place accordée aux espaces verts publics et privés, va créer la biodiversité sur un site actuellement pauvre et peu diversifié sur le plan écologique »[15].
Plus encore, la Ville présente le projet d’écoquartier comme la continuité de sa politique d’aménagement, reposant depuis le début des années 2010 sur le développement durable. Entrée à cette date dans la « démarche Agenda 21 », Châtenay-Malabry organise chaque année des « Assises du développement durable », qui prennent, lors de la 6e édition en 2015, le nom d’ « Assises de la Ville-Parc ». Il s’agit explicitement d’inscrire les grands projets d’urbanisation ou de renouvellement urbains contemporains (avenue de la Division Leclerc, Butte Rouge) dans l’héritage d’une ville où les parcs, les espaces boisés et les jardins représentent 50 % du territoire. L’écoquartier n’est dès lors pas appréhendé comme un laboratoire de la transition écologique mais comme une opération ayant vocation à entrer dans la vision communale de l’aménagement. Il « invite à réfléchir sur la manière dont nous voulons vivre la ville […] il constitue un trait d’union grâce auquel nous pouvons inventer la Ville-Parc du XXIe siècle »[16].
Le propos résonne évidemment avec le projet de rénovation de la Butte Rouge à transformer en « cité-jardin du XXIe siècle »[17] mais aussi avec la manière dont la commune du Plessis-Robinson, voisine et modèle, a promu son propre renouvellement urbain à la charnière des années 1990-2000[18]. La ceinture des grands parcs hérités (Sceaux, Vallée aux Loups, Bois de Verrières), mise en scène dans le concept de Ville-Parc forme le levier (et la caution) de l’invention (donc du renouvellement) d’une ville, souhaitant rompre avec sa position de banlieue. Dans cet argumentaire savamment construit, l’échelle communale prime sur l’intercommunalité qui n’est jamais mentionnée.
B. Un écoquartier démonstrateur
L’écoquartier LaVallée constitue pour Eiffage-Aménagement un « démonstrateur ». Nos interlocuteurs parlent moins, dans les entretiens avec les étudiants, d’aménagement, d’urbanisme, d’architecture voire même d’écoquartier que d’innovation. Le thème occupe plus de la moitié des entretiens. Ils en parlent abondamment, y compris de visu devant la maquette du projet qui ne s’y prête pas forcément. [ Voir Fig. 2 ] La stratégie de communication du groupe est ici indissociable de la conviction qu’ont ses collaborateurs de participer à une aventure intellectuelle et professionnelle, qui n’est pas sans rappeler l’enthousiasme des architectes-urbanistes des villes nouvelles : « Châtenay doit être le vaisseau amiral de la ville durable, la vitrine de nos innovations »[19].
Le « démonstrateur » rassemble quatre types d’innovations complémentaires qui sont reprises dans tous les entretiens. L’écoquartier se doit d’abord d’être connecté, comme une pièce du puzzle de la « smart city ». Deux dispositifs participent de cet objectif: la production d’une maquette numérique destinée à favoriser l’appropriation par les futurs habitants (et propriétaires) de leur futur cadre de vie; la création d’une e-conciergerie, selon un modèle expérimenté par Eiffage Aménagement à Marseille dans le cadre d’un autre écoquartier, Smartseille, lancé en 2015 dans le cadre de l’écocité Euroméditerranée.
La seconde dimension du démonstrateur est liée à la place de la nature dans le quartier. Elle est formalisée en termes techniques. Le panel de dispositifs est ici large : gestion des eaux pluviales par créations de noues, création d’une zone humide de 750 m2, études d’impact sur la faune et la flore, juridiquement obligatoire mais conduite ici avec la Ligue de protection des oiseaux, partenaire improbable d’un groupe comme Eiffage. La promotion de la biodiversité est mise en avant via la prise en compte des chauve-souris (parc de la Vallée aux loups et parc de Sceaux voisin) et du « conocéphale gracieux », une sauterelle observée sur le site et considérée comme rarissime. Une réserve d’un hectare sur les 20 que comprend le projet est constituée pour créer une ferme urbaine, à proximité de la travée de TGV qui borde le terrain. Cette ferme ne sera pas rentable économiquement mais elle aura une vocation pédagogique (proximité d’écoles et d’un collège) et d’animation (vente de produits sur place, utilisation des composts des habitants).
