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© Inventer le Grand Paris

Histoire de visions : Paris-Moscou

by Paola Viganò

Résumé

Le début du XXIe siècle a été le théâtre d’une émergence des consultations internationales autour de l’avenir des métropoles contemporaines à l’échelle européenne. A partir de deux visions sur lesquelles le Studio a travaillé, la Consultation internationale du Grand Paris (CIGP) de 2008/2009 et la Consultation internationale du Grand Moscou de 2012, des réflexions seront proposées à la discussion commune sur les caractères des deux métropoles en mutation, sur la nécessité de recourir à ces outils, sur le moment historique dans lequel les deux visions ont été imaginées, sur les thèmes au cœur de ces deux visions.

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=2133

DOI

10.25580/IGP.2021.0011

EPFL/IUAV

Paola Viganò, architecte et urbaniste, est professeur de Urban Theory and Urban Design à l’EPFL (Lausanne) et à l’IUAV de Venise. En 1990, elle fondé Studio avec Bernardo Secchi et, depuis 2015, le Studio PaolaViganò. Elle a reçu le Grand Prix de l’Urbanisme en 2013, le Prix Ultima Architectuur (Ministère de la Culture Flamande pour l’Architecture) en 2017, la Médaille d’Or de l’Architecture à la carrière de la Triennale de Milan en 2018. Elle est Doctor Honoris Causa à l’UCL en 2016. L’équipe Studio a participé à plusieurs consultations internationales pour l’avenir des métropoles : Grand Paris (2008/2009), Grand Bruxelles (2011-2012), Grand Moscou (2012), Grand Genève (2020) et prochainement aussi pour le Grand Luxembourg.

Elle a récemment publié, avec Chiara Cavalieri, The Horizontal Metropolis. A radical project (eds.) Park Books, 2019.


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Le début du XXIe siècle a été le théâtre d’une émergence des consultations internationales autour de l’avenir des métropoles contemporaines à l’échelle européenne. A partir de deux visions sur lesquelles le Studio a travaillé, la Consultation internationale du Grand Paris (CIGP) de 2008/2009 et la Consultation internationale du Grand Moscou de 2012, des réflexions seront proposées à la discussion commune sur les caractères des deux métropoles en mutation, sur la nécessité de recourir à ces outils, sur le moment historique dans lequel les deux visions ont été imaginées, sur les thèmes au cœur de ces deux visions.


Histoire de visions : Paris – Moscou

par Paola Viganò

 

Grand Paris : projet d’une ville poreuse

Observé d’en haut et d’en bas, le Grand Paris a été pour nous (le Studio Secchi-Viganò) l’occasion d’une réflexion sur la ville « poreuse ».[1] Ce concept de porosité est avant tout un outil très souple qui permet de traverser l’épaisseur sociale, fonctionnelle, de la ville, et les strates physiques, écologiques, en passant de façon fluide d’un monde à l’autre. La porosité urbaine met en relation intimité et espace public, envisageant nos corps, leurs mouvements et éventuellement leurs frictions dans l’espace, leurs transformations constantes et souvent conflictuelles. Elle nous amène à réfléchir sur ce palimpseste qu’est la ville à travers ces dynamiques de transformation dont certaines semblent facilitées quand d’autres restent très difficiles, rigides, voire impossibles. Vu à travers ce prisme, Paris manque singulièrement de porosité entre les différentes parties de la ville, mais aussi entre les différentes populations présentes.

Pour la Consultation[2] de 2009, nous avons construit diverses représentations qui ont permis d’élaborer de nouveaux discours sur le Grand Paris. C’est la grande force du travail cartographique dont les images marquent durablement les esprits. Deux jeunes stylistes du nord-est du Grand Paris, frappés par cette vision de la périphérie parisienne que nous avions développée, nous ont même demandé s’ils pouvaient emprunter certaines de ces images pour en faire des motifs textiles. J’en étais ravie. Ils ont conçu une collection de vêtements à partir de ces motifs, toujours à la mode aujourd’hui !

