Alessandro Panzeri
Bonjour à toutes et à tous,
Nous sommes heureux de vous accueillir pour cette première séance du nouveau programme du Séminaire IGP, consacrée à l’étude de la planification du Grand Moscou de l’ère post-soviétique.
Tout d’abord, nous tenons à remercier Frédéric Pousin et Nathalie Roseau pour l’organisation du programme annuel du Séminaire IGP, pour avoir accepté notre proposition et pour leur regard attentif sur la préparation de cette journée, ainsi que Yoko Mizuma pour son accompagnement dans la communication et la diffusion de cet évènement.
Cette collaboration entre Élisabeth Essaïan et moi, s’inscrit dans le cadre des deux ans de post-doctorat effectué auprès du Labex Futurs Urbains et notamment au sein du Groupe Transversal « Inventer le Grand Paris », qui ont été caractérisés par une mission de recherche, effectuée entre 2019 et 2020, sur les échanges internationaux entre Paris et Moscou dans les enjeux de planification. Sa profonde connaissance de la ville de Moscou et de son histoire de planification m’ont été précieux pendant les mois de recherche et notamment lors du séjour en Russie pour mener la série d’entretiens qui a structuré mon travail de recherche.
D’ailleurs, cette journée, focalisée sur la compréhension du territoire de l’agglomération moscovite contemporaine, s’inscrit dans l’axe de recherche du groupe IGP sur les « Perspectives transnationales », dans lequel plusieurs séances ont déjà été consacrées aux sujets de l’histoire croisée des métropoles, comme la journée Perspective transnationale et histoire du Grand Paris, organisée par Frédéric Pousin et Nathalie Roseau,[1] la journée sur l’année 1919. Les quatre saisons de l’urbanisme, organisée par Emmanuel Bellanger et Laurent Coudroy de Lille[2] et plus particulièrement dans les Ateliers des métropoles, dont une journée, organisée par Corinne Jaquand en février 2019, a été dédiée à l’étude de la métropole du Gross Berlin (ou Grand Berlin).[3]
Dans la continuité de ces journées sur l’histoire croisée des métropoles, l’idée de dédier cet Atelier à la découverte du territoire du Grand Moscou contemporain et de ses enjeux va nous permettre d’appréhender une mise en place spécifique pour les stratégies de planification dans la Russie post-soviétique ; de défricher un jeu d’acteurs à l’échelle locale, régionale et nationale ; de mettre en lumière les échanges avec des acteurs et des institutions à l’international ; enfin, d’établir une focale sur les développements de l’agglomération de Moscou dans les dernières décennies et de les inscrire dans le temps long de l’histoire de la planification moscovite.
Élisabeth Essaïan
En effet, si l’atelier s’intitule Paris-Moscou, pour cette première journée d’étude, nous allons nous intéresser avant tout à Moscou, et plus précisément à la Moscou post-soviétique, c’est-à-dire à une période de trente ans, allant de 1990 à 2020. Avec deux focales : le moment de transition, qui suit la chute du régime soviétique et le moment d’élaboration de l’actuel plan de Moscou.
Pourquoi s’intéresser à cette période pour ce premier atelier ? Pourquoi commencer par le contemporain ?
Tout d’abord parce que si l’histoire de la Moscou soviétique commence à être bien connue, plusieurs travaux sont sortis ces dernières années ou sont en passe de l’être, il n’en va pas de même pour cette période contemporaine. Par ailleurs cette entrée par le contemporain permet aussi de mettre en évidence les permanences et les ruptures morphologiques et structurelles, ainsi que les inerties et les résistances aux changements, c’est-à-dire comprendre, à partir de la lecture du présent, le temps long de l’histoire.
Avant de se pencher sur cette période contemporaine, j’aimerais rappeler brièvement quelques points sur la formation de Moscou, afin de pouvoir mieux saisir les développements et les références historiques que ne manqueront pas de faire nos invités.