L’économie circulaire est la troisième dimension mobilisée et l’une des plus importantes: recyclage sur place de la totalité des bétons de l’Ecole centrale (100 000 tonnes), réduits en granulats et réutilisés, démontage des amphithéâtres envoyés à l’université de Sine Saloum au Sénégal, création d’une ressourcerie pour vendre à bas prix, tout ce qui pouvait être conservé (lampes, bureaux, etc.). Dans cette palette, c’est cependant surtout le retraitement des bétons qui apparaît novateur et qui est longuement détaillé par les interlocuteurs. Le remploi du béton concassé pour réaliser des infrastructures forme une technique ancienne et pratiquée de longue date par les entreprises de travaux publics. Il est plus rare d’utiliser des bétons de seconde main pour la réalisation des murs et cloisons. Cet objectif a justifié l’association du groupe Eiffage sur ce chantier avec le Laboratoire central des Ponts et Chaussées et avec l’ISITE FUTURE (Paris Est). Plusieurs laboratoires « matériaux » de l’ISITE ont étudié, en lien avec l’entreprise, les propriétés du béton recyclé.
La dernière dimension du démonstrateur vise à réduire l’empreinte carbone via deux dispositifs complémentaires : La création d’un réseau de chaleur par géothermie et la recarbonation des granulats fins de béton pour piéger du CO2. Cette technique, expérimentée dans plusieurs cimenteries européennes mais peu familière au groupe Eiffage a été testée en liaison avec des laboratoires de l’IFSTTAR pour un volume de 34 tonnes dans le cadre d’un projet de recherche fondé sur l’injection de CO2 à haute pression dans un container fermé (projet FastCarb). [ Voir Fig. 3 ]
Au-delà de la description très précise du champ de l’innovation, l’enthousiasme des équipes est palpable dans les entretiens : « La technique de recarbonatation des bétons ça c’est un peu la cerise sur le gâteau, la truffe dans la burrata »[20]; « On parle souvent du bio sourcé, du béton de terre, on parle du béton de chanvre, on parle des granulats recyclés etc. Enfin moi j’en suis convaincu, initier la conduite du changement à travers des entreprises de déconstruction c’est l’un des grands thèmes qu’il va falloir porter pour les 10, 15 prochaines années, notamment dans le cadre du Grand Paris »[21]. [ Voir Fig. 4 ]
Pour autant, le démonstrateur n’est pas une fin en soi : « Pour moi il est impensable d’aller faire un catalogue de mesures environnementales ou d’innovations. Les choix qui sont faits doivent être cohérent par rapport au territoire par rapport à leur pérennité et aux besoins »[22]. En subordonnant les objectifs écologiques de l’écoquartier aux besoins du territoire, Eiffage s’inscrit dans l’univers du développement durable davantage que dans celui de la transition écologique. Quelle que soit la matérialité de l’innovation – indéniable pour le site de LaVallée – elle n’est qu’un levier de positionnement sur le marché de la production urbaine, à la fois concurrentiel et contraint.
II. L’économie écologique de marché
On comptait en 2021, 287 écoquartiers labellisés[23] en France dont 60 en Ile-de-France. Le plus important, situé sur le plateau de Saclay, autour de deux ZAC (Le Moulon à Gif sur Yvette et le quartier Polytechnique à Palaiseau) couvre une superficie de 600 hectares. En regard, l’écoquartier LaVallée de Châtenay-Malabry et ses 20 hectares fait figure de micro projet, très loin des opérations de Saint-Ouen, Boulogne-Billancourt, Mont Valérien, Boucle de Chanteloup, etc. La ZAC Parc Centrale n’en est pas pour autant négligeable. En Petite Couronne, en dehors de la reconversion des grandes friches industrielles, les opportunités foncières sont rares. Le temps des grandes opérations d’aménagement régional (grands ensembles et villes nouvelles, zone de La Défense ou plus récemment La Plaine de France) est révolu. L’échelle du renouvellement urbain du Grand Paris est celle des communes, dont les contraintes et les attentes sont parfaitement lisibles dans le cas de l’écoquartier LaVallée.
