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DOI

10.25580/IGP.2021.0005

Élisabeth Essaïan :

Beaucoup de choses se sont clarifiées et ouvrent aussi sur de nombreuses questions. Ce qui me semble notamment très intéressant c’est la manière dont les décisions se construisent, en miroir ou en opposition aux pratiques mises en place pendant les soixante-dix années du régime soviétique, révélant le déjà là. Dans l’intervention d’Olga Vendina, on voit que les inégalités sociales, la ségrégation, pleinement présentes à l’époque soviétique, mais effacées dans les cartes et les représentations, se sont révélées de manière extrêmement rapide, par des pratiques d’appropriation dans un premier temps, puis l’accès à la propriété légalisée. Par ailleurs, les cartes que nous avons observées ont montré de façon frappante la prégnance des direction sud-ouest et est.  Elle s’observait déjà dans les cartes plus informelles du logement, de l’anxiété sociale, ou encore dans le journal littéraire évoqué précédemment. L’axe sud-ouest avait été impulsé dans le plan de 1935 et on voit à quel point cette direction a pris et continue d’être activée.

Par ailleurs, j’aimerais que l’on revienne sur cette dissociation entre le bâti et le sol, mise en avant dans l’intervention d’Aurore Chaigneau, ce partage présent dans les textes, dans l’expression formelle de la propriété, mais aussi certainement dans l’appréhension de cet espace, dans la responsabilité ressentie vis-à-vis de ce territoire, sans savoir exactement qui en est le propriétaire.

 

 

Guy Burgel :

En complément, deux points auxquels je suis sensible en tant que géographe : premièrement, dans la Moscou soviétique il existait une inversion des densités. C’est cette égalité ou cette absence foncière, cette absence de valeur du sol, qui permettait de faire tout et partout. Alors que dans l’agglomération parisienne et les agglomérations européennes le centre est dense et la périphérie de moins en moins dense suivant l’éloignement. Dans la Moscou soviétique, on observait une inversion de cette densité au profit de la périphérie, mais ce phénomène tend à s’atténuer avec le temps, notamment à cause de l’attractivité de la centralité.

Par ailleurs, on l’a peu évoqué, mais dans cette Moscou soviétique qui se voulait être une ville prolétarienne, industrielle, les services et tout le secteur tertiaire étaient finalement négligés. Une pression très forte pour développer du foncier, des bureaux et des services s’est exercée dans ces zones peu denses du centre. Finalement, sur ce point, l’héritage des réalités pèse autant que l’héritage idéologique et juridique.

 

 

Olga Vendina :

Il y a effectivement eu une grande pression de la part des secteurs de services post-industriels, une demande de bureaux et la réputation de certains lieux a joué un rôle important. À l’époque soviétique, ce n’était pas le marché du logement, mais plutôt celui d’une certaine position sociale, d’une certaine localisation, qui retenait l’attention. Ce marché des localisations a d’ailleurs fait l’objet d’un travail d’étude dans les années 1970. La partie centrale de la ville avait peu de valeur et les logements partagés étaient occupés par la classe ouvrière, des marginaux, etc… Cette partie centrale a été presque vidée et considérée à l’époque post-soviétique comme une « trou économique » n’appartenant à personne et c’est pourquoi il a été facile de faire de nouvelles constructions dans cette zone de la ville. Cela a même été une volonté forte de l’État d’en faire un espace représentatif de la ville, de façon rapide et efficace. Suivant un certain laissez-faire et une politique volontariste, la prise de décision a été peu fonde et n’a pas considéré les conséquences de ces installations nouvelles dans la zone centrale. Dans les zones plus peuplées, la décision a pris d’autres formes, plus réglementées, même si ces règles n’étaient pas strictes. On observe donc en effet aujourd’hui un repeuplement de la zone centrale qui était plutôt désertée à l’époque soviétique.

 

 

Aurore Chaigneau :

