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Contrepoint à propos de Paris : capitale, région, métropole (Introduction à la seconde session)

by Laurent Coudroy de Lille

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=1445

DOI

10.25580/IGP.2020.0013

Maître de conférences, EUP / LabURBA


Capitale et métropole : c’est le binôme que nous avons utilisé pour titre aujourd’hui. Mais bien d’autres expressions sont utilisées pour désigner le territoire qui nous occupe, comme « région parisienne », « région capitale », concurremment Grand Paris. Cette introduction souhaite attirer l’attention sur le système lexical, dans la mesure où il fonctionne de manière assez spécifique ici. S’il est toujours intéressant analyser les mots et concepts avec lesquels nous travaillons, nous ne devons négliger ni :

  • les termes génériques, d’usage courant. Le plus simple des « mots de la ville », à savoir le mot « ville » lui-même est un peu disqualifié pour le territoire qui nous occupe… ou disons qu’il fonctionne de manière spécifique, démunltiplié en autant de communes de banlieues ou pour Paris ( « Ville de Paris », « Ville de Montreuil ») : c’est plutôt l’institution municipale qui est désignée, ce dont l’usage de la majuscule témoigne. Mais c’est aussi le territoire municipal ne représentant qu’une petite partie de l’agglomération, au contour aléatoire, qui sera parfois désigné. Les mots urbains d’usage courant entretiennent des relations complexes avec les mots « savants », « techniques » ou « spécialisés » que nous allons utiliser de manière naturelle dans un séminaire comme celui-ci, possédant son jargon (celui des urbanistes, des architectes, des géographes, des historiens… etc) ou fonctionnant éventuellement en « sociolecte » dans le cadre d’un séminaire interdisciplinaire consolidé (ce qui est le cas d’IGP).
  • les toponymes. Une branche de la linguistique s’intéresse à la façon dont sont désignés les lieux (espaces, terrtoires, villes.)… Si « Paris » et « Ile-de-France » en sont deux, « Grand Paris » en est un autre, d’usage relativement spécialisé. « Région parisienne » peut en être un aussi, même si ces deux termes qui le composent s’écrivent en général sans majuscules (« Ville/ville » connaît une vraie ambivalence). De même qu’il y a des relations continuelles entre termes spécialisés et termes courants, il en existe aussi entre termes génériques et toponymes, notamment pour des espaces urbains, soumis à des catégorisations, des jeux de représentations, ou de comparaisons très fréquents. Même le terme apparemment aussi générique que « banlieue » en français a fonctionné au début du XIXème siècle comme une sorte de toponyme spécifique au pourtour parisien, avant d’être utilisé plus largement. On observe de très nombreux exemples de ce type de croisements, disons de sémantisation située. On peut donc aborder les choses de cette manière lorsqu’on applique des catégories comme « capitale » ou « métropole » à des entités spatiales uniques et identifiées.

De telles considérations avaient guidé l’Aventure des mots de la ville[1]. On y montrait par exemple que le mot capitale a beaucoup voyagé : capital city en anglais, capital en espagnol, capitale en italien, et dans la plupart des langues et sur le territoire européen depuis le XVIIIe siècle et dans le monde depuis… Ce mot a voyagé avec un modèle d’organisation spatiale, dans lequel la référence parisienne et française (entendu comme territoire et langue) est parfois implicite mais omniprésente. À travers cette géo-histoire, on constate que le mot et ses importations restent marqués par leur origine, évoquant la longue durée d’une certaine stabilisation des entités et réalités urbaines et territoriales). Dire « Région capitale » ou « la capitale » pour Paris associe toutes ces connotations. Comment l’expression « Grand Paris » utilisée initialement pour soutenir un projet politique et ayant vocation à désigner un certain nombre de dispositifs s’installe-t-elle aujourd’hui dans le langage des « Franciliens » et autres « Grands Parisiens » ? Toutes ces dimensions-là permettent de relativiser et de mieux situer les approches notionnelles ou conceptuelles que nous allons  aussi développer aujourd’hui.