A. Développement durable et changement social
A l’échelle de Châtenay-Malabry, le projet LaVallée est exceptionnel et aura des implications démographiques, économiques et sociales, sans précédent depuis l’aménagement des 70 ha de la cité jardin de la Butte Rouge, qui avait été en grande partie le facteur de croissance de la population entre les années 1930 et les années 1970 (3 682 habitants en 1931, 24 756 en 1962, 30 497 en 1975). La croissance démographique s’était ensuite tassée à moins de 0,5% par an, faute de terrains constructibles (30 621 habitants en 1999 et 34 383 en 2020). Les 2 200 logements neufs (105 000 m2) prévus à LaVallée représenteront donc une augmentation de 7% du parc immobilier qui s’élève à 16 079 logements en 2020[24]). L’opportunité foncière est rapidement saisie par la Ville, non pas tant pour participer au virage de la transition écologique que pour tenter de dépasser deux contraintes majeures pour la majorité politique en place depuis 1995 : un taux de pauvreté structurel, aggravé par la crise de 2008 et un endettement important.
Si le Plan local d’urbanisme a été transféré au 1er janvier 2016 à l’intercommunalité au titre de la loi Notre, la commune reste en grande partie maîtresse de ses choix. Le PLU approuvé le 20 décembre 2012[25] reste la base de la politique d’aménagement du territoire. Les objectifs de développement du nombre et de la typologie des logements, des activités et des mobilités sont clairement mis en avant, en conformité d’ailleurs avec la planification régionale (SDRIF de 2013). Les opportunités foncières du début des années 2010 sont appréhendées explicitement dans la logique du « renouvellement urbain », de la « reconversion des sites », du « renforcement de l’attractivité de la ville »[26].
Les problématiques sociales de la commune sont peu mises en avant dans le PLU. Elles sont cependant importantes. Châtenay-Malabry concentre 48,17% de logements sociaux (6 266 logements) au 1er janvier 2009 et 65% des habitants sont locataires de leurs logements (contre 55% dans les Hauts de Seine et 49% en Ile de France). Le taux de chômage est de 11% et le taux de pauvreté de 12%[27]. La Butte Rouge concentre à elle seule 56% des logements sociaux de la commune, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle constitue une poche de pauvreté[28]. L’objectif affiché par la commune en termes d’aménagement est de mieux répartir les logements sociaux sur le territoire. Il faut donc relier la rénovation profonde envisagée pour la Butte Rouge et le développement de l’écoquartier LaVallée qui prévoit 350 logements sociaux (15% du total). L’opération à tiroir est cependant improbable (au vu des loyers qui seront pratiqués dans l’écoquartier) et n’est d’ailleurs pas revendiquée par la Ville. L’objectif de « mixité fonctionnelle », c’est-à-dire le développement des activités tertiaires conditionne celui de « mixité sociale », terme peu évoqué dans le PLU.
Pour l’opposition municipale, la politique d’aménagement de la Ville relève avant tout d’un projet social dont la pierre angulaire est la rénovation de la Butte Rouge : « Le projet de PLU qui menace actuellement l’avenir de la Butte Rouge, se traduira par une disparition d’au moins 1500 logements « à loyers-bas » accessibles aux plus modestes. L’expérience de 15 ans de rénovation urbaine montre que ces logements ne seront probablement pas reconstitués ailleurs. L’exemple du Plessis-Robinson a montré comment la population pauvre qui y vivait en a été chassée » [29].
Les archives municipales permettent de restituer la place des enjeux sociaux du projet urbain, que le récit écologique de la communication municipale contribue à masquer. Dès 2010, un groupe d’opposition de gauche (Tous ensemble à la mairie) réclame que « les constructions répondent aux besoins des habitants (logements accessibles et équipements publics, salles collectives et espaces publics) »[30]. Deux ans plus tard, le groupe Ensemble pour une ville citoyenne et solidaire dénonce la destruction programmée de la résidence étudiante de l’Ecole centrale (1200 places) et des équipements associés (théâtre, salles de sport, dojo, cours de tennis, salle de danse, salles de musique)[31]. Tout au long des années 2010, l’opposition dénonce le poids des promoteurs et des grands groupes immobiliers (Vinci, Franco-Suisse, Eiffage, Suez, etc.) sur les grands chantiers de la commune (Avenue de la Division Leclerc, écoquartiers). La Ville ne répond guère sur ce point, pas plus que sur la mixité sociale. Pour justifier le choix d’une quasi table rase des bâtiments de l’Ecole Centrale, elle met en avant le passif d’un campus « totalement fermé sur lui-même »[32]. Les étudiants ne sont pas simplement indésirables en raison de leur enclavement supposé mais aussi parce qu’ils contribuent à l’instabilité de la population. Le souhait de la Ville est d’attirer des ménages de cadres moyens et supérieurs qui font le choix de s’installer durablement sur le territoire. L’écoquartier LaVallée – parce qu’il repose sur des constructions neuves aux normes écologiques – apparaît ici comme un levier décisif du changement social, beaucoup plus simple à mettre en œuvre que la rénovation de la Butte Rouge.
