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Le Val d’Europe à Marne-la-Vallée : variations sur un parc à thème

par Pierre Chabard

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DOI

10.25580/IGP.2020.0046

ENSA Paris-la Villette, Umr AUSser


En chantier depuis le tournant des années 1990, le Val d’Europe, quatrième et dernier secteur opérationnel de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée offre l’exemple inédit en France d’un vaste projet urbain dont le cœur (et le moteur) est un équipement de loisir d’envergure internationale : un complexe touristique, composé de deux parcs à thèmes (Disneyland Paris, inauguré en 1992, et Walt Disney Studios, en 2002) et d’un quartier d’hôtels associés, attirant jusqu’à 15 millions de visiteurs les meilleures années.

[ Voir Fig. 01 ] .

 

À la manière de Rem Koolhaas qui voyait les parcs de loisirs de Coney Island comme un incubateur de la culture urbaine newyorkaise, une sorte de « Manhattan embryonnaire »[1], on peut s’interroger sur le type de rapports qu’entretiennent ce resort francilien et le centre urbain multifonctionnel de 35 000 habitants[2] qui se construit autour depuis une vingtaine d’année, fruit d’un partenariat public-privé aussi ambitieux qu’inédit[3].

[ Voir Fig. 02 ] .

 

Un parc à thème comme levier

Trois partenaires aux poids inégaux, Euro Disney (filiale de la Walt Disney Company (WDC)), l’État français (agissant à travers l’établissement public d’aménagement de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée) et les collectivités locales (région Île-de-France et département Seine-et-Marne) signent en mars 1987 une convention qui régule pour trente ans leur collaboration sur ce territoire[4]. La Disney Company s’engage alors à construire les parcs à thème et le complexe touristique, avec une capacité qui avoisine aujourd’hui les 9 000 chambres d’hôtel. L’État prend quant à lui en charge la construction des infrastructures nécessaires pour équiper ce territoire de 1 943 hectares[5] : notamment trois nouveaux échangeurs sur l’A4, le prolongement du RER A avec deux nouvelles gares, le détournement de la voie TGV de contournement Est de Paris. Mais surtout, les partenaires s’engagent à coproduire une véritable ville, ou plutôt un ensemble de « quartiers » : celui « du Centre », « des Attractions », « du Lac », « du Parc », etc., comme les nomme la Convention.

[ Voir Fig. 03 ] .

 

L’EpaFrance, un nouvel établissement public d’aménagement où les collectivités locales sont mieux représentées qu’à l’EpaMarne, est créé pour mener l’opération. Il achète progressivement des terrains, au prix du terrain agricole de 1987, selon une procédure d’expropriation facilitée par la Déclaration d’Utilité Publique et le Projet d’Intérêt Général qui s’appliquent aux 3 200 hectares du Secteur 4 (communes de Serris, Chessy, Coupvray, Magny-le-Hongre et Bailly-Romainvilliers). l’EpaFrance viabilise ces terrains et les revend à Euro Disney au prix de revient, c’est à dire en ajoutant au prix du foncier le prix des travaux de viabilisation.

L’opération est intéressante pour l’État car ses investissements sont remboursés par la vente des terrains, si on exclut le coût de certains équipements publics (écoles, crèches, gymnases, etc.) restant à la charge des collectivités locales. L’opération est également intéressante pour Euro Disney qui, fort de son droit de préemption, rachète au fur et à mesure à l’EpaFrance les terrains viabilisés et devient bénéficiaire des éventuelles plus-values foncières suscitée par la proximité du parc à thème. Une fois propriétaire, Euro Disney agit comme un développeur souverain, conserve une partie des terrains pour son resort, mais en cède la plupart à des promoteurs privés, triés sur le volet et sous contrôle, pour réaliser les successives opérations de bureaux, de logements individuels et collectifs. Ces constructions s’inscrivent dans des phases opérationnelles hyper planifiées, objets de contrats de programmation détaillée signés entre Euro Disney et l’EpaFrance, soumises à des procédures de ZAC, mais surtout soumises à des cahiers des charges stylistiques très directifs, émis par Euro Disney.[6]

[ Voir Fig. 04 ] .

Le Val d’Europe est donc le fruit d’un partenariat entre l’État aménageur d’un côté, et l’une des plus grandes multinationales du divertissement de l’autre. Il représente un point de convergence et d’articulation entre deux cultures urbanistiques qui ont chacune leur histoire et ne sont pas forcément aussi étrangères l’une à l’autre qu’on pourrait le penser ; deux cultures qui vont entrer en dialogue et s’hybrider sur ce territoire singulier.

