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DOI

10.25580/IGP.2019.0051

Loïc Vadelorge

Cette théorie est vraiment très intéressante et donne envie de faire des parallèles avec d’autres grandes périodes du passé. Je pense au schéma directeur de 1965 (le SDAURP) qui a beaucoup de points communs avec ce que l’on vient de voir, notamment des acteurs comme ceux de l’équipe de Paul Delouvrier prenant des décisions sans être décisionnaires, ni avoir de mandat, et qui réalisent quand même le RER par exemple. Mais j’aimerais qu’on évoque les différences entre ces années 70 lors desquelles l’État semble tout puissant, au-dessus des collectivités locales, et la période plus récente où il semble plutôt jouer un rôle d’animateur (pour reprendre le vocable de Philippe Estèbe). Qu’en penses-tu ?

 

Julien Aldhuy

C’est un point important mais je ne suis pas en mesure d’y répondre entièrement car je n’ai que peu analysé les phases précédant la CIGP. Mais l’hypothèse que j’envisage avec cette théorie de la corbeille est que finalement s’expriment derrière toute une série d’intérêts localisés, d’idéologies, une configuration d’acteurs qui fait qu’à un moment donné une décision va être prise. La différence avec les années 60 – 70 par rapport au rôle de l’État vient peut être du fait qu’on abandonne l’idée d’un État surplombant et que l’expression des idéologies, sollicitée par l’État lui-même, est plus grande, plus libre aujourd’hui. L’État ne donne plus seul le La, et sa position est plus ambigüe. Si l’on prend l’exemple des CDT (contrat de développement territorial), l’État a donné des financements et de l’ingénierie, a accompagné des AMO pour les faire, puis s’est finalement entièrement retiré. L’État n’est certes pas un acteur comme les autres, comme au Royaume-Ui ou aux États-Unis, mais son rôle prend place dans une polyphonie d’intérêts, notamment du lobbying (voir le rôle de l’AUDE, association des utilisateurs de la Défense, et sa relation avec la préfecture des Hauts-de-Seine).

 

Loïc Vadelorge

Pour compléter, je pense qu’il faudrait inclure dans ce type d’étude des historiens et sociologues. Pour reprendre le cas des années 60, à cette période apparaît déjà une politique de communication qui cherche à instrumentaliser ce qui se passe au niveau du Schéma Directeur. Il me semble qu’une différence importante aujourd’hui est le rôle du Conseil Régional qui n’existait pas dans les années 60 (seulement un conseil coordinateur). À sa création en 1976, il a tout de suite des compétences en matière de transport, puis par le biais des contrats de plan État / région dans les années 90. Pour la préparation du SDRIF de 2007/2008, Mireille Ferri évoquait l’originalité de cette CIGP, de l’importance des associations, une dimension participative un peu nouvelle et impulsée selon elle par le Conseil Régional d’Île-de-France.

 

Julien Aldhuy

Cette dimension participative, dans le cadre du SDRIF, est indéniable lorsque l’on voit la liste des centaines d’acteurs impliqués dans les états généraux, etc, mais cela n’empêche pas une implication de l’État en parallèle…

 

Nathalie Roseau

Comment analyser la position d’équipes étrangères au milieu parisien, notamment des équipes italienne et allemande ? Venues de pays aux pouvoirs décentralisés, elles n’ont par ailleurs pas eu le temps d’être immergées dans ces problèmes et solutions préexistantes dans le contexte parisien. Leurs propositions diffèrent notablement, avec un projet de tramway notamment plutôt qu’Arc Express et une opposition au système de clusters.

Par ailleurs, David Mangin évoquait sa déception après le passage de la consultation dans une sorte de « tamis » qui n’aurait retenu que les « gros morceaux ». Le Grand Paris de Christian Blanc de 2008 éliminait de la corbeille un très grand nombre de propositions, de problématiques… Il existe donc un effet de distorsion dans la consultation elle-même.

 

Julien Aldhuy

En effet, une grande partie des équipes est constituée d’acteurs venant d’Île-de-France ou qui avaient totalement intériorisé ce qu’était alors l’Île-de-France dans leurs analyses. Mais le fait qu’on ait des équipes extérieures, qui justement ne vont pas mobiliser les solutions qui tournaient déjà depuis quelque temps mais leurs solutions propres, peut être vu comme un indice de la corbeille. Mais une corbeille locale à laquelle s’ajoutent des solutions extérieures illustrant d’autres visions, portant un projet social fort par exemple. Par ailleurs, des équipes extérieures ont pu proposer des solutions semblables aux solutions préexistantes en Île-de-France, comme le métro en rocade par exemple, car ces solutions-là n’étaient pas spécifiques à l’Île-de-France et ont émergé partout dans le monde autour des grandes métropoles dans les années 2000-2010. Il y a eu une fenêtre d’opportunité pour ces solutions, et une circulation de ces modèles diffusés par des grandes entreprises qui montrent ce qu’elles sont capables de faire en matière de grands projets d’aménagement intégrés.

 

David Malaud

En effet, lors des travaux de l’équipe Finn Geipel (TU Berlin), le projet de métro automatique a été posé comme une donnée, imposée par Christian Blanc, alors que la consultation n’était pas encore terminée. Donc la corbeille est plus large que la consultation.

