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La centralité au risque de l’équipement commercial : le cas de Saint-Quentin-en-Yvelines

par Clément Orillard

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DOI

10.25580/IGP.2020.0045

Maître de conférences, EUP / Lab’Urba

 

 


Dans les années 2010, la communauté d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines se retrouve face à un problème concernant son centre. Ce dernier a vieilli et la question de sa rénovation se pose. Or, spécificité par rapport à d’autres villes nouvelles, celui-ci est dominé par un puissant acteur globalisé dont les logiques échappent aux acteurs publics locaux : la foncière britannique Hammerson. En effet, Saint-Quentin-en-Yvelines accueille la plus importante concentration de locaux commerciaux en centre de ville nouvelle à travers les deux centres commerciaux qui en constituent l’armature et que contrôle Hammerson. Comment en est-on arrivé là ?[1]

 

 

1. Un équipement commercial de type inédit…

 

Dès 1963, parallèlement à la préparation de ce qui deviendra le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la Région de Paris (SDAURP), le District de la région de Paris et l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (IAURP) développent des études de programmation commerciale. En 1968, une synthèse[2] dessine une cartographie des centres commerciaux régionaux (CCR) qui suit celle du SDAURP   [ Voir Fig. 01 ]  : à côté de certains centres « restructurateurs » devant permettre la réorganisation de la banlieue existante en première couronne et de « coups partis » en cours de réalisation (comme Parly 2 et Vélizy 2), on retrouve les centres urbains de chaque future ville nouvelle.

 

Le modèle du CCR est importé des Etats-Unis où Serge Goldberg, qui dirige ces études à l’IAURP, a fait en partie ses études. Principalement théorisé par l’architecte Victor Gruen et l’économiste Larry Smith dans les années cinquante[3], il est organisé autour de deux grandes surfaces reliées par une galerie commerciale close, l’ensemble isolé dans un immense parking. Dès 1966, le District finance des missions de consultance de Gruen mais aussi Smith, auprès des équipes des futurs Etablissements publics d’aménagement (EPA) des villes nouvelles. Ces dernières développent en parallèle une réflexion articulée avec celle sur les équipements intégrés qui tente d’ouvrir le modèle du centre commercial clos. Elle aboutit à la conception de centres urbains sous la forme de méga-complexes articulant équipements intégrés publics et privés et centres commerciaux privés associant parking d’un côté et dalle piétonne de l’autre dont l’Agora d’Évry [ Voir Fig. 02 ] devient le modèle[4]. Néanmoins, même cette dernière s’appuie sur un CCR clos, Evry 2. Dans les autres centres de villes nouvelles réalisés dans les années 70, l’équipement commercial fait appel au même modèle : Les Trois Fontaines à Cergy-Pontoise et Les Arcades à Noisy-le-Grand.

 

Dans cette histoire, Saint-Quentin-en-Yvelines occupe une place particulière en appartenant à une seconde génération, plus ouverte. Le choix des aménageurs est de réaliser le centre après différents quartiers autonomes. Les premiers aménagements sont donc succincts. De part et d’autre de la nouvelle gare de Montigny-le-Bretonneux ouverte en 1975, sont donc d’abord implantés un simple ensemble tertiaire et un hypermarché Euromarché [ Voir Fig. 03 ]  ouvert en 1973 sur un terrain loué pendant dix ans[5]. Si la zone d’aménagement concertée (ZAC) de la gare est créée en 1974 avec un programme commercial d’emblée très important (127 000 m²), elle est suspendue lorsque l’Etat revoit à la baisse les objectifs de densité pour les villes nouvelles. Ce n’est finalement qu’à partir de 1979 qu’une mission « Cœur de ville » créée au sein de l’EPA relance la réflexion tout en ramenant le programme commercial à 60 000 m2. Ralentie du fait d’un conflit avec le Syndicat communautaire d’agglomération, ce projet aboutit finalement à la réalisation à partir de 1984 d’une première tranche du centre-ville qui inclut un CCR : l’Espace Saint-Quentin[6] inauguré en 1987.