B. Le modèle économique des écoquartiers
Aujourd’hui comme hier, la production urbaine ne peut s’affranchir du marché, a fortiori quand il s’agit de renouvellement urbain. Jules Ferry dénonçait déjà en 1868 les Comptes fantastiques d’Haussmann, Jean Lojkine appliquait en 1973 le concept de « capitalisme monopoliste d’Etat » à la politique d’aménagement de la région parisienne[33], les sociologues ou géographes contemporains analysent la manière dont le néolibéralisme contrôle depuis les années 1990 la rénovation urbaine[34]. L’écoquartier LaVallée s’inscrit bien dans cette histoire et cette actualité de l’aménagement urbain. Dans une économie de marché, dont les principes n’ont guère été remis en cause depuis le milieu du XIXe siècle, la production urbaine ne peut être financée sans l’apport de capitaux privés, en dehors du secteur spécifique du logement social. Ce dernier n’est pas une priorité pour la Ville, on l’a vu. Reste la maîtrise de l’aménagement qui dépend essentiellement des capacités foncières des communes : possession ou acquisition du sol, prise en charge de la dépollution et de la viabilisation du site, équipements publics. Le cas de Châtenay-Malabry est emblématique de la faible marge de manœuvre municipale, à rebours de la figure convenue du « maire bâtisseur », issue des lois de décentralisation des années 1980.
Au moment où l’Etat annonce le déménagement de l’Ecole Centrale et de la Faculté de Pharmacie sur le plateau de Saclay, la commune éprouve des difficultés financières que la crise de 2008 aggrave. Un rapport de la Cour régional des Comptes rendu le 13 décembre 2018 et portant sur les années 2012 à 2017 permet de saisir l’arrière-plan économique de la gouvernance mais aussi du projet immobilier de l’écoquartier. La commune aborde les années 2010 en situation de surendettement[35]. Cette situation résulte, selon le maire, d’un passif hérité de la gestion socialiste. La municipalité élue en 1995 saisit la Chambre régionale des comptes qui met la commune sous tutelle et augmente les impôts de 76%[36]. Quinze ans plus tard, le poids de la dette reste cependant préoccupant et étrangle les capacités d’investissement de la Ville. En 2016, l’encours de la dette s’élève à 2 937 euros par habitant, supérieur de 97% à la moyenne des Hauts-de-Seine et de 148% à celle de la région Ile-de-France. Cette situation résulte de la faiblesse des rentrées fiscales, 60 euros par habitant, elles-mêmes résultant du taux de pauvreté et de l’insuffisance des taxes professionnelles. Elle procède aussi de la structure de la dette et de la part trop importante des emprunts dits toxiques recensés après la crise des subprimes[37].
La libération par l’Etat des 13 ha de la Faculté de Pharmacie et des 20 ha de l’Ecole Centrale constitue une divine surprise, permettant à la commune d’envisager conjointement le développement d’un pôle économique (Business parc) et d’une zone d’habitation. Le large sourire du maire lors de la signature du protocole d’accord le 20 mars 2012[38] traduit un enthousiasme que les années suivantes vont doucher. Le bulletin municipal présente l’affaire comme un engagement de cession des terrains par l’Etat à la commune. En réalité, comme dans toutes opérations de ce type, l’Etat vend ces terrains à la commune pour un montant non fixé à l’origine mais qui ne doit pas selon les services du ministère des Finances être inférieur à 70 M d’euros. La Ville ne dispose pas de cette somme et décide par délibération du conseil municipal du 30 juin 2016 de concéder l’aménagement du futur écoquartier à une société d’économie mixte à opération unique (dispositif créé par la loi du 1er juillet 2014). Après un concours rapide, organisé en deux phases (septembre et décembre 2016), le conseil municipal choisit dans sa délibération du 2 février 2017[39] la société Eiffage Aménagement comme « opérateur économique actionnaire ». La Ville participe au capital de la SEMOP à hauteur de 34% contre 66% pour Eiffage[40] pour un total de 1 764 706 euros. Le contrat est signé le 22 février 2017 pour une durée de dix ans. Au terme de l’opération, si le solde d’exploitation est positif[41] il est réparti entre Eiffage et la Ville, selon un dispositif détaillé dans l’article 42 de la concession : « Sur la base du bilan prévisionnel, un versement par anticipation correspondant à 45 M€ sera versé au plus tard le 15 septembre 2017. La part de boni excédant ce montant de 45 M€ sera conservé par l’aménageur ».