À propos des conséquences de cette dissociation entre le bâti et le sol, de ce rapport particulier au foncier, on a pu observer pendant la période de transition un incroyable appétit d’accaparement, une sorte de « ruée vers l’est ». La législation a été utilisée à tort et à travers pour essayer de sécuriser ces formes d’accaparement parfois réalisées avec bon sens, parfois par pure cupidité. La dissociation entre le sol et l’immobilier a créé des opportunités pour maintenir parfois une pression sur les nouveaux propriétaires. Le fait qu’il n’y ait pas eu d’acquisition gratuite lors de la deuxième privatisation, mais des acquisitions à titre onéreux a engendré toute sorte d’abus. De ce point de vue, heureusement que Moscou ne s’est pas engagée immédiatement dans ce processus, compte tenu des enjeux financiers colossaux. Par ailleurs, les habitants de ces quartiers ne se sont pas immédiatement appropriés, au sens juridique du terme, les rez-de-chaussée des immeubles. Ils n’en sont pas devenus propriétaires et, restés ouverts, ceux-ci ont parfois été revendus par la ville à des entreprises lors de la fermeture d’écoles par exemple ou de jardins d’enfants, souvent situés au cœur des îlots. Sous l’action de la ville, on a alors vu apparaître de nouvelles barrières ré-morcelant le territoire, le microraïon, contraignant les usages et passages des habitants entre immeubles, vers le métro, les espaces verts, etc… Ces diverses formes d’accaparement ont beaucoup transformé la ville, ont créé des enclaves aberrantes et, à Moscou, de nombreux procès ont été intentés par la population qui n’est pas restée impassible devant ces transformations. Les premiers propriétaires ont aussi parfois pris conscience que le sol a une valeur économique et que cette valorisation par la ville pouvait aussi être de leur fait. Cela a entrainé un débat sur la privatisation des rez-de-chaussée. Très vite, dans les grandes co-propriétés, des personnes de culture très soviétique se sont rapidement converties à l’économie de marché et au marché immobilier, en intentant des procès contre la ville pour récupérer l’usage des rez-de-chaussée des immeubles, ayant bien compris que s’ils voulaient entretenir leurs immeubles, ils devaient en avoir la maitrise économique. Et ils ont systématiquement gagné ces procès.

 

 

Florence Bourillon :

Une remarque à propos du cadastre : en France, on a pris l’habitude de considérer que le cadastre est une affirmation de ce qu’est la propriété réelle, alors qu’en réalité ce n’est pas lui qui la certifie… Le cadastre n’est pas une certification de propriété, qui relève des hypothèques, mais un document fiscal. Quelle est l’inspiration de ces enregistrements de la propriété que vous évoquez dans votre exposé, Aurore Chaigneau ? Quel modèle la Russie a-t-elle pris ? Un modèle allemand du type du livre foncier ? Vous avez aussi évoqué le cas de la Grande-Bretagne qui fonctionne avec un troisième système d’enregistrement…

 

 

Aurore Chaigneau :

Oui, en effet, en Russie on se rapproche du système d’enregistrement allemand. On retrouve cette même différence, d’un point de vue juridique, entre l’opposabilité et la légalité du droit. Dans le système français, c’est l’enregistrement du titre qui fait la propriété, dont découle toute une ingénierie (la connaissance du terrain, la pose de bornes, la cadastre, etc.) qui n’est valable qu’à titre informatif. C’est la rédaction du titre par le notaire qui va permettre de conférer la propriété. Les Russes sont restés dans une tradition allemande dans laquelle ils étaient entrés un peu avant la Révolution, un système mis en place progressivement sans être totalement abouti. Ils sont restés fidèles à cette culture juridique et ont repris la logique des livres fonciers. Mais entre la législation allemande et la législation russe contemporaine existe une différence : le registre russe permet en effet d’assurer la validité du titre, mais les fonctionnaires russes ont beaucoup plus d’obligations de vérifications et enregistrent beaucoup plus d’informations que dans le système allemand. Dans le système russe, l’autorité publique chargée de la tenue du registre est investie de pouvoirs plus importants. Ce sera un aspect important au moment de la remise à plat des règles foncières, lorsque les experts se demanderont à quel système les rattacher. Il existait un argument à l’époque en défaveur du système français. Les juristes russes refusaient d’imposer que les actes soient notariés, comme leur proposaient les experts français, car dans leur représentation l’intervention du notaire augmentait considérablement le coût de la transaction. Comme le but était de créer un marché de l’immobilier rapide, d’éviter les surcoûts et comme la vision de la banque mondiale sur le système français était très idéologiquement biaisée, on ne voulait pas mettre en place ce système de notariat. On pensait que les frais de notaire étaient exorbitants, en oubliant qu’en réalité ces frais de notaires sont essentiellement des taxes. Pourtant, l’avantage du système français est d’être extrêmement sécurisé, par l’intervention d’un tiers procédant au contrôle de tous les actes avant l’enregistrement. Mais comme les autorités russes n’avaient pas développé ces différentes compétences et services d’enregistrement procédant aux vérifications auprès des municipalités, directement et sans s’en tenir aux déclarations des parties à l’acte, beaucoup d’actes ont été enregistrés avec de nombreux vices. Les notaires russes n’ont donc pas de monopole, comme en France, pour la rédaction d’actes authentiques en matière immobilière. Ils possèdent uniquement un monopole en droit des successions.