Nous avons abordé la question du manque de porosité parisienne à partir de cinq stratégies :

  • Repérer des lieux significatifs pour diverses populations.
  • Envisager les risques liés à l’eau, risques très importants même à Paris, mais largement sous-évalués alors. Cet aspect, induit par l’abandon progressif de grandes zones d’activité en bord de Seine et sur lesquelles la spéculation immobilière s’est fortement exercée, a reçu un accueil incrédule tant la situation de risque était sous-estimée pour la capitale.
  • Prêter attention aux espaces de transition dans le tissu urbain et travaillait sur ces lieux de passage d’une entité urbaine et l’autre, afin de permettre une plus grande porosité entre elles. Elle cherchait notamment à articuler les grands espaces publics ouverts à la ville, dont les relations généralement peu facilitées produisaient un effet barrière, physique et sociale, fort.
  • Partir d’un scénario très radical, celui d’un recyclage total, d’une réinterprétation de l’existant pour les nouveaux projets urbains. De très nombreuses occasions de projets portaient sur des tissus et infrastructures existantes, comme d’anciennes Z.A.C qui semblaient inadaptées mais permettaient pourtant l’établissement de diverses fonctions urbaines, de logement ou de travail par exemple.
  • Donner une accessibilité généralisée. Ce point a été une source de conflits forts face à ce qui, au contraire, se préparait pour le Grand Paris, notamment ce grand métro circulaire voulu par le président français bien avant la Consultation… Contre cette vision nous avons voulu mettre en évidence l’intérêt d’un maillage à l’intérieur de la métropole (plutôt qu’un anneau reliant de grands éléments sélectionnés), et proposer un réseau de surface plus léger, de tramways notamment, contre les grandes infrastructures souterraines nécessaires au métro.

Pendant près de huit ans, de 2009 à 2017 (date de la clôture officielle de l’atelier international du Grand Paris), notre travail a été marginalisé et nous n’avons pas eu réellement la possibilité d’entrer dans les débats sur ce qui se faisait réellement sur le terrain. Mais c’est ainsi que la Consultation avait été conçue…

 

Bruxelles 2040 : la métropole horizontale

Très différent de Paris, ce territoire très diffus dans lequel la métropole principale, le ville capitale, disparaît, propose une déclinaison très différente de l’idée de métropole. En effet, les relations entre les différentes parties de ce territoire, marqué par des points de repères forts, se diffusent de façon horizontale grâce notamment à un système de transports assez fluide dans toutes les directions. Même les lignes ferroviaires traversent la ville et font de Bruxelles une ville passante. Cela permet de ne pas avoir de véritable périphérie et de sortir d’une structure radioconcentrique organisant une relation centre / périphérie comme on peut l’observer à Paris ou Moscou. Ici, chaque petite ville qui compose cet ensemble a sa propre particularité, sa qualité propre et reste remarquable dans l’ensemble, mais elle a la possibilité de participer à la dynamique de la métropole, d’être accessible et reliée à l’ensemble du territoire.

À Bruxelles, nous nous sommes particulièrement intéressés à l’intérieur même de la ville et en particulier à la zone ouest, plus dense et plus complexe. Là nous avons découvert la richesse d’un sol très fertile, soulevé la question des risques d’inondation relatifs aux affluents de la Senne (rivière canalisée traversant Bruxelles), analysé l’ensemble du « cluster » de l’éducation (écoles, équipements sportifs, bibliothèques et autres équipements éducatifs), un ensemble d’éléments que nous avons considérés comme points de départ pour la restructuration des tissus existants.

Nous avons eu l’occasion de travailler plus largement ce concept de « métropole horizontale » avec un groupe d’étudiants, dans un contexte académique plus souple qui nous a permis de développer notre vision critique contre une organisation territoriale verticale et hiérarchisée. Pour pousser les dynamiques métropolitaines vers un renforcement de l’organisation horizontale de l’espace, nous nous appuyons sur les micro infrastructures territoriales et la coexistence de leurs diverses rationalités, sur des espaces hybrides nourris de l’hétérogénéité de conditions urbaines diffuses. Notre projet travaille contre l’extrême spécialisation des espaces, contre la création de centre et de périphéries, pour une continuité nouvelle et un équilibre entre des territoires urbains plus inclusifs et accessibles.

 

Moscou : la magnificence civile

Le concept de « magnificence civile » est apparu à l’époque des Lumières et a beaucoup influencé le développement de villes italiennes comme Milan au 18ème siècle notamment. Il suppose que l’on peut dans l’espace de la ville représenter les valeurs fondamentales d’une société. L’espace urbain est considéré comme un espace d’expression des valeurs sociales. Moscou nous semblait la ville idéale pour explorer cette idée. La comparaison entre Paris et Moscou montre plusieurs points communs. Mais d’autres structures urbaines sont aussi possibles, comme le montre l’analyse de certaines grandes métropoles européennes (Bruxelles, Randstad).