 

Pour mener à bien son projet de centre-ville, l’EPA de Saint-Quentin-en-Yvelines (EPASQY) met en place une démarche particulière. Il recrute au sein de l’équipe de la mission « Cœur de ville » un spécialiste de la programmation commerciale issu d’un autre EPA, Jacques Gally[7], et choisit de travailler avec le milieu des promoteurs en immobilier commercial dès la phase de conception, en amont du choix définitif du maître d’ouvrage du CCR. En parallèle du premier appel d’idées auprès des architectes urbanistes, il organise ainsi une consultation pour discuter de l’évolution des formes de distribution en France, du « bon concept » de centre commercial pour les années quatre-vingts et d’une solution adaptée localement[8]. La discussion se poursuit avec d’autres spécialistes[9] avant le choix définitif d’un promoteur.

 

L’approche des villes nouvelles a alors largement évolué vers une seconde génération d’aménagements commerciaux constituée d’ensembles immobilier ouverts. Cergy-Pontoise offre un précédent à travers l’inauguration en 1984 de la dernière section du centre reliant le quartier de la Préfecture et Les Trois Fontaines [ Voir Fig. 04 ] . Elle est composée d’un réseau de rues à ciel ouvert bordées d’immeubles de bureaux et de logements avec rez-de-chaussée commerciaux incluant deux moyennes surfaces[10]. L’Espace Saint-Quentin inauguré en 1987 suit la même logique mais à l’échelle inédite d’un CCR. Ses 48 000 m2 de commerces sont enchâssés dans un complexe incluant 45 000 m2 de logements et 25 000 m2 de bureaux associés à 2 000 places de parking, le tout géré par la formule de l’association syndicale libre. Les commerces comprennent l’hypermarché Euromarché relocalisé et une « rue piétonne », en fait un mail commercial à ciel ouvert qui n’est pas de domanialité publique, le tout dans un tissu urbain très structuré et complexe avec un dénivelé à gérer [ Voir Fig. 05 ] , [ Voir Fig. 06 ] .

 

La réflexion sur l’équipement commercial du centre de Saint-Quentin-en-Yvelines reprend en 1993 avec une proposition d’un promoteur pour implanter de l’autre côté de la voie de chemin de fer un centre. L’originalité de cette troisième génération n’est pas sa configuration physique mais sa programmation orientée loisirs, complémentaire de l’Espace Saint-Quentin[11]. C’est l’un des premiers projets de ce type en Ile-de-France. L’EPA est intéressé mais rejette l’emplacement proposé pour choisir au contraire une implantation sur une réserve foncière pour l’enseignement supérieur en plein centre-ville en articulation avec une extension de l’hypermarché de l’Espace Saint-Quentin. L’objectif est alors de renforcer le centre de la ville nouvelle comme polarité commerciale face à Parly 2 et Vélizy 2 en augmentant sa taille pour le mettre à la même échelle et en réalisant un bâtiment signal qui sortirait le centre commercial, très intégré dans un tissu urbain, de son anonymat[12]. Ce centre appelé dans un premier temps La Fiesta [ Voir Fig. 07 ] , [ Voir Fig. 08 ] est inauguré finalement en 2002 sous le nom de SQY Ouest.

 

 

2 …porté par des promoteurs privés alors engagés auprès des acteurs publics

 

Dans la réalisation de l’armature commerciale régionale promue par les études de l’IAURP, les EPA ne font pas appel à la Société Centrale Immobilière de la Caisse des Dépôts et Consignations (SCIC), qui a pourtant une expérience dans une logique probablement semblable à celle qui a éloigné la Société centrale l’équipement du territoire (SCET) de la réalisation des villes nouvelles[13]. Ils se tournent vers le secteur émergent de la promotion privée d’immobilier commercial composé de sociétés soutenues par des groupes financiers d’échelle nationale qui y voient des investissements très intéressants. Une fois les opérations réalisées, ces sociétés s’assure en effet de confortables revenus en conservant la propriété ou en assurant la gestion locative pour un tiers. Ainsi en est-il de la Société d’études et de gestion des centres d’équipement (SEGECE), créatrice d’un des premiers centres commerciaux déjà dans une opération publique à Rueil-Malmaison en 1957, qui réalise le premier CCR planifié, celui de Belle Epine à Rungis inauguré en 1971 et très proche du modèle étasunien[14]. Propriétaire des centres qu’elle a réalisé, bénéficiant d’un actionnariat très stable, la SEGECE a un profil très gestionnaire et reste fidèle au modèle du centre clos[15].