Tout d’abord, parmi ces points, la particularité morphologique de Moscou, déjà soulignée en 1910 par Eugène Hénard qui la classe, à côté de Paris et de Vienne, dans les villes de formation radioconcentrique.
Cette catégorisation et comparaison ont cependant leurs limites. Bien sûr, Moscou, tout comme Paris, s’est formée par enceintes successives, comme on peut le voir sur ces planches comparatives entre Moscou et Paris [ Voir Fig. 01 ] . Mais, si elle présente, une fois franchie la Moskova, à la fin du XVIe siècle, un encerclement circulaire plus régulier que l’ellipse parisienne, au début du XVIIIe siècle, Moscou échappe à cette formation radioconcentrique. Elle suit désormais deux directions principales de développement, la route nord-ouest qui mène vers la nouvelle capitale de St Pétersbourg et la direction nord-est qui suit le tracé d’un des affluents de la Moskova, la rivière Iaouza. La nouvelle enceinte de la ville, construite en 1742, le Kamer kollejskiï val n’a plus rien de circulaire : elle englobe les territoires d’expansion spontanée.
A partir du milieu du XIXe siècle, l’accroissement du territoire va aussi s’appuyer sur l’expansion rapide du réseau de chemin de fer. La première voie, nord-est, reliant Moscou et Saint-Pétersbourg a été créée en 1851. Au début du XXe siècle, onze lignes aboutissent à Moscou, dont plus de la moitié à l’est, pour des raisons morphologiques de terrain plat et de l’implantation à l’est des usines, sensiblement pour les mêmes raisons. Et c’est aussi le long de ces voies que vont venir s’implanter des lotissements de datchas, phénomène qui va se démocratiser après l’abolition du servage en 1861.
La dernière limite circulaire de Moscou, la ligne de chemin de fer de contournement est construite entre 1903 et 1908 et se présente sous forme d’un éventail, formalisant l’extension privilégiée de la ville vers le nord-est/nord-ouest. En 1917, elle devient la limite administrative de la Moscou soviétique.
La période soviétique va voir se succéder deux grandes tendances opposées de développement qui se sont traduites tant dans les débats que dans les plans. Un modèle décentralisateur, basé sur la volonté de supprimer la différence entre la ville et la campagne, empruntant tantôt au modèle de la cité-jardin, tantôt au développement linéaire. On le retrouve au début des années vingt dans les projets de Nouvelle Moscou de Alekseï Chtchoussev, de la Grande Moscou de Sergueï Chestakov [ Voir Fig. 02 ] ou encore de La ville de futur de Boris Sakouline, puis, sous d’autres formes, dans les débats sur la ville socialiste de 1929-30 et les propositions du concours pour Moscou de 1932 [ Voir Fig. 03 ] . Cette tendance décentralisatrice renaît cinq décennies plus tard avec le plan de 1971 [ Voir Fig. 04 ] , plan qui ne sera pour ainsi dire pas mis en œuvre.
Car c’est la vision centralisatrice, impulsée par le plan de 1935 [ Voir Fig. 05 ] qui restera dominante. C’est dans ce plan qu’est réactivée la forme radioconcentrique de la ville, par élargissement des voies radiales et circulaires existantes et création de nouveaux anneaux et radiales. Au-delà de l’affirmation de la centralité, et notamment de la centralité du pouvoir, cette structure radioconcentrique était aussi considérée comme schéma idéal pour résoudre, ou plutôt anticiper, les problèmes de trafic. La démonstration a été faite depuis, avec les énormes problèmes de trafic que connaît la Moscou actuelle, de l’absurdité de ce choix.