On comprend bien que ce versement par anticipation a pour principal intérêt de contribuer au désendettement de la Ville. L’Etat va cependant en limiter la portée, en réévaluant à la hausse le prix de cession des terrains en 2017. La Cour régionale des Comptes dénonce de manière feutrée le tour de passe-passe auquel se livre l’administration des Domaines et qui contribue à fragiliser la situation financière de la commune :
« L’État a en effet attendu l’offre du concessionnaire retenu et le montant du boni proposé pour fixer le prix définitif du terrain à 92,5 M€, soit les 70 M€ initialement prévus auxquels s’ajoutent 22,5 M€ correspondant à la moitié du bonus. C’est pourquoi le courrier de France Domaine informant le maire de l’estimation de l’ensemble immobilier de l’École Centrale, 92,5 M€, est daté du 5 mai 2017 alors que la commune a signé le contrat de concession avec la SEMOP le 22 février 2017 »[42].
De fait, Eiffage répercute sur le boni versé à la commune la hausse du prix d’achat des terrains, contraignant la Ville à réviser l’article 42 de la concession à son détriment[43]. Certes, l’arrivée des nouveaux habitants de l’écoquartier à partir de 2021-2022 offre des opportunités de recettes fiscales à la commune, d’autant plus que la cible d’une population de cadres moyens et supérieurs est résolument affichée sur les documents de communication et de commercialisation. On peut néanmoins s’interroger sur l’intérêt financier pour la commune de s’engager dans ce partenariat public-privé. La prise de risque d’un déficit final de l’opération est jugée limitée en 2018 par la Chambre régionale des Comptes, en raison de la proximité du parc de Sceaux. C’était cependant avant la Crise Covid et avant le choc inflationniste du début des années 2020, impactant fortement le secteur du BTP.
L’opération semble a priori plus rentable pour Eiffage. La campagne d’archives orales, réalisée au moment de la commercialisation des premiers logements en 2019-2020 enregistre un démarrage en fanfare : « On avait un objectif de vente de 200 logements cette année et on en a déjà vendu 115 le week end de lancement donc le marché est porteur […] Je pense qu’on n’a jamais tenu ce score de commercialisation sur un week end de lancement en tout cas chez Eiffage »[44]. Entrer dans l’histoire immédiate de l’écoquartier par la question de la mise en vente permet d’ailleurs de relativiser l’importance de l’environnement, tant du point de vue de l’opérateur, soucieux de l’équilibre financier que de l’investisseur, soucieux d’optimiser le placement :
« Aujourd’hui ce qu’on a vendu aux client c’est deux choses. La première c’est la proximité du Parc de Sceaux, pour moi c’est un argument très fort de la vente. Et puis le deuxième élément qu’on a vendu c’est le projet d’aménagement. La campagne publicitaire qu’on a lancée tourne autour du quartier idéal. Bien souvent on communique autour d’une opération en essayant de retourner les défauts de cette opération et en fait sur ce quartier là on n’a pas trouvé de défauts. Donc la première qualité, c’est son emplacement, en termes de transport on va avoir une station de tramway, on va avoir 12 000 m² de commerces, on va avoir des bureaux, des logements, des logements avec des espaces végétalisés très importants, une ferme urbaine. En fait on a cherché à trouver le défaut de ce quartier et on n’a pas trouvé donc on a basé notre communication sur le quartier idéal. »[45]
La rentabilité de l’opération est donc évidente pour Eiffage mais la plus-value attendue est limitée par les clauses imposées par la Ville dans la convention de 2017. Alors que les prix moyens du neuf montent à 10 000 euros le m2 en Petite Couronne, les logements de la première tranche de l’écoquartier seraient proposés à 6 000 euros le m2 [46]. Une autre clause interdit la vente en bloc :
« C’est une vraie volonté de la mairie de créer des parcours résidentiels. Elle nous interdit les ventes en bloc. C’est-à-dire de vendre à des résidences étudiantes, des résidences seniors, etc. Ça c’est interdit. Il veut vraiment qu’on vende des logements pour que les gens viennent habiter avec leur famille. Il y a un groupe scolaire, un collège, une crèche, ils mettent les moyens pour essayer de garder les gens »[47].
