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Aménager la capitale haussmannienne au XIXe siècle

par Florence Bourillon

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DOI

10.25580/IGP.2020.0016

Je n’ai pas envisagé la question de la distinction entre capitale et métropole de la même manière car elle me semble soulever la question plus générale des territoires, largement traitée pour le XIXe siècle aujourd’hui. Mais aussi parce que manquent pour l’étude de Paris au XIXe siècle les documents administratifs qui ont été au coeur de nos réflexions pendant cette journée d’étude. J’ai donc envisagé la question davantage sur le plan des aménagements urbains, en particulier centraux et j’aimerais introduire, en ce sens, la question de la centralité urbaine ou de la rénovation de cette centralité.

            Au XIXe siècle, le mot métropole n’est absolument pas utilisé en dehors de sa signification religieuse et du vocabulaire colonial. Ce terme est absent dans les deux acceptions admises aujourd’hui soit « la ville où se concentre les pouvoirs économiques, politiques et culturels, exerçant en ce sens une fonction d’organisation des territoires » et « la grande ville devenue métropole par sa taille et son poids démographique », même si cela peut correspondre à la réalité de Paris au XIXe siècle, alors bien plus important démographiquement que n’importe quelle autre grande ville française (500 à 600 000 habitants à la fin du XVIIIe siècle, 1 million vers 1851, 3 millions vers 1901).

            Quel sens pour le mot capitale qui, à l’inverse, est constamment utilisé par les auteurs du XIXe siècle ? Ses usages d’alors me semblent très proches de ce que l’on nomme métropole aujourd’hui. Nous avons bien insisté tout au long de cette journée sur le fait que c’est peut-être l’exemple parisien qui pèse le plus lourd dans le contenu de cette définition. Mais il semble aussi que c’est au coeur d’une démarche politico-administrative, qui se renforce au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, en lien avec la République (la seconde et la troisième) et avec l’Empire. C’est vraisemblablement une notion construite au cours de la première moitié du XIXe siècle, par les régimes précédents, y compris par la Monarchie de Juillet qui pourtant se targue de conduire une politique moins centralisatrice. La définition de Pierre Larousse dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle paru en 1867, et même s’il n’est pas particulièrement un grand admirateur de Napoléon III, semble très proche du discours impérial : « Les capitales sont de véritables organes par rapport à ces sortes d’individualités qu’on nomme les nations. Leur fonction, quand elle s’accomplit régulièrement, est de concentrer sur un point donné la vie d’un pays pour la faire rayonner ensuite jusqu’aux extrémités, de relier entre elles toutes les parties, de fusionner les races, d’effacer les discordances, d’éteindre les rivalités, de créer ou tout au moins de conserver l’unité nationale. ».

            Au fil des épisodes successifs de la transformation de Paris, la notion évoque bien cette sorte de consensus autour de l’idée que Paris doit être digne de son « rôle » de capitale et de son statut pour la France quelque soit le régime politique. Sans revenir sur la notion de territoire parisien, que j’aurais aussi pu aborder aujourd’hui et dont l’épisode principal est la « réunion des communes suburbaines » ou « l’annexion des territoires », c’est davantage la notion de centralité qui sera abordée, tout en en écartant un aspect politique essentiel : les localisations du pouvoir central, l’Élysée et les Tuileries (selon les époques), les ministères et leurs administrations, les grands services de l’État, la Cour des comptes, le Conseil d’état ou les Assemblées.

            Un exemple est particulièrement significatif à propos de la rénovation parisienne au cours du XIXe siècle : celui de la localisation des gares. On se souvient qu’elles datent de la Monarchie de Juillet. Elles représentent les pièces maîtresses du réseau en étoile du système ferroviaire français – dont il est inutile de rappeler ici le rôle considérable dans le développement ou les difficultés des territoires. Or, elles ont été volontairement établies en périphérie du centre, même si elles ont pu sensiblement être déplacées par la suite, afin d’éviter l’engorgement que connaissent les messageries royales situées derrière le Palais-Royal (mais c’est un avis qui a pu être contesté par les contemporains) ou pour profiter de disponibilités foncières, comme au clos Saint-Lazare où ont été construites deux gares  (Nord et Est), ainsi que l’hôpital Lariboisière (voir Frédéric Jiméno, Karen Bowie et Florence Bourillon (dir par) : Du clos Saint-Lazare à la gare du Nord, histoire d’un quartier de Paris, PUR, 2018). Une localisation qui met en relation le réseau ferré national et la capitale. Karen Bowie a tout particulièrement étudié les projets de l’ingénieur Vallée qui avaient pour but de lier les différentes gares par une grande traverse, c’est à dire une tranchée dans Paris qui aurait permis de relier les chemins de fer du nord et ceux du midi. Ce projet des gares et d’un système ferroviaire centralisé, est repris par la suite sous le Second Empire, notamment par la commission Siméon. Dans la lettre de mission que reçoit le comte Henri Siméon le 2 août 1853, après sa nomination au sein de la commission des embellissements de Paris, aucune allusion n’est faite à un déplacement des gares – ce qui signifie que leur localisation est admise. Mais elle demande « que toutes les grandes artères aboutissent au chemin de fer ». Le rapport final formule toutefois cette idée un peu différemment en demandant que « toutes les gares de chemin de fer aient pour aboutissants les grandes artères. » D’autres épisodes au cours de l’Empire requestionnent l’emplacement des gares mais il est toujours réaffirmé que les gares doivent bien être laissées en périphérie du centre.

