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DOI

10.25580/IGP.2020.0029

Michel Poivert :
Au sujet des commandes du Collège et de l’association vertueuse et fertile entre le photographe et le chercheur, on vient de voir avec Cécile Cuny à quel point l’un et l’autre pouvaient être la même personne, et je crois qu’il y a là quelque chose qui fonctionne assez bien. Aujourd’hui le refuge de la photographie est dans l’art contemporain, mais depuis une bonne dizaine d’années c’est plutôt les sciences humaines et sociales qui réfléchissent et permettent de travailler la photographie dans ses dimensions les plus larges. Je crois justement que ce duo incarne assez bien le déplacement de paradigme entre la création photographique de ces quarante ou cinquante dernières années et aujourd’hui.

Concernant l’effacement de l’auteur, dans le cas du travail d’Hortense Soichet avec le groupe des femmes, nous avons bien mentionné le nom de chaque photographe, amateur ou professionnel, pour la publication de ces images (dans la revue ArtPress par exemple). La proposition est collective dans la démarche de documentation ou des pratiques partagées, mais il ne s’agit pas de tomber dans une espèce d’invisibilisation des auteurs. Le corpus prend le dessus quand il s’agit de construire l’instrument de travail.

Au sujet de la question de l’artiste comme opérateur auprès des populations et aidant à penser la dimension sociale d’un lieu et d’un projet, je crois que c’est important mais je ne suis pas du tout partisan de l’art comme pansement social. On ne fait pas de l’art pour aller sauver une situation que le politique n’arrive pas à régler. En revanche je pense que la pratique photographique de création, quelles qu’en soient ses modalités, permet de penser avec la population, et de penser des questions sociales. La philosophie photographique du projet du Collège est à certains égards très éco-sophique. Elle peut aussi bien prendre en détermination les questions de l’environnement, de l’écologie sociale, mais aussi cette question relative au sujet aujourd’hui, pour reprendre les trois axes de Félix Guattari.

 

Raphaële Bertho :
Avec les Sismographes nous nous sommes aussi posés la question de l’effacement de l’auteur, et ce que nous avons mis en place rapidement c’est que, dans ce cadre, les images produites par chaque photographe appartiennent à chacun des photographes. Ils peuvent tout à fait les valoriser de façon autonome, en leur nom, mais en créditant le collectif des Sismographes parallèlement, et les vendre. Le photographe a donc une autonomie totale sur ses propres images. Pour ces ensembles de 80 images évoqués précédemment se met en place une auctorialité collective, et c’est très intéressant de voir que, lorsqu’on revient aujourd’hui sur les premiers ensembles que l’on a créés en 2018, on ne discerne plus les auteurs, et cela n’a plus vraiment d’importance. Face à l’ensemble, il n’y a plus d’enjeu à se désigner chacun comme l’auteur de cette image-ci ou de cette image -là, puisque l’auctorialité collective s’est aussi gagnée dans l’éditing collectif.

Sur la question de l’inscription sur un territoire et du rôle de l’art, j’aurais pu davantage développer sur les expos-actions qui ont été faites en 2018 en 2019, dans le cadre d’un projet de recherche appelé Tailleurs d’images, financé notamment par la MSH Paris Nord et ArTec. Ce projet associait des photographes et historiens de la photographie, comme Arno Gisinger, moi-même et une équipe de chercheurs en ergonomie de l’université de Paris 8, Pierre Rabardel et Anne Bationo-Tillon.