Ces témoignages, invérifiables en l’état des sources disponibles sur le prix et les conditions de vente posent la question du contrôle politique sur l’aménagement dans le cadre du partenariat public privé.
C. Les enjeux politiques et managériaux de la gouvernance
De l’aveu même des aménageurs, la question de la gouvernance n’intéresse ni les habitants ni les investisseurs, ce qui explique sans doute le peu d’informations données sur la teneur de la SEMOP Parc Centrale dans le bulletin d’information municipale. Le point est cependant largement abordé dans la campagne d’archives orales, à la fois par intérêt des étudiants et des collaborateurs d’Eiffage pour ce qu’ils considèrent comme une nouvelle manière de faire la ville.
L’éloge du dispositif SEMOP est au premier abord paradoxal. Les 34% d’actions que détient la Ville la placent en position de « co-aménageur », ce qui lui permet non seulement d’assister à des réunions régulières avec l’opérateur Eiffage (dispositif classique dans n’importe quelle ZAC ou SEM) mais aussi de peser sur les choix constructifs. Cette co-décision constitue objectivement une contrainte pour l’opérateur, qui doit répercuter sur les promoteurs réalisant les bâtiments les choix municipaux. Le bilan à chaud[48] enregistré dans la campagne d’archives orales souligne néanmoins deux intérêts du dispositif Semop pour l’aménageur.
Le premier est relatif à la question de l’acceptabilité du chantier et de ses nuisances par la population, sujet d’autant plus sensible politiquement que la phase de démolition se déroule en amont des élections municipales de 2020 :
« Concasser du béton sur place ça fait du bruit. Si vous l’avez expliqué à la mairie qu’on évite des centaines de camions qui vont prendre le béton, aller le concasser ailleurs et le ramener concassé, elle est d’accord et elle est plus en capacité d’expliquer aux riverains ce qu’il se passe. Voire de faire un reportage dans la revue de la mairie, mensuelle. Les gens qui disent « Ouais mais les concasseurs ils ont commencé à 8h » … « Bah oui madame, mais ne vous inquiétez pas ça se termine vendredi, vous avez échappé à 144 camions toute la semaine qui auraient fait le tour du quartier ». C’est important parce que nos métiers sont très méconnus et quand vous ne connaissez pas ce que font les gens sur un chantier vous êtes méfiants. Le manque de transparence implique la méfiance. Donc avec la SEMOP ce qu’on fait est connu, les dates, les calendriers, les difficultés ou pas, tout est connu et donc on travaille avec une plus grande transparence et donc on travaille avec des riverains qui sont moins méfiants, qui sont moins suspicieux et qui ont plus tendance à nous poser la question. On donne la réponse, voyez, c’est pour pacifier les relations aussi. »[49]
Le second intérêt de la Semop est moins attendu. Le dialogue exigeant entre l’opérateur et la Ville est présenté comme un facteur favorisant la dimension écologique du projet, comme si l’écoquartier continuait à se développer au-delà de la programmation initiale :
« Si j’étais en contrat classique, en appel d’offre classique, je gagne en février 2017, je pose le crayon de l’innovation, je ne vais pas m’embêter à en faire plus que ce que le client achète. Alors qu’avec la SEMOP tout au long de la construction du projet, vous pouvez rajouter des innovations »[50].
