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DOI

10.25580/IGP.2021.0007

Élisabeth Essaïan :

Suite à cet entretien avec Alexandre Skokan, je retiendrai trois points : tout d’abord son analyse de la fabrique de la ville à l’époque soviétique, davantage préoccupée par le temps que par l’espace, à travers l’inscription constante des projets dans la temporalité des plans quinquennaux ; ensuite, le thème de la disparition et de la difficulté de faire renaître cette matrice parcellaire du tissu, difficultés graduées suivant que l’on se situe au centre historique, où cette réactivation est plus simple à faire, ou dans les quartiers des grands ensembles réalisés entre 1950 et 1980, où cette matrice n’existait pas ou s’est totalement perdue ; enfin, la volonté déployée, tout au moins par le Bureau Ostojenka, d’en finir avec cette approche contraignante de la nature, présente tout au long des soixante-dix ans du régime soviétique (mais pas forcément spécifique à ce régime), très prégnante dans la conception de l’aménagement contrôlé et déployé alors. Ainsi, le travail d’Ostojenka passe d’abord par la reconnaissance de la richesse projectuelle du tissu historique, puis aujourd’hui, comme on peut très bien le voir dans son dernier projet, aboutit à cette attention retrouvée à la géographie physique, au désir de ré-ouvrir des rivières et autres sources d’eau enfouies pour rendre visible la complexité et la richesse du tissu hydrographique.

 

 

Corinne Jaquand :

Cette leçon de morphologie urbaine moscovite se réapproprie une école de pensée qui était celle de la morphologie urbaine des années 1980 un peu partout en Europe, associée à un intérêt renouvelé pour la géographie. Cela fait vraiment plaisir car le Grand Paris, lui, subit aujourd’hui une sorte de « dés-aménagement », témoignant d’un désamour et d’une coupure avec une certaine école historique du projet urbain… Rajouter de la géographie permettrait de prendre en considération des espaces majeurs comme la Seine (comme la Moskova aussi) et de se départir de cette situation actuelle faite de collage de projets, sans cohérence les uns avec les autres : une façon planimétrique et périmétrique stricte de considérer l’aménagement urbain. Les représentations elles-mêmes, en blocs diagrammes par exemple, tendent à se libérer elles-aussi de cette emprise du plan, du plan masse, pour aller voir au-delà des limites des terrains disponibles. Cette autre manière de voir l’aménagement et cette réappropriation d’une certaine culture de la planification qui passe par la dimension du grand paysage pourrait servir d’exemple pour militer contre la tendance actuelle.

 

 

Guy Burgel :

J’aimerais ajouter à ce qui a été dit une dimension politique et institutionnelle. La grande différence finalement c’est que le Moscou post-soviétique a hérité d’un grand territoire administratif et politique, étendu jusqu’à cette ceinture autoroutière de Moscou et ces extensions sud-ouest, alors que nous sommes toujours à la recherche d’un Grand Paris institutionnel et politique. C’est une grande différence dans la maîtrise foncière et la maîtrise de la stratégie urbaine que nous n’avons pas. Bien sûr ce n’est pas parce que l’on a l’outil que la stratégie sera bonne, mais néanmoins, quatorze ans après le discours de Roissy de Nicolas Sarkozy, nous sommes toujours à la recherche d’un véritable périmètre institutionnel…

Par ailleurs, j’ai moi aussi été très sensible à cette dimension du temps plutôt que de l’espace, quand ici c’est l’espace qui reprend ces droits…

 

 

Nathalie Roseau :

Merci pour ce magnifique entretien avec Alexandre Skokan, à la fois témoignage et archive de cette agence, cette coopérative au statut particulier. Hormis récemment avec Yves Lion, que sait-on des dialogues qu’ils auraient établis à diverses époques avec d’autres théoriciens et praticiens ? Autour de quelles questions spécifiques auraient-ils travaillé ? En regardant cette maquette de jeu d’échec avec ses cloisons en plexiglas, je pensais à d’autres projets qui les ont peut-être influencés, mais le cas de Moscou est toujours évidemment spécifique…

 

 

Élisabeth Essaïan :

Je n’ai pas étudié cet aspect et il serait intéressant de le faire, mais ce qui m’a frappé c’est l’absence presque généralisée ici de l’école italienne, alors qu’en France l’école de la typo-morphologie, comme Corinne Jaquand l’évoquait, est très présente. À Moscou, curieusement, il semble qu’elle a peu de résonance malgré les questions de parcellaires soulevées. Mais il faudrait vérifier ce point.