 

Julien Aldhuy

En effet, la corbeille n’est pas seulement la consultation, mais celle-ci donne un moment de visibilité à une partie des éléments la constituant. Concernant le métro automatique, la Chambre de commerce a fait beaucoup de lobbying, bien que Christian Blanc réfute ce fait. Le métro automatique devait absolument être fait et justifié, quitte à multiplier les clusters, à mettre plus de gares, à mettre un arrêt à Clichy-Montfermeil, à discuter avec les communistes en Seine-Saint Denis, etc. On peut relire tout le projet en regardant les éléments de justification pour faire un métro automatique. Cela allait aussi dans le sens du projet de Christian Blanc de tout faire en même temps, de tout creuser en même temps et non par phases. Dans le projet initial, la liaison à Roissy était considérée comme absolument prioritaire, tant et si bien que cela a tué le projet Charles de Gaulle Express. Finalement elle sera la dernière portion construite dans le phasage final. Ce projet de liaison avec Roissy existait depuis 50 ans.

Un autre projet, Euro Carex, projet de ligne à grande vitesse de TGV logistique, préexistait lui aussi depuis 15 ans, et il serait intéressant de voir comment ils ont réussi (ou pas) à intégrer le Grand Paris. Des solutions circulent, sont connues, peuvent être appliquées, mais cela ne suffit pas toujours à les justifier lorsqu’un réel besoin n’existe pas.

 

Intervention de la salle

Je suis actuellement en thèse et mon premier terrain est celui de l’Atelier des places, autour de TVK, et j’aimerais savoir ce qui finalement relève de la création dans ce genre de consultation, puisque l’accent a été mis sur les solutions et problèmes préexistants. Qu’est ce qui est créé dans cette confrontation ? Par ailleurs, l’anarchie organisée intégrant un très grand nombre d’acteurs persiste-t-elle ou bien observe-t-on la création d’une certaine ingénierie pour gérer ces problèmes et solutions ?

 

Julien Aldhuy

Tant qu’on reste dans un système sans supervision, avec des acteurs plus ou moins intermittents et des objectifs non clairs (Aménagement ? Développement ?), on reste toujours dans une logique d’anarchie organisée. Mais pourquoi pas. Cela pose aussi la question d’autres manières de faire du grand projet. Est-ce que le grand projet n’est pas par principe une situation, un dispositif d’anarchie organisée ? On sait qu’on fera le projet à partir du moment où l’on dépasse les investissements irrécouvrables, et alors là il vaut mieux faire que ne pas faire. On saura qu’on a eu raison de faire le projet une fois qu’il est fini…

Concernant la créativité, si l’on regarde le fonctionnement et le profil des personnes constituant le secrétariat d’État de Christian Blanc, on peut penser qu’il ne pouvait pas en sortir des projets radicalement créatifs. Ces experts savaient ce qu’il fallait faire et n’étaient pas là pour être créatifs. Ce n’était pas forcément des fonctionnaires de l’administration centrale mais des personnes mises à disposition par la RATP, la Chambre de Commerce, etc, pour leurs expertises et qui devaient mettre en œuvre leurs savoir faire. La créativité était présente dans les travaux des équipes de la consultation, à travers leurs visions, leurs utopies, mais ce n’est pas cela qui a été retenu des projets. Finalement, et c’est paradoxal, la créativité sert à faire accepter des projets à partir du moment où on les débarrasse de leur créativité. L’exemple du métro aérien proposé par C. Portzamparc illustre ce phénomène. Le projet a été loué et admiré grâce à de belles images, puis on a argué qu’il serait impossible à faire pour des raisons diverses (expropriations, soumission à la vue). Cela a permis de valider ensuite le projet de métro expurgé de sa créativité (l’aspect aérien) c’est à dire un métro souterrain, et on a validé ainsi un métro automatique comme la ligne 14 (solution connue). Le Grand Paris Express était une sorte de « super ligne 14 ».

 

Clément Orillard

Pour faire écho à la question sur les équipes étrangères dans la consultation, l’un des enjeux, pour certaines équipes, était d’échapper à la grosse machine infra-structurelle à la Française (type RATP, etc), ce qui explique aussi les relations tendues avec Christian Blanc (ancien dirigeant de la RATP puis d’Air France) notamment.

 

Caroline Maniaque

Je voudrais simplement souligner le fait que cette théorie très intéressante de la corbeille est née dans un haut lieu de la contre-culture, à Stanford, Palo Alto, et la Silicon Valley. Cette réflexion autour de l’anarchie apparaît au moment où se met en place le BART, un grand système de lignes express régionales dans la baie de San Francisco, Californie, et ce télescopage de la théorie avec ces réalisations concrètes est intéressant.

 

Julien Aldhuy

On travaille encore aujourd’hui dans les universités californiennes sur la théorie de la corbeille, dans des versions très avancées, et elle raisonne maintenant avec l’idéologie californienne, telle que décrite par Fred Turner. L’idéologie californienne n’est pas une réelle continuation de la corbeille mais met en œuvre des modes de fonctionnement qui emportent des décisions, qui ne sont pas des décisions rationnelles, y compris dans de gigantesques entreprises ultra capitalisées, ultra globalisées, où la logique de décisions n’est pas rationnelle, au sens séquentiel du terme.

Une des difficultés avec la corbeille, mise en avant dans la littérature des sciences de la décision et des organisations, et notamment dans des entretiens avec des grands managers, c’est que personne ne se revendique de cette théorie. Personne n’admettra que les décisions ont été prises selon le mode décrit par la théorie de la corbeille, un mode qui échappe. Chacun cherche à rationaliser la prise de décision.