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DOI

10.25580/IGP.2020.0008

Corinne Jaquand

Existe-t-il une politique patrimoniale à la RATP ? De nombreux changements et discussions ont lieu aujourd’hui, et je pense notamment à la station des Halles dont l’esthétique évoquait autrefois celle d’un flipper. Qui porte cette politique du design ? Qui décide de cette identité esthétique et culturelle ?  Existe-t-il un service spécifique à la RATP pour ces questions ? Des publications ? En France on a l’impression que cela nous échappe totalement, alors que dans de nombreux pays on restaure certaines stations de façon systématique, comme à Berlin, car ce sont des lieux fortement identitaires tout de même…

 

Arnaud Passalacqua

Depuis les années 1980 de nombreuses réflexions sont menées sur le design, d’abord sur les réseaux de bus, les couleurs, inspirées notamment par l’exemple londonien, et sur certains effets de surprise et de différenciations selon les lignes, etc. Yo Kaminagaï, ingénieur de l’école nationale des ponts et chaussées, est très actif depuis les années 1990 et est porteur des questions de design au sein de la RATP (choix des matériaux, design des sièges, etc). On fait des choix réfléchis en fonction des usagers, des lieux, etc, alors qu’historiquement à la SNCF c’était la femme du président qui choisissait la couleur des sièges… Mais aujourd’hui le design est pris dans une relation plus complexe du fait de l’affirmation d’Île-de-France Mobilités comme acteur qui se veut visible aux yeux des voyageurs-électeurs.

Mais on peut être un peu choqué en effet par ces multiples transformations successives. Alors qu’on s’était habitué à des effets très colorés, on est revenu dans de très nombreuses stations à une esthétique façon 1900, parce que c’est celle qui s’est patrimonialisée. Le carrossage a été très décrié il y a une dizaine d’années et a souvent disparu, excepté à la station Franklin-Roosevelt, l’une des premières à avoir été carrossée, ou à Arts et Métiers, traitée de façon exceptionnelle. À Châtelet l’esthétique du flipper et l’usage des couleurs permettaient de se repérer, couleurs chaudes et froides selon le nord et le sud, mais peu de monde connaissait ce principe…

 

Loïc Vadelorge

Pour revenir sur la brillante communication de Pauline Rossi, je m’interroge sur cette esthétique de la modernité que vous avez abordée à travers une grille de lecture architecturale. Peut-on aussi la trouver ailleurs que dans les archives de l’architecture ? Car globalement, autour de ces projets qui font débat, il n’y pas seulement des architectes mais aussi des Offices publics des HBM, des choix politiques aussi à faire, et on se rappelle des émissions de Pierre Sudreau à la fin des années 50 sur les îlots insalubres. Avez-vous travaillé avec les archives des HBM, pas forcément faciles d’accès d’ailleurs ? Ou des archives du politique, mairies d’arrondissements, de communes comme Vincennes ou Montreuil, où le maire communiste a pesé sur les projets pour promouvoir une esthétique du communisme, etc ? Et quelle place pour les habitants ? Je pense à un article d’Isabelle Backouche dans Aménagement des villes et mobilisations sociales qui évoque le plan Lafay-Lopez et explique les mobilisations sociales importantes qui ont amené certains paradigmes de la société à s’arrêter. Comment avez-vous intégré ces sources de l’histoire sociale et politique ?

 

Pauline Rossi

Sur Paris j’ai délibérément choisi de ne pas utiliser le fonds des Archives nationales de Pierrefitte. La préfecture de la Seine a une sorte d’indépendance par rapport au ministère de l’Équipement. Et particulièrement dans les années 50 et 60 les projets se pensent quasiment indépendamment, et dans Paris Bernard Lafay a presque autant de pouvoir que Sudreau. Par le biais des rapports municipaux et grâce à la proximité entre B. Lafay, très prolixe, et Lopez, on parvient à avoir une lecture assez concrète de sa volonté. Par ailleurs je ne voulais pas aborder la question « socialisante » des rénovations urbaines, pour la laisser aux sociologues, aux historiens des sciences sociales et humaines, et me consacrer uniquement à l’histoire de l’architecture. Par contre les écrits de l’américaine Norma Evenson et son approche sensible peuvent être transposés à une approche d’histoire de l’art, et permettent de s’éloigner du discours parigot-parisien ou celui du riverain de l’époque. Par ailleurs j’ai utilisé l’histoire des revues, des permis de construire, et la littérature grise, qui entourent ces projets, peu pratiqués par les historiens de l’architecture. Ma seule excursion du coté sociologique je l’ai faite avec un ouvrage d’Henri Coing sur les rénovations urbaines du XIIIe arrondissement, paru peu de temps après l’ouvrage de Norma Evenson. Mais globalement il me semblait que ce discours sur l’échec social de la rénovation urbaine avait trop occulté la réussite architecturale et urbaine de ces rénovations.