 

 

Alessandro Panzeri :

Il me semble intéressant de faire un complément d’information par rapport à la question des apports géographiques. Dans un entretien que j’ai mené avec Alexandre Skokan pendant ma mission de recherche à Moscou, celui-ci évoquait la rencontre avec Yves Lion comme une révélation (épiphanie), sur l’intérêt de travailler en tant qu’architecte sur la géographie, la structure du territoire et notamment l’hydrographie, le rapport avec la Moskova et l’importance de l’aménagement de ses berges. À partir de là, il me semble important de voir comment cette collaboration mixe le travail précédent et le travail en cours, comment cela l’a complexifié, et vers quoi cela les amène. Je pense notamment au changement de dimension. Leur travail sur le quartier moscovite d’Ostojenka avait plutôt une dimension modeste (à l’échelle du quartier) et maintenant c’est une agence reconnue au moins au niveau national (je ne pense pas qu’ils aient déjà travaillé à l’international).

 

 

Frédéric Pousin :

Dans cette réflexion autour de la place de la nature en ville, pourquoi n’y-a-t-il pas (ou alors est-ce spécifique à cette agence ?) un raisonnement de même nature que celui fait sur le parcellaire, sur la structure urbaine ? Car en réalité l’aménagement des parcs et des espaces verts a une longue histoire, y compris à Moscou, comme on peut le voir dans les travaux sur le plan en 1935 ou dans l’exposé d’Olga Vendina. On voit bien que dans les problématiques de la planification et dans cette ville des habitants au développement plus spontané, le parc, le vert, l’espace vert sont bien présents.

Est-ce spécifique à cette agence de s’attacher plutôt à la morphologie urbaine puis, lorsqu’on redécouvre les problématiques écologiques et naturelles, de se tourner vers d’autres modèles ? Existe-t-il actuellement en Russie des réflexions sur cette dimension-là ?

 

 

Elisabeth Essaïan :

Concernant la spécificité de l’agence Ostojenka, cette agence a émergé autour du projet de reconstruction du centre historique, avec pour coloration et thématisation la question de l’intervention sur un centre préservé. Car un projet de construction du palais des Soviets envisagé là avait permis de préserver, en creux, ce quartier de la destruction. C’est donc autour de ce projet et de cette compétence, de cette connaissance fine du parcellaire qu’ils ont démarré leur agence privée. Il existe bien sûr un travail historique sur le parcellaire et même dans le plan de 1935 des réflexions sur ce thème sont menées, mais cette dimension avait ensuite disparu et n’était plus discutée du tout. Ils étaient donc presque sans outil et ont redécouvert des choses déjà connues ailleurs. Leur compétence s’étend d’une connaissance fine du parcellaire au redécoupage permettant de conserver le tissu historique. L’exemple de Samara a également bien montré leur capacité à développer une méthodologie pour restructurer des tissus urbains au bâti dense, aux configurations parfois totalement aberrantes, très différents de ceux sur lesquels nous avons l’habitude de travailler.

Concernant la prise en compte du végétal, ainsi que des dimensions typographiques et géographiques de la ville, il existe un paradoxe. Presque à chaque ligne du projet et même dans le plan de 1935 on parle de nature, de parcs, de l’eau, de l’importance des « poumons verts », mais ce sont néanmoins des espaces très contrôlés. Même l’espace de la rivière, la Moskova, est contrôlé, enfermé dans ses berges en granit, pour en faire un axe à partir duquel on regarde la ville. Cette réflexion qu’Alexandre Skokan amène à la fin de notre entretien, dans laquelle il ne s’agit plus de regarder seulement des grands axes, comme on le faisait pour la Moskova, sans représenter ses affluents et les petits réseaux d’eau, est très clairement en lien avec son travail commum avec Yves Lion, mais elle avait été éliminée notamment avec la simplification du réseau viaire et du capillaire hydrographique. Cette pensée de réduction des réseaux était très prégnante et cette acculturation-là n’est pas encore complètement évidente. En France aussi, cette redécouverte de la géographie physique et des réseaux hydrographiques est relativement récente.