 

Ville Disney ?

Au-delà de son métier d’origine (l’industrie du loisir et du divertissement de masse), la WDC développe tôt des activités dans l’immobilier et l’aménagement. Ce sont d’abord les parcs Disneyland eux-mêmes (Los Angeles 1955, Orlando 1971). Bien plus que des lieux de divertissement, ces parcs d’attractions thématisés constituent des tentatives d’inscription dans l’espace d’une certaine idée de la ville et de la société et instaurent, à l’intérieur de limites bien circonscrites, un ordre spatial alternatif hyper contrôlé et résolument extraterritorial.[7] À la ville nouvelle de Celebration[8], inaugurée en 1996 sur le site d’E.P.C.O.T – Experimental Prototype Community of Tommorrow, dernier grand projet de Walt Disney, interrompu par sa mort en 1966[9], la multinationale des loisirs a également développé une culture particulière de l’urbanisme, caractérisée par un contrôle scénographique maximal de la sphère visuelle, de l’échelle de l’architecture (dont les styles sont régulés par des pattern books) à celle du paysage (mobilier urbain, plantations, etc.).

Garantissant une cohérence sémiotique du paysage et assurant ainsi le branding de la marque, sans qu’il soit besoin d’apposer son logo[10], cette thématisation de l’espace a été mise en œuvre par la WDC dans ses parcs à thème, comme dans ses projets urbanistiques, à Celebration comme à Val d’Europe. Dans la Convention de 1987, la WDC a fait ajouter une annexe qui concernait l’aménagement du parc à thème, mais qui pourrait très bien s’appliquer et d’écrire la manière dont la cellule « Architecture et Urbanisme » d’Euro Disney a aménagé les différents quartiers du Val d’Europe :

Chaque élément – architecture, paysagement, ambiance – est conçu de façon méticuleuse afin de s’intégrer dans l’ensemble et afin de promouvoir l’image de Disney. Rien ne doit être admis qui porte atteinte à l’harmonie du spectacle. Les constructions s’harmonisent entre elles grâce à des transitions sans heurt entre différents styles, souvent grâce à un paysagement créatif.[11]

 

Vu sous cet angle, le Val d’Europe pourrait apparaître comme le pur produit d’importation de cet urbanisme corporatedisneyen, comme l’inscription, sur la page blanche de ce plateau agricole de la Brie, d’une forme urbaine exogène servant avant tout les intérêts financiers et marketing d’une multinationale des loisirs, la fameuse « Disneyworld Company » que Jean Baudrillard fustigeait dans Libération[12], au diapason de l’anti-américanisme qui dominait la réception française de ce projet.

[ Voir Fig. 05 ]

Il convient cependant de nuancer cette vision, en partie fantasmée, d’une invasion américaine à Marne-la-Vallée, en élargissant l’analyse et en faisant intervenir les autres acteurs de cette histoire. En effet, les hauts fonctionnaires à la tête de l’EpaMarne à partir de 1972, et de l’EpaFrance à partir de 1987, de par leur culture urbanistique propre, sont loin d’avoir été étrangers aux thématiques portées par Euro Disney.

Le projet du parc « Fabuland » montre par exemple que l’EpaMarne avait, dès la seconde moitié des années 70, la volonté de construire un parc d’attraction dans la ville nouvelle. Bertrand Ousset, directeur de l’aménagement du secteur 2, raconte avoir été l’initiateur de ce projet en interprétant une tache de couleur sur le SDAURIF de 1976, légendée « base de loisirs », dans le sens d’un véritable parc à thème[13]. D’autres sources montrent que le projet de Fabuland est bien antérieur. Il aurait « été monté par des banques et des investisseurs institutionnels en 1974 »[14] dans le giron du Groupe Suez dont une filiale projete, dès 1969, le développement d’une chaîne de parcs de loisirs à l’américaine, baptisés « Bonheurville », en partenariat avec la société de grande distribution Docks de France. Ancien directeur-fondateur d’Europe n°1, l’inventif Louis Merlin dirige la « Société d’études de Bonheurville » entre 1969 et 1976[15], approchant même la WDC qui, cependant, « rejette toute idée d’investissement hors des États-Unis jusqu’au milieu des années 1970[16] ».