 

Loïc Vadelorge

Oui, c’est en effet une autre grille de lecture. Par ailleurs, vous déduisez la réussite architecturale de ces rénovations en rapprochant ces productions des années 50 de l’histoire de l’architecture actuelle qui réhabilite ces années 50.

 

Pauline Rossi

Certes on réhabilite ces années 50 mais très discrètement. Avec le désossement de la Gare Montparnasse ou la destruction quasi totale du Musée des Arts et des Traditions populaires, des bâtiments qui ne sont pas des logements sociaux mais des grands monuments de cette génération-là sont pourtant mis à bas. De même les grandes figures de cette époque sont aujourd’hui un peu mises à mal sans que cela dérange personne… J’ai voulu prendre un peu le contre-pied des lectures habituelles, avec une approche « orientaliste » qui considère que l’est parisien a des qualités qui lui sont propres, qualités que l’effet de miroir avec le centre et le vieux Paris ne permet pas d’appréhender. Je me suis donc servie des revues d’architecture et de profils d’architectes atypiques comme Marc Leboucher, petit-fils d’ingénieur ayant fait les beaux-Arts en 1937. Alors que ce dernier a fait la rénovation de la place des fêtes, en a dessiné le plan masse, a rénové l’îlot insalubre n°4, l’îlot Saint-Eloi, une portion de l’avenue de Flandres, il reste très peu connu et marginal. À l’inverse on connait bien tous les défenseurs, architectes et porteurs de projets de la Défense… Je voulais faire un pied de nez à cette théorie qui dit, dès 1919, que Paris ira à l’ouest. Pourtant ce contre-projet de l’est est pensé, et avec des théories modernistes que l’on n’aurait pas pu développer à l’ouest ou dans le centre. L’est est un terrain  de jeu où l’on peut faire du Tony Garnier sans que cela choque, et même avec le soutien de la préfecture de la Seine.

 

Cédric Fériel

Est-ce que ces réflexions sur l’est parisien ont pu servir de laboratoire, pour bouger les lignes ailleurs dans Paris ?

 

Pauline Rossi

La peur de la contagion a été permanente, malgré l’implantation des barres de Jussieu (mais le projet était porté par l’état). Le faubourg Saint-Antoine, à plus petite échelle, est un laboratoire extraordinaire qui a servi d’exemple dès les années 30, avec Augustin Ray et son manuel d’urbanisme, ou bien encore Georges Sébille. Et cette exemplarité va perdurer jusque dans les années 90, comme lorsque la RIVP fait appel à Massimiliano Fuksas pour faire un dernier projet sur l’îlot insalubre n°6. Le faubourg Saint-Antoine est vraiment un laboratoire qui sert continuellement exemple, notamment parce que c’est le berceau de la Révolution française et qu’on ne pouvait pas dire « c’est un faubourg donc c’est récent », comme dans les discours d’un Vaillat sur Belleville ou Menilmontant.

 

Cédric Fériel

Pour conclure cette journée je voudrais faire quelques remarques. Il me semble que la prégnance de l’esthétique haussmannienne semble sans équivalent dans le monde et cela interroge la liberté de création à Paris. Par ailleurs, toutes ces interventions interrogent le lien entre l’esthétique et l’opérationnel, avec des périodes laissant une grande part à l’esthétique – et c’est ce qu’on a vu avec Jean Giraudoux – alors que des services plus proches de l’opérationnel comme les Monuments historiques n’investissent pas cette dimension. Ma troisième remarque porte sur l’historicisation de l’esthétique au cours du XXe siècle, et il me semble voir un basculement entre une esthétique de la composition, avant 1945, et une esthétique du plan ou du schéma ensuite, comme dans l’exemple de Paris-parallèle. Enfin je remarque l’absence ou presque des politiques dans ces choix et ces questions esthétiques. Est-ce que l’esthétique n’est plus une question politique au cours du XXe siècle, comme elle l’avait été avec Haussmann et Napoléon III ? Autres absents, les destinataires, même si on les a un peu aperçus dans le cadre des transports, mais cet aspect est encore peu documenté. Comment sont-ils perçus, fantasmés, etc ?