Très sceptiques face au projet du « New Moscow » dont les enjeux immenses nous dépassaient, nous avons commencé par établir rapidement divers scénarios, pour répondre à ce besoin de logements et d’expansion de la ville en général, scénarios basés sur la ville existante. À l’époque, de nombreuses grandes zones industrielles en ville étaient en train de bouger. Par ailleurs, existaient de très nombreuses zones résidentielles de qualité médiocre ainsi qu’une quantité extraordinaire d’espaces verts. Espaces verts non pas seulement présents à l’extérieur de Moscou, mais aussi déployés dans la ville, devenue désormais une ville-forêt. On pouvait imaginer qu’il fallait alors simplement restaurer ces bâtiments de logements (plus ou moins selon leurs états) tout en gardant cette trace au sol de la forêt en ville, élément stable autour duquel la ville pourrait évoluer. C’est ce que nous avions appelé à l’époque « Existing city + ». Mais nous nous sommes aussi interrogés sur le développement de la ville tel qu’il a eu lieu au terme de la période soviétique. Cette nouvelle ville, incapable de se doter d’espaces publics, d’espaces ouverts et d’infrastructures sociales, profite simplement de la structure urbaine précédente pour répondre à ses besoins. Cette ville contemporaine érode ainsi le capital spatial collectif et généreux de la ville soviétique. Jusqu’où peut-elle profiter de cette générosité ? D’autres scénarios sont liés à la présence d’un réseau de lignes de transports en commun et de grandes artères pouvant les accueillir. À partir de l’analyse de ces réseaux, nous avons imaginés la « Radial city + », renforçant ces radiales constituées d’une voirie doublée d’un chemin de fer et tout au long desquelles sont implantées de nombreuses datchas. Cependant à certains endroits le système radial ne fonctionne absolument plus et cela montre les limites d’un simple renforcement de ces radiales.

Mais à Moscou existait une dimension supplémentaire, qui a maintenant disparu, un projet dans lequel était tout de même impliqué le président de la Fédération de Russie : 2 millions d’habitants ainsi que les institutions principales de l’État devaient être déplacés sur cet axe sud-ouest décrit dans les interventions précédentes. Cet axe sud-ouest appartient à l’histoire longue du développement de la ville et n’avait donc pas été choisi par hasard. Le déplacement de la Douma, au centre de Moscou, avait même été envisagé, et même si nous n’y croyions pas, nous avons joué le jeu. Cette décision était historique. Ce déplacement ou allongement de la centralité vers le sud-ouest était totalement inédit par rapport à Bruxelles ou Paris. Nous avons donc proposé de réorganiser une partie de la ville existante à l’intérieur du Mkad, ainsi que l’aménagement d’une zone nouvelle (pour accueillir l’administration et les universités notamment), sur un tiers de la surface d’exploration accordée aux équipes de la Consultation. Cette zone située à cheval sur le Mkad et en partie sur la ville existante, étaient envisagées la requalification et la rénovation de dispositifs existants. Nous avons proposé une vision portant sur des espaces stratégiques, pour représenter ce moment historique exceptionnel.

Cette extension prenait place sur un terrain composé d’une chaîne de collines et de forêts, une zone unifiée non plate traversée par le Mkad et troisième point haut de la ville après le Kremlin et la colline de Lenine. Sur ce carré ainsi délimité nous avons appliqué une grille qui nous a été utile pour comprendre la dimension de ce que nous envisagions et qui s’adaptait aux différents tissus qu’elle rencontrait. Cette zone de la ville n’est bien sûr pas une grille parfaite. Elle est pleine d’articulations et se déforme à la rencontre avec certains éléments exceptionnels du terrain. Mais surtout elle contient au centre un espace ouvert constitué d’un système de grands parcs et de forêts, au milieu duquel subsiste un petit îlot bâti que nous avions choisi de préserver. La ville existante se prolongeait ici en trouvant de nouveaux points de repères dans le tissu. Pour nous, cette idée d’un très grand parc au centre de la ville avait tout son sens. D’abord en termes de dimension, Moscou est la ville la plus verte au monde. Ce patrimoine naturel exceptionnel contribue fortement à la qualité de la ville et est très fréquenté par les Moscovites. Ce Teplostanskaya Park que nous envisagions était à la même échelle que le Losinyy Ostrov Park, au nord-est, soit plusieurs milliers d’hectares. La partie ancienne de Moscou et la nouvelle se développaient autour de ce véritable grand parc métropolitain. Dans le même esprit, nous avions sélectionné un ensemble de lieux autour de ce parc pouvant accueillir les institutions et les universités (Komunarka, Moscovsky, Anino, Peredelkino, etc).