[ Voir Fig. 06 ]

 

En dépit du désengagement de Suez, les équipes de l’EpaMarne vont, au tournant des années 1980, pousser loin le projet de ce parc d’attraction à Marne-la-Vallée, sur le site de la ferme de Haute-maison, à proximité de la future gare RER de Noisy-Champs. Pour développer ce projet, l’EpaMarne se rapproche d’une société américaine, Taft, productrice de télévision et propriétaire de parcs d’attraction aux États-Unis. Bertrand Ousset et son équipe vont visiter ces parcs, et en profitent pour voir ceux de Disney. Forts de ces visites, ils publient en juillet 1981 un livre blanc détaillant leur projet. Celui-ci aurait rassemblé « de grandes attractions populaires, les unes à caractère ludique, les autres à caractère culturel », « L’unité de l’ensemble serait assurée par une référence explicite au patrimoine culturel français », notamment « toute la tradition des Parcs de loisirs parisiens : Tivoli, Colysée, Closerie des Lilas, Pré Catelan. »[17] Ce projet s’est finalement heurté à la résistance du maire communiste de Champs-sur-Marne et a été abandonné en 1981, au début du mandat de François Mitterrand. « Cohérent avec le SDAU, [rentabilisant] la gare RER avec un élément de loisirs intensif,[18] » ce projet avorté permet de mesurer à quel point, lorsque les négociations avec Disney débutent en 1984, l’hypothèse d’utiliser un parc à thème comme levier de l’aménagement d’un secteur de la ville nouvelle a pu paraître familière aux équipes de l’EpaMarne.

 

Nouvel urbanisme ?

Outre d’être considérée comme une ville-disney, centrée sur un parc à thème, Val d’Europe est souvent la cible d’une autre critique : elle serait le cheval de Troie de la doctrine nord-américaine du new urbanism (CNU), alliance de certaines branches de l’urban design et de l’architecture néo-traditionnelle[19]. Si Celebration, avec ses quartiers régulés par des pattern books mais une forme peu dense desservie par l’automobile, ne souscrivait que partiellement à la charte du CNU, Val d’Europe constitue en revanche une parfaite synthèse des deux composantes doctrinales du new urbanism, la densité et la mixité d’une part (doctrine du Transit Oriented Development), et l’architecture néo-traditionnelle d’autre part (doctrine du Traditional Neighborhood development), justifiant l’attribution d’un Charter Award lors du 14e congrès du CNU en juin 2006.

Pour autant, ces deux caractéristiques ne peuvent pas être exclusivement interprétées comme des importations disneyennes, ni même comme des applications directes du new urbanism américain. Les impératifs de densité, de mixité programmatique et sociale et l’intérêt pour les formes urbaines traditionnelles sont des principes qui président, depuis les années 70, à l’action d’aménagement menée par l’EpaMarne[20]. Dans les années 1980, les premiers plans masses du secteur 3 s’inspirent explicitement des villes neuves briardes du Moyen-âge. Et parmi la pléiade d’architectes consultés par François Tirot, nouveau directeur de l’aménagement du secteur 3 à partir de 1985, pour concevoir le centre urbain de Bussy-Saint-Georges, plusieurs manifestent cette prédilection pour une architecture et un urbanisme historiciste. C’est le cas de Manolo Nunez, ancien disciple de Ricardo Bofill, qui conçoit la Grand-place de Bussy-Saint-Georges en s’inspirant des cités idéales de la Renaissance. C’est aussi le cas de Rob Krier, frère de Léon Krier, sollicité par François Tirot dans le cadre d’une consultation collaborative pour la conception du centre urbain. Celui-ci propose un projet fondé sur une véritable fiction du passé, comportant un centre historique imaginaire entouré de fausses douves.

[ Voir Fig. 07 ] .

 