            En quoi la question de la centralité répond-t-elle à la question initiale ? Parmi de nombreux arguments j’en évoquerais deux ici. Le premier concerne le débat du déplacement de Paris, débat qui revient constamment au cours des années 1830 et 1840. L’ensemble des textes a été regroupé et publié par l’historien d’art et urbaniste Pierre Lavedan (La question du déplacement de Paris et du transfert des halles au conseil municpal sous la Monarchie de juillet, Ville de Paris-Commission des travaux historiques, 1969). Une édition des publications originales, antérieure à celle de Lavedan, permet de consulter en avant-propos le voeu du conseil municipal de Paris à ce sujet, en 1839. S’y ajoute toute une série de commissions diverses de représentants de la rive gauche ou encore de la commission des propriétaires, dont l’agent de préfecture et responsable de la Revue municipale, Louis Lazare rapporte qu’elle a été reçue à l’Élysée par le prince-président. L’idée fondamentale est que Paris se développe au nord de la Seine, et en particulier sur la rive droite du coté de la Bourse, et que cela entraîne le départ des entreprises de la rive gauche et, à terme, son effacement.

Le deuxième argument concerne les discontinuités territoriales largement décrites par les historiens de Paris, même si leurs propos ont souvent été nuancés (voir l’ouvrage La modernité avant Haussmann. Formes de l’espace urbain à Paris, 1801-1853, sous la direction de Karen Bowie, ed. Recherches, 2001, qui interroge le dynamisme réel de la ville ancienne ou les travaux de Géraldine Texier-Rideau, L’esprit de la ville. Regards croisés sur la place parisienne. Du temps des embellissements à celui de la science des villes, XVIIIe-XXe siècles, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2015). Parmi celles-ci se pose la question des entraves de la circulation, notamment les péages sur les ponts, qui isolent la rive gauche. Jeanne Gaillard voit dans leur destruction en février 1848 non seulement un geste anti-fiscal, comme on en connait à toutes les époques, mais également la recherche d’une libre circulation, en particulier d’une rive à l’autre de la Seine (Jeanne Gaillard : Paris La ville (1852-1870), Champion, 1977. Réédition : L’Harmattan, 1998).

            Paris est aussi la ville des murs, notamment le mur des fermiers généraux évoqués précédemment. Ce mur avait été approuvé par le Bureau de la Ville en 1784, puis par le roi entre 1785 et la suspension des travaux à la veille de la Révolution (une partie de ces constructions ont été détruites). A partir de 1790 la commune ou la municipalité de Paris sera renfermée dans son « enceinte ». Le mur des fermiers généraux constitue les limites des 48 quartiers en 1860 et comprend le  dispositif assez large du mur lui-même et de la zone non aedificandi extérieure. La communication d’Alexandre Frondizi l’année dernière (dans le cadre de ce séminaire IGP 15/01/2019) a bien montré qu’elle pouvait être occupée, y compris avec l’assentiment des communes. Le second mur est celui des fortifications construites entre 1840 et 1844, système continu renforcé par des forts détachés, le principe étant de ne s’appuyer sur aucune défense naturelle de la capitale. Il contourne l’espace déjà urbanisé en 1840, comme les quartiers de La Chapelle, Belleville, etc, et intègre des espaces vides pour permettre la mise en culture et donc les conditions de résistance en cas de siège. Cela revient à intégrer dans un espace défensif commun les communes, ou les portions de commune, et à créer dans l’ensemble parisien quatre territoires distincts : le Paris centre des 48 quartiers ; ce que l’on a appelé par la suite la petite banlieue, c’est à dire entre le mur des fermiers généraux et les fortifications ; l’empreinte des fortifications ; et au-delà, la banlieue extérieure. Donc Paris apparaît bien comme une ville cloisonnée.

            Aussi rendre Paris digne de son statut de capitale passe à la fois, dans les discours des réformateurs (Considérant, Meynadier, Louis Lazare, etc) et des administrateurs, par une plus grande liberté de circulation mais aussi une volonté de « remettre Paris dans son assiette » en créant les conditions d’une nouvelle centralité.