Il y a une véritable actualité terminologique, par exemple on peut évoquer le changement de nom de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France (raccourci depuis quelques années en institut d’aménagement et d’urbanisme), devenu il y a quelques mois l’Institut Paris Région. Cette opération, qui se veut « performative », a dû être travaillée par le conseil d’administration de l’instance en question et les autorités régionales; elle révèle une politique lexicale, un nouveau projet de communication, voire de marketing institutionnel, promouvant en quelques sortes une marque. La désignation nouvelle, plus courte, se veut sans doute plus simple, permettant de remplacer dans les énoncés les termes techniques d’« aménagement » et d’ « urbanisme ». Ensuite, si « région Île-de-France » a été remplacée par « Paris Région », sans doute mieux identifié sur la plan international, le remplacement du toponyme « Ile-de-France » (utilisé ici depuis 1976, date de la création de cette collectivité régionale) par Paris semble en partie dénié par un effet de chiasme : le terme « Région » semble fonctionner lui aussi en toponyme dans l’expression nouvelle (sans trait d’union, avec majuscule et accolé à Paris donc sans fonction déterminante ou qualifiante, comme par anglicisme).

Une telle innovation semble marquer un pas vers le langage courant, plus facile à décrypter, une actualisation langagière en quelques sortes … au risque de remplacer une expression qui avait aussi pu connaître une certain ancrage. Dans les milieux relativement spécialisés cela avait donné des sigles (IAURIF au départ, puis IAU), sigles typiques du jargon urbanisme et du lexique des institutions, dont on dénonce régulièrement la froideur, la « barbarie technocratique». La nouvelle désignation prétend déjouer cet effet d’image… même si déja un nouveau sigle -IPR- semble apparaître.

Le processus de 1928 puis la loi de 1932 sur le « projet d’aménagement de la région parisienne » bientôt connu comme PARP (1934) ou plan Prost, avaient introduit la notion de « région parisienne ». Cette expression, qui qualifie par l’adjectif « parisien » la région dont la capitale est le centre, est passée dans le langage courant. Ce territoire qui déborde largement les départements de Seine et Seine-et Oise va bien au-delà du territoire urbanisé (les 35 km de rayon du PARP, au-delà aujourd’hui c’est certain)[2]. Sans détailler davantage les choses, signalons comment au fil du XXe siècle, des ajustements s’opèrent dans le moyen et le long terme, en fonction des intentions politiques, administratives ou de planification… mais aussi de l’extension d’une aire urbaine, d’un processus d’urbanisation et de métropolisation qui appellent aussi ces changements de lexique. Les dénominatons s’accumulent d’ailleurs plus qu’elle ne se succèdent, et les mots que nous utilisons aujourd’hui enregistrent les traces de cette histoire cumulative, par eux mêmes ou par les connotations véhiculées. C’est unedes raisons qui nous ont amené à construire cette journée dans la longue durée. A propos du cas parisien, nous aurons trois interventions sur Paris cet après-midi : l’époque moderne avec Diane Roussel, la période révolutionnaire avec Marie-Vic Ozouf Marignier, le XIXème siècle avec Florence Bourillon.

Un autre document d’actualité, une tribune du journal Le Monde parue il y a quelques jours (donc dans le contexte des élections municipales) signée par un collectif  principalement constitué d’architectes et d’urbanistes, a attiré mon attention. Intitulée « Avec le Grand Paris le temps de la citoyenneté métropolitaine est venu » (Le Monde, 24 février 2020), elle offre un florilège de mots pour désigner le territoire en question : « La pénibilité des transports et la dégradation environnementale amènent un nombre croissant d’habitants à voter avec leurs pieds et à quitter l’agglomération ». Ici le mot « agglomération » est employé d’une façon nettement péjorative (c’est l’espace que l’on fuit). Je cite encore : « pour contribuer à bâtir enfin ce Grand Paris attractif, solidaire, durable et démocratique… ». L’enchantement par le Grand Paris, donc, expression aux connotations nettement positives.