 

L’Espace Saint-Quentin est réalisé par un acteur plus jeune, la SERETE-Aménagement, qui est né dans le giron public. Cette société créée en 1969 est majoritairement détenue par la SERETE (49,9%), un bureau d’ingénierie privé important dans le monde de l’aménagement d’où est issu un de ses principaux dirigeants, Bernard de la Rochefoucauld qui enseigne l’urbanisme à l’Ecole Centrale[16]. Elle s’appuie aussi sur une banque publique, le Crédit Lyonnais (20%), qui est alors dirigé depuis deux ans par François Bloch-Lainé, ancien président de la Caisse des Dépôts et Consignations où il a créé les filiales SCIC et SCET[17]. La SERETE-Aménagement est fondée probablement sur la reproduction de ce schéma financeur-aménageur au Crédit Lyonnais mais a pu aussi répondre au besoin d’un opérateur immobilier proche du secteur public pour s’engager dans des montages risqués. Car aussitôt créée, la SERETE-Aménagement est impliquée dans de très importantes opérations publiques où elle se spécialise dans les centres commerciaux régionaux vastes et complexes. Elle est choisie par l’EPA de la Défense pour réaliser le centre des Quatre Temps à La Défense (1970-81) dans lequel est aussi impliqué le Crédit Lyonnais[18], par l’EPA de Cergy-Pontoise pour réaliser celui des Trois Fontaines, (1971-73). Mais à côté de ces CCR clos, elle se fait reconnaitre dès 1973 comme très innovante et à l’écoute des urbanistes en proposant une offre architecturalement originale qui s’inscrit très bien dans l’esprit développé par l’aménageur pour la consultation du Forum des Halles à Paris dont elle est lauréate[19]. Son investissement dans le projet du centre de Saint-Quentin-en-Yvelines se situe dans la droite ligne de cette orientation. Dès la première consultation mise en place par l’EPA, la SERETE-Aménagement est repérée et lors de la consultation pour le choix définitif, elle soumet de loin le dossier le plus complet[20]. En 1982, la SERETE cède ses parts à une filiale du groupe Worms dont la banque vient d’être nationalisé : la société Aménagement, rénovation, construction (ARC) constituée un an auparavant à l’initiative d’une autre filiale de Worms, Unibail[21]. Au sein de cette société qui devient Arc Union, la SERETE-Aménagement est renommée Espace-Aménagement puis Espace-Expansion, nom sous lequel elle inaugure l’Espace Saint-Quentin aux côtés de la STIM, promoteur des logements [ Voir Fig. 09 ] .

 

SQY Ouest est réalisé par deux autres promoteurs dont l’expérience est tout aussi ancienne et qui sont tout autant des innovateurs [ Voir Fig. 10 ] . Le concept est proposé par Jean-Louis Solal à travers sa société Jean-Louis Solal Investissement (JLSI). Le nom de Solal reste attaché à la réalisation du premier CCR européen Parly 2, « copie servile »[22] du modèle américain construit à l’occasion de la très vaste opération résidentielle montée par son associé Robert de Balkany. A l’occasion de la réalisation de leur deuxième CCR, Vélizy 2, engageant une série de réalisations plus directement connectées avec une opération résidentielle et dont le « 2 » deviendra l’identité commune, ils fondent la Société d’études et de promotion de centres commerciaux (SEPCC) en 1968 qui devient par la suite Société des centres commerciaux (SCC). Attachée au modèle du CCR clos, elle se convertit au dialogue avec les urbanistes en réalisant le CCR d’Evry. Elle devient un des principaux promoteurs spécialisés impliqués dans les opérations publiques en réalisant des centres dans de nouvelles centralités de la région parisienne comme Rosny 2[23] et les Ulis 2 (1973) ou Bobigny 2 (1974) ou le CCR de la Part-Dieu à Lyon (1975). Mais à la différence de la SEGECE, la SEPCC/SCC est avant tout un outil de montage et de gestion immobilière, la propriété des centres revenant aux banques ses soutiens financiers comme la banque Vernes, puis la Compagnie la Hénin au sein du groupe Suez dont elle devient l’un des fers de lance de son développement dans l’immobilier[24]. C’est pour prendre des parts dans les centres qu’il réalise que Jean-Louis Solal monte JLSI, sa propre société d’investissement dès 1973. Solal l’utilise ensuite pour monter ses propres projets dont le futur SQY Ouest après avoir quitté la SCC dans les années 90.