Concrètement, l’utilisation de la terre crue, la réflexion sur les ilots de fraicheur, le bio-sourçage du bois de construction sont mis à l’agenda de l’aménagement postérieurement à la création de la SEMOP. Ils intéressent la Ville, notamment sur la construction des équipements scolaires qu’elle finance mais aussi Eiffage, qui considère LaVallée comme un quartier témoin: « C’est un territoire de jeu pour montrer les savoirs faire d’Eiffage donc c’est vraiment très important. On veut qu’on puisse dire : regardez tout ce qu’on sait faire puisqu’on l’a fait là, à cet endroit-là, à grande échelle et en vrai. Pas seulement dans un labo ».[51]
L’aménagement urbain constitue de fait une dimension récente (30 ans) pour le groupe Eiffage, centré initialement sur d’autres métiers : travaux publics, routes, concessions autoroutières, énergie. Eiffage est à l’origine une société de travaux publics, de création récente (1993) mais dont les origines lointaines remontent au milieu du XIXe siècle. Troisième groupe français de constructions derrière Vinci et Bouygues, c’est un acteur majeur des travaux publics à l’échelle internationale (70 000 salariés, 100 000 chantiers annuels). Comme toutes les grandes entreprises, Eiffage diversifie ses activités pour minimiser ses risques mais aussi pour être compétitif par rapport à ses concurrents directs : Bouygues, Vinci. Du socle de base des travaux publics, il est passé à la concession (autoroutes), puis à l’aménagement avec des volets énergie et immobilier. Reste qu’une société de la taille d’Eiffage est organisée en branches professionnelles (« métiers ») qui fonctionnent selon leur propre organisation. Un projet comme LaVallée permet de créer de la transversalité et de faire bouger les métiers et les branches en même temps.
Nos interlocuteurs situent ainsi l’écoquartier LaVallée dans une généalogie interne de l’innovation, qui commence par la création d’un laboratoire de réflexion, appelé « Phosphore » au sein du groupe Eiffage en 2007, puis le projet Smartseille en 2015 et enfin l’écoquartier LaVallée. Le groupe crée une « direction du développement durable et de l’innovation transverse » et mise sur le « démonstrateur » que représente LaVallée. La collaboration avec l’ISITE FUTURE s’inscrit dans cette perspective, même s’il s’agit de crédits impôts recherche. Sur les huit ateliers de recherche, quatre sont liés directement à la matérialité de l’aménagement du quartier (« gestion de l’eau », « économie circulaire », « chantier responsable dans la ville », « voirie à fonctionnalité augmentée »).
D’une certaine manière, l’innovation principale n’est donc pas écologique mais procédurale et logistique. Il s’agit de coordonner des entreprises, parfois sous-traitantes d’Eiffage mais aussi de les amener à entrer dans de nouvelles procédures, au besoin par l’intéressement, qui ne repose plus sur les délais mais sur la qualité du recyclage… du béton, ADN du groupe.
Le corpus utilisé ici ne permet pas d’aborder la question des oppositions politiques locales et des recours contre le projet, notamment écologistes, qui restent à identifier et étudier en tant que tels. Deux pistes peuvent cependant être esquissées. Le blog du collectif d’opposition Citoyen Châtenaysien propose cinq articles sur l’écoquartier LaVallée, dénonçant sa densité (107 logements à l’hectare contre 50 à la Butte Rouge et 39 à l’échelle communale hors forêts et grands parcs) et le leurre du bilan bas-carbone avancé par la Ville et l’opérateur : report du projet de géothermie, utilisation massive du béton dans la première tranche, ilots de chaleurs induits par la minéralisation du sol[52]. Une étude réalisée en 2020 par l’Ecole d’architecture de la Ville et des Territoires de Marne-la-Vallée, dans le cadre du programme de recherche E3S pose également un regard critique sur l’écoquartier[53], considérant là-encore le bilan écologique comme insuffisant et interrogeant une conception urbaine fondée sur la destruction de l’existant plutôt que sur sa reconversion. A l’argument clé du remploi du béton de démolition de l’Ecole Centrale, le rapport rétorque qu’il a permis d’économiser 600 tonnes de CO2, « quantité dérisoire face à ce qu’aurait représenté la conservation de l’existant : 2 600 tonnes pour le seul bâtiment Olivier et 8 100 tonnes pour l’ensemble du site »[54]. Contre le « business as usual », le rapport plaide pour une « vision durable de la construction » et une autre manière d’aborder les dernières tranches, intégrant les principes de la « ville frugale »[55]. De toute évidence, l’écoquartier LaVallée n’a pas pour vocation de participer de ce logiciel.