            Quelle est-elle ? Les Mémoires d’Haussmann (Paris, Victor Havard, 1890-1893, trois volumes) constituent l’unique témoignage de ses débuts. Il y précise les changements à l’égard de ce qui avait été présenté par le préfet Berger, son prédécesseur, comme un programme d’action reproduisant une esquisse communiquée par l’empereur (il existe tout un débat pour savoir s’il s’agit ou non du plan offert ensuite au roi de Prusse et que le maire de Boulogne-Billancourt André Morizet, partisan d’un Grand Paris annexionniste, aurait vu dans l’entre-deux-guerres à Berlin, document disparu en 1945). Parmi les révisions qu’Haussmann obtient du projet Berger, il y a la suspension des opérations de la rive gauche et en particulier de la rue des Écoles délaissée pour le boulevard Saint-Germain situé un peu plus au nord, et la prolongations des boulevards du centre par le boulevard Saint-Michel. Mais il y a surtout la transformation des Halles de Baltard. Le propos consiste à transformer le bâtiment en maçonnerie (que les Parisiens appelaient déjà « le fort des Halles ») en construction de fer et de verre, et en même temps envisager leur extension de 26 000 à 32 000 m². Plus largement il s’agit d’entamer un vaste réaménagement de la zone qui, plus à l’est, s’étend jusqu’à la place de l’Hôtel de Ville élargie, entre la rue de Rivoli et la Seine et intègre le prolongement du boulevard de Sébastopol, le remodelage de la place du Châtelet et l’avenue Victoria. Le projet est également évoqué dans la Revue municipale de Louis Lazare en 1853/1854, et il est présenté au conseil municipal le 30 décembre 1853, assorti du percement de la future avenue Victoria. Haussmann le décrit ainsi : « Je soumets au conseil municipal le projet des nouvelles dispositions en vue de donner un caractère monumental aux accès de l’Hôtel de Ville, notamment de l’ouverture dans l’axe de son pavillon central d’une avenue plantée de deux rangs d’arbres montant à la place du Châtelet, deux pavillons symétriques à côté de maisons d’architecture uniforme pour l’administration de l’octroi, les archives de la ville et l’assistance publique. »

On projette donc la transformation de l’ensemble de ce quartier par la réalisation d’îlots encadrés de larges rues. Ce qu’Haussmann ne rapporte pas dans ses Mémoires est que l’avenue Victoria devait mettre en face à face l’Hôtel de Ville de Paris et l’Hôtel des Postes construit dans le même style architectural (en néo-gothique) pour lequel les expropriations ont déjà été prononcées, à l’emplacement prévu c’est à dire sur la place du Châtelet. Ce projet est lié à un autre, qui a fait couler beaucoup d’encre jusqu’aux années 1870, celui du chemin de fer souterrain Brame-Flachat, destiné à raccorder aux Halles les différentes gares parisiennes, lien évident entre l’Hôtel des Postes et les Halles, et mise en relation de l’empire avec la capitale.

            Deux séries de remarques de Louis Lazare dans la Revue municipale nous ramènent à notre projet, d’autant qu’il souligne dans sa description une très forte adhésion des Parisiens à ces deux projets. Les opérations sont liées entre elles et correspondent à la définition de ce qu’il appelle « un centre moderne pour Paris à la hauteur de sa vocation du capitale ». « Maintenant le centre de la ville amélioré, assaini, libre, où devait-on mettre l’Hôtel des Postes ? Précisément où l’administration l’a placé, en regard du palais municipal. Sur la carte de Paris chaque fois que nos magistrats voudront désormais améliorer cette ville au point de vue de la circulation c’est sur l’Hôtel de Ville qu’ils doivent piquer la branche fixe du compas pour faire rayonner l’autre.»

            La construction de l’Hôtel des Postes et du chemin de fer n’ont pas été réalisées, sans doute en raison du coût des opérations mais aussi de l’obligation à se mettre d’accord avec les compagnies de chemin de fer qui à l’époque étaient privées, et en particulier la Compagnie du Nord. À cette occasion, Louis Lazare s’est définitivement brouillé avec Haussmann qui n’avait pas, selon lui, été assez tenace sur le projet.

Il en reste donc un centre qui, des Halles à la Seine et de la place du Châtelet à celle de l’Hôtel de Ville, se détourne définitivement de la rive gauche et conforte son positionnement que l’on retrouvera un siècle plus tard avec l’aménagement de la gare du RER, alors même que les Halles n’y sont plus… C’est donc un centre de gravité de l’agglomération parisienne élargie que l’on trouvera dans les années 1870. Dans le même temps, il se détourne de l’île de la Cité, souvent considéré comme le pôle administratif dans l’ensemble du dessein haussmannien, ce qu’elle n’est visiblement pas devenue. Il s’agissait en réalité pour Haussmann de répartir dans l’île de la Cité les fonctions judiciaires à l’ouest et à laisser à l’est les fonctions religieuses, avec Notre-Dame mais aussi la reconstruction de l’Archevêché (non réalisée), et le déplacement de l’Hôtel-Dieu (que l’on peut considérer comme une extension du religieux en centre-ville). Cela permet de dire que, même inaboutie, cette nouvelle centralité parisienne était bien destinée à conférer à l’Empire une capitale moderne.