Ce travail nous a permis d’interroger ce territoire selon différents thèmes ou stratégies. La première stratégie considère l’écologie comme structure portante pour cette extension envisagée. À Moscou existe une relation très forte et directe entre l’habitat et la nature, celle des grands espaces publics, des forêts, des vallées de la Moscova et de divers cours d’eau. C’est ce que nous avons désigné comme la « blue-green structure ». Notre grille s’adapte à ce terrain naturel. La voirie s’en inspire. Ainsi nous avons redessiné des chemins permettant de faire coexister les datchas, l’agriculture, la forêt, de protéger les vallées tout en permettant l’extension de la ville.

Notre deuxième stratégie, « meshing metropolis », consistait à établir un nouveau maillage pour connecter les différentes parties de la métropole. Le transport dans le système radial n’était pas efficace. Beaucoup de lignes étaient superposées, irrégulières, peu fiables et surchargées, avec une connectivité très faible et lente liée à la structure radiale et aux multiples barrières rencontrées. Notre projet imaginait un nouveau système de transports publics pour un Moscou sans voiture après le pic pétrolier. À une échelle plus large, ce projet portait une réflexion sur les trains à grande vitesse et les gares, en renforçant une série de relations nord-sud et est-ouest liées à la présence de lignes ferroviaires. Cette nouvelle structure de transports ouvrait la structure radioconcentrique, sur la base d ‘une structure préexistante. Aucune infrastructure nouvelle n’était créée et l’autoroute passant au milieu de la ville était délaissée. Nous avions même pensé de la démolir, quand d’autres projets envisageaient au contraire de la charger davantage. Les infrastructures existantes étaient en nombre suffisant mais nécessitaient un travail de la connexion fine entre elles.

Un troisième élément majeur concernait l’idée d’une centralité continue, depuis le Kremlin jusqu’aux territoires plus éloignés constituant toujours Moscou. Cette organisation que nous proposions autour d’un espace ouvert central permettait d’organiser des points singuliers, d’exception, autour du grand parc, de valoriser toute la ville se développant autour et d’apporter une plus grande lisibilité territoriale. À l’intérieur du tissu très homogène de logements, il nous semblait intéressant de proposer un travail sur la variation et la variabilité. Dans cette extension projetée, ces nouveaux espaces publics liés à des institutions importantes apportaient un caractère de magnificence civile à Moscou, à l’échelle de ce territoire gigantesque.

Nous avons vécu toutes ces aventures comme extraordinaires. Celles-ci ont mené à une restructuration du discours sur la ville dans l’ensemble, à une reformulation du discours collectif sur la métropole. De nouvelles figures de discours telles que la « porosité », « l’horizontalité », la « magnificence civile » sont apparues. L’espace métropolitain s’est avéré un banc d’essai efficace, un espace d’expérimentation pour concevoir la transition urbaine socio-écologique contemporaine. Les villes sont en effet des leviers importants du développement économique et culturel, lieux importants pour porter les changements nécessaires à l’ensemble de l’aménagement du territoire.

Face à l’échec de ces consultations, l’étude des crises et de leurs conditions, inhérentes à cette nécessaire transition, aurait peut être permis d’anticiper davantage et d’atteindre des visions opérationnelles. Dans le cadre du Grand Paris et à Moscou, cette opérationalité de notre travail a été complètement niée. À Bruxelles le concept de ville horizontale a été davantage considéré. Après la Consultation, un responsable de toute l’activité architecturale et urbaine de Bruxelles a été nommé et a orchestré une grande quantité de projets et d’initiatives à la frontière de la question de la transition. Ceux-ci ont transformé les dynamiques de construction de la ville. Mais même dans ce cas, les dynamiques de la région capitale de Bruxelles restent sans lien avec le développement des Flandres environnantes, et l’idée d’une métropole allant au delà des frontières de ces deux entités ne parvient pas à émerger. Cela reste à faire.