La question était de créer des nouveaux chemins d’accès à l’art. C’était très volontaire de s’inscrire en Seine-Saint-Denis, dans un lieu comme le 6b, par rapport à son ancrage territorial et donc à ses publics potentiels (notamment des associations de français langue étrangère ou des scolaires). L’enjeu était de penser la manière dont des propositions artistiques, dont celles des Sismographes, pouvaient créer des chemins d’accès à l’art. Questionner aussi le rôle et la place de l’art dans ses rapports à ces publics et à ces territoires-là. Toutes ces propositions étaient en lien avec la question de ce territoire, de son histoire. Les Sismographes avaient la volonté de s’inscrire dans une dynamique de réflexion en acte, d’une recherche-action ou d’une recherche-création. Ces deux expos-actions avaient pour objectif une recherche de formes autour d’un dialogue, un aller-retour. Elles ont donné lieu à une collecte d’informations par les ergonomes (sur l’activité des spectateurs au sein de l’exposition) et nous sommes en train de travailler pour produire un rapport de recherche sur cette question-là.

 

Nathalie Roseau :
À propos des projets de livres et d’expositions qui parcourent toutes ces expérimentations, de quelles façons rendent-ils compte du travail mis en place ? Comment se mettent-ils en place et quels effets retours ont-ils sur les artistes, les photographes ? Quelle surprise produisent-ils éventuellement ?

Ma deuxième interrogation porte sur le temps de réflexion, car ces expérimentations sont construites sur des durées longues. Comment se nourrissent ces temps de réflexion ? Est-ce que les échanges – avec les sujets, les femmes photographes amateurs ou éventuellement avec ceux qui reçoivent ces photographies, les élus, etc – nourrissent d’une certaine façon cet approfondissement, cette imprégnation du territoire qui réagit ensuite sur les photographies ?

 

Raphaële Bertho :
Sur la question des publications : les Sismographes ont finalisé pas mal de projets mais on ne les a pas encore édités, pour plusieurs raisons. Il y en a une, fondamentale : c’était compliqué de finaliser l’expérience que l’on sentait toujours en cours, et l’objet livre avait un effet d’arrêt sur la malléabilité de la sélection, sa forme et son format. Nous avions un sentiment collectif qu’il y avait encore quelque chose à travailler dans ces formules-là ou à questionner.

Geoffroy Mathieu et Bertrand Stofleth avaient investi de manière très marquante et très intéressante l’objet livre avec les Paysages usagés, 100 points de vue depuis le GR2013 (2013, Wildproject Editions). Pour les Sismographes cette réflexion sur l’objet livre est encore à finaliser, pour qu’elle aboutisse à quelque chose qui questionne les postures habituelles comme on a essayé de le faire sur les autres éléments.

 

Emmanuelle Blanc :
À propos des effets retours, je rejoins ce qu’évoquait Michel Poivert sur l’étonnement de certaines institutions avec lesquelles nous sommes amenés à travailler. Avec le CGET notamment, nous avons ressenti une attente un peu particulière, bien qu’on ait précisé qu’on était là pour amener un regard particulier et qu’on ne serait pas forcément exhaustif sur le territoire qu’on avait choisi de photographier. Malgré tout on a senti que travailler avec un public qui n’a pas d’attente préalable face à une production photographique s’est avéré assez difficile, et finalement je trouve qu’il y a un vrai travail d’éducation à l’image et d’éducation au regard qui est important à faire. Nos travaux exposés au 6b posaient la question de l’appropriation de ces images inattendues sur un territoire connu. Que pouvaient-ils se raconter avec ça ? Mais j’ai trouvé qu’il existait souvent un décalage entre des attentes et nos propositions.

 

Raphaële Bertho :
Ce qui m’a marquée c’est que l’image était à la fois un objet avec ses qualités et sa propre puissance de récit, mais elle faisait aussi naître d’autres récits. Les gens se mettaient à parler de ce que cela leur évoquait, de leurs histoires. Il y avait vraiment un investissement, aidé par le fait de pouvoir saisir les images, les manipuler, et c’était une condition sine qua non de cet effet de mise en dialogue, de mise à disposition de l’art pour créer un écho. Nous allons retourner sur ces territoires pour voir ce qu’il reste de ces expos-actions quelques mois après.