Mais le plan de 1935 c’est aussi le choix privilégié de développement de la ville dans la direction sud-ouest [ Voir Fig. 06 ] , [ Voir Fig. 07 ] . Ce choix est en grande partie dicté par l’architecte allemand Kurt Meyer, et validé par les experts. Choix motivé à la fois par les qualités géographiques et écologiques de ce territoire, situé dans la boucle de la Moskova et au-delà du mont des Moineaux (renommé le mont Lénine), territoire jugé le plus sain pour l’habitation. Il a aussi été dicté par la prévision de la construction du Palais des Soviets [ Voir Fig. 08 ] , « qui, de par sa situation dans le plan, aurait eu une position périphérique ». Ce recentrage vers le sud-ouest lui redonnait une situation plus centrale.
Le plan de Moscou prévoyait l’agrandissement du territoire de 30 000 ha à 60 000 ha et une augmentation de la population de 3 à 5 millions.
Depuis, le territoire a été plusieurs fois agrandi. En 1960, avec la création du boulevard périphérique, la MKAD [ Voir Fig. 09 ] , puis des annexions successives jusqu’à la dernière, en juillet 2012, avec l’ajout d’un terrain de 168 000 ha (une fois et demi la surface actuelle de Moscou), portant le territoire moscovite à 251 000 ha [ Voir Fig. 10 ] . La population actuelle d’environ 12 millions devrait, suivant les estimations, monter à 16 millions à l’horizon de 2035.
C’est dans ce contexte qu’est lancée la consultation internationale pour le Grand ou plutôt LA Grande Moscou, dont il sera beaucoup question ici. Consultation qui s’inspire directement de la dynamique du Grand Paris en 2008, tant dans son organisation et thématiques que la composition des équipes. Certains membres, y compris parmi nos invités d’aujourd’hui, ont participé aux deux consultations. « Consultation» ou « concours » ? La nuance est difficile à saisir car le terme anglais utilisé contest peut se référer aux deux. Aux termes de cette consultation une équipe, composée d’Antoine Grumbach, Jean-Michel Wilmotte et Sergueï Tkatchenko se voit recevoir le premier prix. Cependant, elle ne semble pas avoir gardé la main sur l’élaboration du schéma directeur régional en prévision de 2035, tel que révisé en 2017 par l’Institut du Genplan de Moscou.
Alessandro Panzeri
Ainsi, l’idée de la Bolchaïa Moskva (ou plutôt par analogie avec les autres métropoles européennes, l’idée du Grand Moscou) s’inscrit dans le temps long de l’histoire de la planification, avec des limites et des échelles d’intervention variables selon les époques et les finalités du pouvoir en place.
En juin 2011, le président de la Fédération de Russie (Dmitriï Medvedev) annonce l’avènement d’une consultation internationale, inspirée de façon assumée à celle du Grand Paris, pour envisager l’extension des limites de la ville de Moscou et l’aménagement d’un nouveau territoire dans la direction sud-ouest de l’agglomération.[4]
Après la Consultation internationale du Grand Paris (CIGP) de 2008/2009, l’intérêt pour l’avenir métropolitain a émergé dans des contextes culturels très différents et a vu la naissance de plusieurs évènements : d’abord le Grand Bruxelles (2010), puis le Grand Moscou (2012), plus récemment le lancement de la consultation du Grand Genève (2019-2020) par la Fondation Braillard et à la fin de la crise sanitaire sera prévue une consultation sur le Grand Luxembourg. Le type de la consultation internationale, défini par et pour la CIGP de 2008/2009, comme nous l’avons montré dans l’introduction à la journée sur le Grand Paris contemporain de décembre 2019,[5] semble rencontrer entre 2008 et 2012 un succès certain sur la scène européenne de l’aménagement métropolitain. Les consultations qui ont eu lieu durant cette période ont su catalyser une effervescence intellectuelle sur l’avenir métropolitain. Elles ont offert à la fois un renouveau théorique sur l’analyse de la complexité métropolitaine et une vitrine médiatique internationale. Le travail collaboratif par grandes équipes pluridisciplinaires, qui incluent professionnels et chercheurs, mené sans définir un projet gagnant, semble être devenu une formule ouverte, acceptée par le politique, grâce à ses bénéfices en termes d’image à l’échelle nationale et internationale.