Pour nombre de décideurs et d’aménageurs contemporains, les écoquartiers préfigurent la ville du futur, smart (connectée), sobre (décarbonnée) et solidaire (inclusive). La recherche urbaine a beau être sceptique voire critique sur la réalité de ces trois objectifs, le modèle prospère. Le cas de Châtenay-Malabry permet de comprendre en quoi la création d’un écoquartier permet de dépasser les contradictions actuelles de la production urbaine. La lutte contre l’étalement urbain, cheval de bataille des politiques d’aménagement régional depuis la fin du XXe siècle contraint à refaire la ville sur la ville, au moment précis où les bulles immobilières renchérissent le coup de foncier. La conséquence mécanique de ce ciseau de l’aménagement est le recours à la densification urbaine, qui passe conjointement par la verticalisation, le recours quasi exclusif à l’habitat collectif groupé et la réduction des surfaces habitables. En plein confinement de Covid 19, l’architecte François Leclercq, désigné en 2016 comme urbaniste de l’écoquartier LaVallée, en conviendra paradoxalement dans une tribune du Monde appelant à augmenter la taille de logements[56] !
Cette nouvelle morphologie urbaine, qui se généralise dans toutes les périphéries des métropoles est contradictoire avec les objectifs de la transition écologique, tant en termes de décarbonation (augmentation des surfaces bétonnées) qu’en termes thermiques (baisse des surfaces végétalisées). [ Voir Fig. 5 ] Ces objectifs ne sont plus simplement normatifs mais largement intégrés par les populations, quel que soit leur rapport politique à l’écologie. La quadrature du cercle pour les élus locaux est donc de rendre acceptable une relance de l’urbanisation auprès de leurs concitoyens désireux au contraire d’un statu quo du cadre de vie voire d’une désescalade des constructions. La culpabilisation de l’égoïsme des pavillonnaires (le fameux Not in My Back Yard) ne constitue plus une réponse suffisante, face à des citoyens mieux informés et aptes à passer de la protestation au recours. C’est ici que la figure de l’écoquartier apparaît intéressante. Elle forme pour la collectivité locale le moyen d’insérer les quartiers nouveaux et denses dans un récit de ville, ici fondé sur la réparation (lutte contre l’enclavement, renforcement de la mixité sociale) et la réinvention du patrimoine (l’écoquartier étant censé renforcer l’identité de la Ville-Parc). Elle constitue pour l’opérateur le moyen de se positionner sur le dernier marché de la construction neuve en zone dense de la métropole, d’autant plus tendu que les opportunités se rétractent comme une peau de chagrin.
On peut considérer à court terme que ces stratégies sont payantes, politiquement (l’équipe municipale a été reconduite en 2020 par les électeurs) et économiquement (les logements de la première tranche de l’écoquartier LaVallée ont été vendus très rapidement). Il reste à interroger la pertinence de ce type de « démonstrateur » pour les transitions urbaines[57] que le dérèglement climatique impose aux décideurs publics. Les écoquartiers comme LaVallée s’inscrivent clairement dans le logiciel du développement durable et contribuent à standardiser la production urbaine de notre temps comme l’avaient fait leurs ancêtres du XXe siècle (cités-jardins, grands ensembles et quartiers intégrés des villes nouvelles) imaginés pour solutionner d’autres crises (hygiène et logement pour tous). Les revues d’architecture et d’urbanisme les avaient alors systématiquement présentés comme l’idéal-type de la « civilisation urbaine », sans pouvoir naturellement imaginer la manière dont ces quartiers seraient habités. Les sociologues ont été très tôt appelés à la rescousse pour expliquer les premiers dysfonctionnements (Sarcellite, délinquance juvénile dès les années 1960-70 puis trafics et criminalités), malgré les politiques d’équipements socio-éducatifs mis en place dans le contexte économiquement favorable des Trente Glorieuses. Les écoquartiers sont aujourd’hui pensés dans un autre contexte économique, celui de l’endettement des communes et de l’Etat. Leur réussite sociale repose sur la seule intelligence de leur conception et de leur mise en œuvre. Ici comme ailleurs pourtant, l’association de l’ingénieur et de l’architecte ne forme qu’une condition parmi d’autres de la réussite d’un quartier. Au-delà des débats nécessaires sur le bilan carbone réel des écoquartiers, c’est bien la question habitante qui reste posée.