 

 

Corinne Jaquand :

Cette dissociation entre la propriété du sol et le bâti aurait comme vertu de limiter l’augmentation des prix et la spéculation foncière, si on se réfère au modèle anglais. Est-ce vraiment le cas ?

Par ailleurs, question technique, ces baux d’usage sont-ils limités dans le temps ou complètement illimités ? Sont-ils transmissibles d’un individu à un autre, sans repasser par le propriétaire foncier d’origine ?

Olga Vendina a montré des cartes très intéressantes sur la répartition sociale. J’aimerais savoir si, dans la morphologie de grande échelle de Moscou, il se passe des choses intéressantes « entre les doigts » de ces systèmes d’urbanisation en étoile. Est-ce là où se niche une urbanisation plus spontanée ?

 

 

Aurore Chaigneau :

Le lien entre dissociation et spéculation est régulièrement affirmé. Mais quand on voit l’augmentation des prix à Moscou dans les années 1990, je ne suis pas sûre que la dissociation ait empêché la spéculation immobilière… Mais cependant on utilise cette dissociation pour empêcher la spéculation foncière en France aujourd’hui, et partout en Europe. On crée des coopératives de logements, avec une personne morale ad hoc propriétaire, en espérant ainsi baisser le prix des logements et surtout contrôler le prix de revente de ces logements. Lorsque l’on veut lutter contre la spéculation, il faut cumuler plusieurs outils, contrôler les prix du bâti et contrôler les prix du sol. Dans les dispositifs que l’on met en place actuellement, non seulement on supprime la propriété du sol pour baisser les coûts de la transaction mais, en plus, on crée un petit mécanisme de blocage de l’augmentation des prix du bâti. Cela n’existe pas du tout à Moscou.

Concernant la revente, comme il n’existe pas une unique catégorie de bail, il est difficile de répondre à votre question. Des limitations existent dans certaines catégories de baux, en fonction de leurs finalités. Parfois, ce ne sont pas des baux, mais des droits d’usage avec des régimes particuliers pour les personnes morales, pour les particuliers, etc… Il existe une stricte différence entre les droits accordés aux personnes physiques et ceux accordés aux personnes morales. Pour les personnes physiques, dans les coopératives, sur les datchas, les jardins ouvriers, les droits sont des droits viagers qui se sont progressivement transformés en droits privatisés, en droits de propriété. Les droits des personnes morales ont quant à eux souvent une durée fixée dans l’acte, avec un contrôle spécifique selon la nature du bien concerné. Ils sont différents pour un hôpital, une entreprise, s’il y a un espace vert, etc… Toutes sortes de durées sont envisageables. Ces baux ne sont pas toujours transmissibles. Pour les particuliers, dans les coopératives, le droit soviétique n’accordait l’usage que viager, aux jardins ouvriers par exemple. Mais j’ai retrouvé des arrêts de la cour suprême soviétique qui déjà dans sa jurisprudence d’avant l’effondrement du régime avait statué sur le cas d’un ouvrier décédé dont la femme et les enfants demandaient à poursuivre l’usage du jardin ouvrier. La cour a accédé à la demande, au motif que l’usage était déjà partagé au sein de la famille. De ce fait, elle l’a rendu transmissible. Pourtant, ce n’était pas l’esprit d’origine, puisque l’ouvrier ne bénéficiait de ce terrain qu’en contrepartie de son travail. À son décès le bien revenait donc dans le lot commun et la direction de la coopérative l’attribuait à un nouveau bénéficiaire inscrit sur une liste d’attente. Mais la jurisprudence soviétique a finalement admis qu’à partir du moment où les membres de la famille avaient un usage constant de ce bien-là ils pouvaient rester dans les lieux après le décès de l’ouvrier. La transmissibilité a donc été consacrée dès les années 1970-80.

 

Olga Vendina :

On aurait pu penser que ces espaces intermédiaires de l’urbanisme en étoile, mal desservis par les transports ou les services sociaux, auraient pu permettre un développement spontané de la ville, ou des bidonvilles, mais cela ne s’est pas passé ainsi. D’une part, parce que ces territoires étaient contrôlés par de grandes entreprises, surtout de transports, ou des usines. C’est plutot l’État qui est intervenu dans ces « trous » entre les différents axes principaux de la ville après l’extension de Moscou. Pendant le concours ces grandes réserves dévolues aux transports ferroviaire ou aux usines, fonctions  obsoletes à la ville capitale, ont été largement réinvesties par l’État. L’urbanisation spontanée concerne surtout les espaces bien organisés, desservis par les transports, avec des écoles, magasins, etc… Il existe un jeu entre l’espace physique de la ville et l’espace social, deux structures différentes qui correspondent l’une l’autre et créent une nouvelle structure de la ville, une nouvelle redistribution des fonctions.