Est-ce également vrai pour le cas du Grand Moscou ?
Le cas de la Consultation internationale du Grand Moscou de 2012 s’est révélé d’un montage sophistiqué du point de vue des rapports entre institutions, de l’organisation même de l’évènement, de la transposition du modèle de la consultation et de ses aboutissements. La nécessité de contrôle de la part du politique, afin d’assurer une stratégie efficace et de rendre les perspectives envisagées des projets concrets, s’est manifestée par la désignation d’un site d’étude précis : le territoire de la Nouvelle Moscou. L’extension est annexée officiellement à la mairie de Moscou le 1er juillet 2012 en plein déroulement de la consultation internationale. Que nous raconte cet exemple sur la manière d’envisager l’aménagement du territoire moscovite ? Quelles perspectives il offre pour l’étude et le renouveau de ces pratiques ?
L’une des plus grandes limites de travailler sur des sujets temporellement très proches de nous est sans doute la difficulté d’avoir accès aux documents internes, aux documents d’archive, à la littérature grise qui permettent de recoller de manière plus efficace les fragments épars d’un récit d’acteurs parfois orienté. Dans ce sens, les travaux de recherche sur l’aménagement urbain des dernières décennies sur la Russie post-soviétique ne sont pas aussi fournis que sur d’autres époques, si l’on pense aux travaux de recherche dédiés aux années 1920-1930. Nous pouvons y inclure sans doute des recherches qui relèvent surtout du domaine de la géographie urbaine : comme celles de la sociologue et géographe Olga Vendina (1999) sur Le nouveau visage de Moscou ;[6] du politologue Timothy Colton (1995) qui dans son ouvrage sur la Moscou socialiste introduit la transition vers l’économie du marché ;[7] des études du géographe Jean Radvanyi à l’INALCO (2011) sur la géographie de la Russie Post-soviétique ;[8] celles du géographe allemand Denis Eckert (2001 et 2004) sur les mutations de la capitale russe dans l’ère post-soviétique ;[9] puis, l’étude sur l’impact des datchas dans l’agglomération moscovite des géographes russes Alla Makhrova et Pavel Kirillov (2016).[10] Pour arriver à des études des dernières années, nous pouvons compter les récents travaux du géographe américain Robert Argenbright sur le déséquilibre dans la programmation dans les politiques d’aménagement entre la Nouvelle Moscou et le centre-ville (2013 et 2019)[11] et ceux de la politologue américaine Theresa Enright (2016)[12] sur le système de gouvernance et la dynamique de l’aménagement d’infrastructures de transport dans le Grand Moscou contemporain.
A la lumière de ces études, nous pouvons nous poser un certain nombre d’interrogations sur l’impact de la transition d’un régime socialiste à l’économie de marché sur l’aménagement du territoire. Quelles sont les répercussions urbaines et architecturales du passage de la nationalisation à la privatisation du sol ?
Ensuite, nous souhaiterions mettre en lumière comment est structurée la commande publique dans la Moscou contemporaine et quelle est la nature des relations entre les ateliers d’État (notamment l’Institut du Genplan) et les structures privées.
Puis enfin, il est indispensable d’appréhender une perspective transnationale pour comprendre la complexité des interventions et des acteurs dans le territoire de la métropole contemporaine.
La séance d’aujourd’hui se structurera ainsi autour de deux thématiques principales : l’économie du sol et le projet du Grand Moscou conçu pour l’avenir métropolitain à l’horizon 2035.
Pour nourrir ce débat, nous avons souhaité faire intervenir dans ce séminaire la fois des chercheurs, – juristes, géographes, Aurore Chaigneau et Olga Vendina, et des acteurs, – architectes et urbanistes, Alexandre Skokan, Ilia Zalivoukhine, Paola Viganò, ayant participé aux débats et projets de transformation de Moscou. Et nous avons sollicité l’historien de l’architecture Jean-Louis Cohen pour faire la synthèse de cette journée et la mettre en perspective.