 

Geoffroy Mathieu :
Le travail que je fais actuellement sur le glanage a commencé dans un dialogue avec des scientifiques, en l’occurrence géographes, qui n’ont pas beaucoup de réflexions sur ce que pourrait leur apporter la photographie en termes de recherche. J’ai moi-même beaucoup de mal aussi à mettre en place cela, peut-être parce que mon degré de réflexion n’est pas suffisamment avancé, mais j’ai aussi l’impression qu’on reste souvent bloqué sur la question de la production de savoirs. On veut attribuer de la production de savoirs à l’image et donc on cherche des solutions pour ça, mais il me semble que la capacité de mise en récit, très en vogue actuellement d’ailleurs, est déjà une qualité bien suffisante, énorme même. On cherche parfois à faire dire à la photographie plus que ce qu’elle propose, on la surinvestit beaucoup. Les systèmes de restitution de ces collaborations me posent beaucoup de questions, et vous avez abordé la question de l’illustration, qui a souvent été un gros mot alors que cela peut être magnifique ! L’illustration, la description, sont des grandes qualités en photographie, comme en littérature. Ces allers-retours entre art et science poussent à inventer des systèmes de monstration qui puissent fonctionner notamment dans les rapports texte / image. Chaque expérience conduit à une spécificité de monstration.

 

Frédéric Pousin :
En aménagement nous sommes confrontés à de très nombreuses images qui ne sont pas nécessairement des photographies, mais toutes sortes de représentations et de figurations, qui ne donnent pas forcément à voir ce qui existe, car elles préfigurent aussi ce qui adviendra. L’expérience de Jean-Yves Petiteau peut-elle nous apporter quelques éclairages sur la place de la photographie, et sur celle de l’auteur également ?  Jean-Yves Petiteau a développé très tôt sa méthode du parcours commenté, notamment avec Le CRESSON (Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’Environnement Urbain) et Jean-Paul Thibaud qui est à l’origine d’une théorisation du parcours commenté. Leur idée est que, pour comprendre la complexité d’un espace et décrire ses ambiances, il faut nécessairement se plonger dans l’espace, s’y déplacer avec des outils de captation, d’où la formule de l’itinéraire commenté, pour saisir la dimension sociale en relation, en interaction, avec la dimension spatiale. Jean-Yves Petiteau est l’un des premiers à avoir développé une collaboration avec un photographe. Qu’apporte la photographie ? Et en quoi le parcours commenté avec un photographe se différencie-t-il d’autres parcours commentés qui ont recours à d’autres formes de représentation, à d’autres supports ?

 

Cécile Cuny :
J’ai utilisé le mot d’illustration précédemment, qui renvoie à un rapport un peu tautologique dans la relation du texte à l’image, où le texte est censé épuiser le sens de l’image, et où l’image ne dirait rien de plus. Mais il existe beaucoup d’exemples, comme le journal Libération qui travaille beaucoup son iconographie, d’images qui sont plus que des illustrations.

Pour moi Jean-Yves Petiteau a apporté une réflexion sur la forme, qu’on n’a pas forcément en science dans le cadre de laquelle des formats précis sont imposés, notamment par les revues anglo-saxonnes. Le travail de Jean-Yves Petiteau libère et nous montre qu’on peut, qu’on a le droit de raconter des histoires par l’image, le texte, et même établir des rapports parfois un peu poétiques entre les deux. Son travail est reconnu dans le champ scientifique, en tout cas en urbanisme, en architecture ou en sociologie urbaine, et a sa place dans l’enseignement méthodologique. Et en même temps cette méthode est ouverte et permet des appropriations très poétiques, de nombreux autres possibles.

Nous, nous utilisons les images davantage pour ouvrir des questionnements que pour rendre compte des savoirs scientifiques évoqués par G. Mathieu. L’image questionne et personne n’en a la même lecture, et c’est ce qui en fait son intérêt. Bien sûr nous avions nos intentions, nos discours, mais la question n’est pas tellement de savoir s’ils passent ou pas, mais plutôt que les gens qui participent se posent des questions, réinterrogent leurs rapports à ce territoire, à la place prise par la logistique et ses conditions de travail, etc.