Cette tribune ne néglige pas non plus le terme de « ville » : « cette ville est connectée au monde de mille manières » montrant au passage que ce terme n’est pas impossible, pouvant s’appliquer aux 12 millions d’habitants, très au-delà de Paris intra muros (désigné plus loin comme la « ville coeur »). Que révèle cet usage ? En premier lieu, qu’il reste toujours possible de puiser dans le lexique le plus classique, même en situation de débat lexical puisque finalement cette tribune possède bien cette dimension. En ce qui concerne le terme de « métropole », je ne sais pas si les habitants de la « région parisienne » (et oui, l’expression continue à circuler !) emploient ce terme et sont susceptibles aujourd’hui d’envisager une « citoyenneté métropolitaine ». C’est aussi une question d’appropriation du politique par le langage. On a souvent signalé que l’écart démographique, économique… etc entre la « région capitale » française et les premières villes de province, telles que Lyon ou Marseille, est immense… Mais à ces métropoles traditionnelles s’en sont ajoutées bien d’autres depuis les lois des années 2010 sur la réorganisatipn du territoire français, de nombreuses villes ayant voulu acquérir ce statut (Toulon, Orléans ou Brest font partie de la liste de « métropoles » institutionnelles). En ayant été étendu, le terme de « métropole » s’est donc trouvé déclassé, notamment sion souhaite l’appliquer à la « région capitale ». Et dans le cas parisien, cette désignation peut entrer en contradiction avec celle de « capitale », qui, elle, renvoie toujours et indiscutablement à un statut exceptionnel, traduisant mieux la « macrocéphalie » française et l’unicité du phénomène que le générique « métropole » dit de moins en moins. La tentative d’appliquer du terme « métropole » à Paris rencontre donc cette difficulté.

Les connotations et les mots s’accumulent dans le temps. Il faut rappeler qu’en français, le mot de « métropole » a aussi, dans la longue durée, un rapport avec l’histoire coloniale (le centre de l’Empire), et il est utilisé en ce sens encore aujourd’hui (depuis les DOM-TOM). Même s’il s’agit de l’héxagone dans son ensemble, l’utiliser pour Paris risque de recouper à travers cette polysémie un inconscient de domination et d’éloignement, et peut entrer en contradiction avec le projet républicain égalitariste qui a aussi promu la capitale parisienne. Si le réanchantement de la « métropole parisienne » risque d’être perturbé par ce type de connotations, une autre connotation de « métropole » dans le contexte parisien doit être signalée, bien connue : le métro parisien. Un « métropolitain » qui justement ne l’a pas été (l’histoire est bien connue : il s’arrêta longtemps aux portes de Paris, dans une logique médiévale d’enceinte alors qu’il avait en 1900 vocation à être le moyen de transport moderne desservant toute l’agglomération). Si sa prolongation en banlieue fut une tâche importante du dernier demi-siècle, elle est restée inaboutie, et c’est le « Grand Paris-Express » aujourd’hui en chantier, présenté comme une extension du métro, qui doit assurer ce changement d’échelle et ces interconnexions. Peut-être rattraper symboliquement cet épisode plus d’un siècle après… au prix cette fois-ci du déclassement symbolique du « RER » (« réseau express régional » rappelons-le). Même si les comunications qui suivent de réfèrent à des périodes plus lointaines, je n’ai pas de doute qu’elles nous aident à comprendre ces débats et choix contemporains.

Je cite encore la tribune du Monde : « Depuis une vingtaine d’années, la conscience d’appartenir au « Grand Paris », de partager une des plus fascinantes métropoles de la planète a grandi parmi les habitants et les principaux acteurs de ce territoire . » Je ne sais pas si des enquêtes ont comparé les représentations de la ville que se faisaient les habitants de cet ensemble il y a 20, 30 ou 40 ans… C’est à nouveau une affirmation performative. Il me semble donc important de réfléchir à ces mots qu’on réutilise dans un cercle savant comme le nôtre, ces mots auxquels on va donner un contenu conceptuel, mais qui sont aussi à l’oeuvre dans des cercles beaucoup plus larges que les nôtres, le langage courant.