 

 

Olga Vendina :

Je voudrais opposer une note critique au discours d’Alexandre Skokan, un discours venant d’un architecte très brillant, certes, mais pétri de mythologie et d’utopie et même plein de stéréotypes lorsqu’il parle des villes et des structures d’urbanisme en Russie. Et même cette très belle idée que l’espace était sacrifiée au temps est issue d’une longue tradition, renversée à l’époque soviétique, puis reprise à travers le concept d’hétérotopie de Michel Foucault.

Par ailleurs, je voudrais préciser quelques points à propos des espaces verts. L’idée relative au manque d’espaces verts exprimée par Skokan est reprise d’une idée très partagée dans l’opinion publique à Moscou. Ce manque d’espaces urbains de rencontres, exprimés par les moscovites, existait déjà à l’époque soviétique. On manquait de petits cafés, de lieux de rencontres divers, de ces structures urbaines qui font la vie dans la ville. Aujourd’hui, on ne manque pas d’urbanité, on manque de verdure, de forêt. Ce manque n’est pas le reflet du ressenti d’une population rurale venue alors en masse en ville, puisqu’on en est déjà à la troisième génération issue de ce déplacement, une génération née dans le contexte urbain. Je pense donc que les propos de Skokan sont trop larges et issus d’une certaine mythologie. Il me semble que l’espace vert est espace de liberté et même si cet espace peut être décrit, comme le fait Elisabeth Essaïan, comme un espace contrôlé, il me semble qu’il ne l’est pas tant que cela. On est libre d’y vivre tous les devoirs, d’y faire tout ce que l’on veut, venir comme l’on veut, avec ses amis, pour manger, faire du sport et c’est même un espace de s’exprimer librement. Il me semble que ces espaces verts sont un signe de « le droit a la ville » comme le droit a sa propre manière de vivre. À l’époque soviétique, l’espace urbain et la société elle-même étaient bien sûr très contrôlés, mais aujourd’hui la ville « intelligente » augmente encore ses moyens de contrôle et il ne reste que cette petite niche, très importante et mise en avant par tous les architectes, y compris Skokan donc, par tous les bureaux d’études et les ateliers d’architecture qui proposent la même chose : revenir à la morphologie et aux structures naturelles de la ville, sa forêt, sa rivière, etc… Non pas pour transformer Moscou en forêt, mais pour laisser exister un espace de liberté.

 

 

Elisabeth Essaïan :

Concernant cette question de l’espace vert et sa disparition liée à la privatisation du sol : l’une des caractéristiques de la ville soviétique est d’avoir produit des espaces verts contrôlés, conçus comme parcs de repos, des espaces verts construits coexistants avec des cœurs d’îlots structurés par des cours passantes, qu’on pouvait s’approprier et qui constituaient des espaces de liberté. Ces espaces, lors de la privatisation du sol, ont été soustraits aux habitants. Il semble qu’il y ait eu une réduction de ces espaces verts et un ressenti fort par rapport à l’amenuisement de ces espaces de vie.

 

 

Olga Vendina :

Oui, en effet, et c’est pour cela qu’aujourd’hui cet aspect social et culturel de la ville est très actualisé. Ce n’est pas seulement une question de verdure, d’arbres, etc. Ces privatisations des espaces publics à Moscou ont entrainé des protestations de la part de mouvements, associatifs notamment, et cela reste toujours un point important de mobilisations à Moscou. Le grand projet visant à ramener l’eau à Moscou a d’ailleurs obtenu un large soutien de la part de la population moscovite.