Cet épisode du secteur 3 montre que l’EpaMarne a renouvelé sa manière de faire de l’urbanisme avant que l’on y parle explicitement de new urbanism, et qu’Euro Disney ne soit lui-même engagé dans le développement du centre urbain de Val d’Europe. D’ailleurs, dans un premier temps, la WDC semble surtout intéressée par le resort inauguré en 1992. Pour cette partie, dans la lignée de ses projets immobiliers outre-Atlantique, elle sollicite principalement des architectes issus du postmodernisme américain qui produisent une architecture ludique et festive, très éloignée du néo-traditionalisme stricte revendiqué par certains new urbanists. Ce n’est que dans la deuxième moitié des années 90 qu’Euro Disney est rappelée par l’EpaMarne à ses engagements de participer à construire le centre urbain, et de le faire selon des impératifs de densité. Même si le premier plan-masse est produit par un américain, Jaquelin T. Robertson, l’auteur de celui de Celebration, les projets architecturaux sont quant à eux confiés à un tout autre réseau d’architectes, plus proches des mouvements néo-classiques et néo-traditionalistes européens, inspirés notamment par Léon Krier[21]. Conseiller du Prince Charles pour l’architecture depuis 1984, ce dernier est partisan d’un retour aux « éléments éternels de l’architecture »[22] et à sa fabrique artisanale. Pour en finir non seulement avec l’héroïsme et l’innovation formelle des modernes, responsable selon lui de la destruction des villes, mais aussi avec l’ironie et le kitsch de certaines réactions postmodernistes, il ne voit comme « unique chemin de l’architecture[23] » que de « s’insérer dans les traditions typologiques et culturelles – rues, places, quartiers[24] ».

 

Conclusion

Davantage qu’à la ville-Disney ou au new urbanism américain, c’est en grande partie à Léon Krier et au réseau qu’il a tissé en Europe qu’on doit principalement la forme architecturale et urbaine du Val d’Europe. Ce projet fait aujourd’hui pleinement partie de la géographie européenne de l’urbanisme néo-traditionnelle, au même titre que Poundbury dans le Dorchester[25], le quartier Heuleburg à Knokke-le-Zoute en Belgique, ou celui de Neumarkt à Dresde. Ces projets ont comme point commun d’avoir été lauréats du Prix européen d’architecture Philippe Rotthier, prix triennal présidé par Maurice Culot, qui « distingue des réalisations qui (…) prennent appui sur le génie de la ville européenne, le dialogue avec le passé et l’histoire[26] ». Bien que Léon Krier ne soit pas directement l’auteur du plan du Val d’Europe, sa doctrine urbanistique jouit d’une indéniable hégémonie au sein de la cellule « architecture et urbanisme » d’Euro Disney et du réseau des architectes qui travaillent pour elle. À cet égard, ce projet constitue un jalon important de ce que le géographe Blaise Dupuis appelle la « nouvelle ville traditionnelle[27] ».

[ Voir Fig. 08 ] .

 

Cependant, le projet du Val d’Europe ne se serait pas développé avec une telle cohérence s’il n’avait bénéficié d’un contexte favorable au sein de l’EpaMarne qui a connu, depuis la fin des années 1970, une progressive post-modernisation de ses doctrines, sous l’autorité de certains de ses dirigeants. Issus d’une génération née après-guerre, conscients des apories de la planification technocratique et modernisatrice des Trente glorieuses, ceux-ci n’ont nullement exclu un détour par les formes urbaines et architecturales du passé, et ont envisagé sans réticence le rôle structurant d’un parc à thème dans le développement urbain de la ville nouvelle.

P.C.

 

 

 

Figures et illustrations

Figure 1 :

Chantier du centre urbain, juillet 2001(© EpaMarne / photo : Eric Morency)

Figure 2 :

Michel Giraud, Michael Eisner, Jacques Chirac et Paul Séramy, lors de la signature de la « Convention pour la création et l’exploitation d’Euro Disneyland en France », le 24 mars 1987 (photo : Emmanuel Pagnoud)

Figure 3 :

Plan d’aménagement partiel du secteur 4, fruit des discussions entre Wing Chao, architecte en chef  et l’ingénieur Jean Poulit de l’Epamarne, mars 1987 (© EpaMarne)

Figure 4 :

Plan définissant le « Cône de dégagement visuel » du Parc Eurodisney, 14 mars 1987 (plan annexé au Plan d’intérêt général s’appliquant sur la zone opérationnelle du Val d’Europe)

Figure 5 :

Article de F. Carrel, « Mickey, une ombre sur la ville », L’Humanité, 25 septembre 1999.

Figure 6 :

Plan du parc d’attraction de Fabuland sur le site de la Ferme de la Haute Maison, Champs sur Marne, 1980 (©EpaMarne)

Figure 7 :

Vue de la maquette du projet non réalisé de Rob Krier pour le centre urbain de Bussy-Saint-Georges, 1988-89 (©EpaMarne)

Figure 8 :

Collage regroupant sur un site imaginaire les projets lauréats du Prix européen d’architecture Philippe-Rotthier, décerné par la Fondation pour l’Architecture et l’Association « A Vision of Europe », 2008. Val d’Europe y figure entre le neu markt de Dresde et Poundbury. (©A Vision of Europe).