Concernant la question de l’exposition et du livre, pour moi c’est un moment de concentration du collectif, qui oblige à produire, une sorte de précipité de notre travail. Cela oblige les chercheurs, à un moment donné et avec des contraintes de rendu très fortes – il fallait que le livre sorte le jour du vernissage de l’exposition – à se mettre à rédiger, alors qu’on n’était pas encore tout à fait dans cette idée-là et qu’on aurait pu continuer à réfléchir, prospecter, etc. Ce n’est pas forcément la fin de l’histoire. L’un de mes articles pour le livre était plus ou moins mon projet d’HDR mais je ne le savais pas à l’époque ! Le fait d’écrire ce petit article m’a donné envie de rester sur ce sujet et de le développer par la suite. Je pense que cela a fait le même effet à Hortense Soichet qui, à force de lire toutes nos descriptions et les entretiens biographiques réalisés dans les entrepôts, a ensuite répondu à une commande du CNAP pour laquelle elle a fait tout un développement sur le travail en entrepôt. Ce travail photographique, FLUX, une société en mouvement, est visible aux Photaumnales de Beauvais en ce moment.

 

Isabelle Backouche, question à Geoffroy Mathieu :
Quand vous avez décrit les critères de choix des fenêtres que vous avez finalement ouvertes autour de Paris (cf Zones 1, 2, 3, 4), vous avez évoqué plusieurs critères ayant trait soit au passé des territoires soit des critères liés au présent, mais finalement, sur ces quatre fenêtres il me semble qu’il y a trois espaces qui ont l’air conflictuel. Est-ce que ces conflits entre différents acteurs dans l’appropriation du territoire ont été déterminants ?

 

Geoffroy Mathieu :
Oui, c’est vrai. Peut-être parce que lorsqu’il y a des conflits il y a plus d’études, plus d’articles, plus de visibilité de ces lieux en question… On est probablement en tant qu’enquêteur ou photographe plus attiré par les endroits où l’on sent une tension. Ces lieux à enjeux forts semblent plus intéressants. En fait il y a peu d’endroits où il n’y a pas de tension, notamment dans ces lieux de conservation, de pérennisation des pratiques agricoles proches de l’urbain où la pression est extrêmement forte. Ce qui m’a étonné c’est que j’ai pris au départ une entrée assez géographique passant par le transport, l’accessibilité, l’arpentage, or dans la restitution je n’ai pas du tout gardé cette notion-là. Cette méthode des fenêtres a plutôt été un décapsuleur pour entrer dans le projet mais n’a pas été retenue pour la mise en forme finale du travail, plus proche du sujet de l’agriculture que d’une approche géographique, et les fenêtres n’apparaissent plus du tout dans la restitution du travail. Disons que cela m’a rassuré au départ pour aborder ce territoire très vaste, cela m’a ménagé une accessibilité.

 

Frédéric Pousin :
Cela repose la question d’entrer sur un territoire par la photographie. Ces fenêtres étaient déjà une manière d’appréhender le territoire autrement que d’une façon totalement empirique. Elles n’avaient pas d’autre vertu que d’être une première porte d’entrée pour se positionner sur le territoire. L’entrée par la photographie sur un territoire reste une vraie question, pour réfléchir sur la fabrique du Grand Paris. Le photojournalisme notamment est une autre manière d’entrer sur un territoire, qui pose d’autres questions que celles évoquées ce matin notamment à propos d’une photographie d’auteur. La pratique du photojournalisme a été très répandue dans la première moitié du XXè siècle, notamment avant la deuxième guerre mondiale. Le travail Mass observation, réalisé à Londres et un peu partout en Angleterre pour comprendre le phénomène de transformation de la société et sa désindustrialisation, a été fait par des reporters photographes qui n’étaient ni des photographes professionnels ni des journalistes mais des personnes recrutées dans le public – d’où le terme mass observation – l’entrée sur le territoire se faisait quand même par la photographie…