 

Pour monter ce projet, Solal s’associe avec un quatrième promoteur au parcours différent : la société Meijer Aannemersbedrijf (MAB).  Fondée en 1970 par le fils d’un entrepreneur en construction[25], Ton Mejier, elle est très impliquée dans la réalisation aux Pays-Bas de centres multifonctionnels intégrant des ensembles commerciaux notamment dans des villes nouvelles. Arrivé en France en 1977, MAB réalise notamment le centre de Marseille Bonneveine avec galerie commerçante à ciel ouvert en opération publique, a participé à l’opération des Halles à Paris en étant chargé de l’hôtel et d’une partie de l’immobilier résidentiel et tertiaire et a candidaté pour réaliser l’Espace Saint Quentin[26]. En 1995, la filiale française de MAB est réactivée[27] alors que la société est soutenue par le groupe de banque et assurance néerlandais Rabobank. Sa participation au montage de SQY Ouest participe de sa spécialisation dans le nouveau format des centres thématiques expérimenté aux Pays-Bas et transposé en France à travers l’opération Domus à Rosny-sous-Bois centrée sur l’équipement de la maison et inaugurée en 2006.

 

 

 

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Avec l’inauguration de SQY Ouest en 2005, l’avenir semble radieux pour Saint-Quentin-en-Yvelines. Pourtant, le monde a radicalement changé et la gestion centre-ville va s’en retrouver impactée. D’un côté, avec la fin de la politique de villes nouvelles, les EPA pilotés par l’Etat disparaissent et la compétence urbanisme est reprise par les communautés d’agglomérations qui sont alors constituées. De l’autre, les acteurs de l’immobilier commercial sont devenus des foncières, sociétés spécialisées dans la gestion d’actifs immobiliers, cotées en bourse dans un marché devenu mondial.

 

Saint-Quentin va être particulièrement impacté par cette évolution. D’un côté, à l’unité d’action de l’EPASQY succède une communauté d’agglomération qui fonctionne avant tout comme une fédération de communes. D’un autre, Unibail décide de se transformer en foncière en 1991[28] puis prend le contrôle d’Arc Union et Espace Expansion en 1994 tout en faisant le choix de centrer son patrimoine sur les actifs ayant la plus haute rentabilité. Elle cède alors immédiatement l’Espace Saint-Quentin à la foncière spécialisée britannique Hammerson[29]. Et lorsque MAB décide de se retirer du marché français en 2011, SQY Ouest est aussi revendu à cette foncière associée à un autre investisseur[30]. Or Hammerson, qui a été le promoteur des CCR clos au Royaume Uni, est un acteur européen qui n’a pas de passé commun avec les villes nouvelles françaises.

On voit ici les conséquences fortuites des choix qui ont présidé à l’aménagement de la région parisienne des années soixante à la fin du XXe siècle. En s’impliquant directement, l’Etat a réalisé un aménagement à son échelle basé sur un équipement commercial correspondant à de grands complexes immobiliers produits et gérés par des sociétés s’appuyant sur de grands groupes financiers nationaux, partenaires de fait. Lorsque l’Etat s’est retiré pour laisser place à des collectivités locales souvent faiblement outillées et que l’immobilier commercial est devenu l’enjeu d’une finance internationalisée, ce fonctionnement s’est naturellement grippé.

Figures et illustrations

Figure 1 :

Localisation et zone d’attraction des centres commerciaux régionaux tels que les planifie l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne en 1968 [source : Cahiers de l’IAURP n°10].

Figure 2 :

Schéma originel de l’Agora d’Evry, vers 1968 [source : Archives de l’Essonne]

Figure 3 :

Plan de masse de l’Euromarché de Saint-Quentin-en-Yvelines implanté en 1973 et directement relié à la gare par une passerelle au sud [Courbe & Duboz architectes, source : Archives des Yvelines]

Figure 4 :

Plan indiquant l’implantation du centre-gare (en vert) de Cergy-Pontoise dans la poursuite du Centre des 3 Fontaines (à droite), programmation et couverture de la plaquette d’inauguration [B. Warnier,

Cergy-Pontoise, du projet à la réalité.
Atlas commenté

, Liège, Mardaga, 2004]

Figure 5 :

Plaquette promotionnelle « Saint Quentin Ville » édité par le centre commercial régional [vues artistiques : DLM architectes, source : Musée de la ville de Saint-Quentin-en-Yvelines]

Figure 6 :

Guide shopping publié par le centre commercial régional [source : Musée de la ville de Saint-Quentin-en-Yvelines]

Figure 7 :

Vue artistique du centre commercial thématique La Fiesta qui deviendra SQY Ouest [CVZ architectes, source : Archives des Yvelines]

Figure 8 :

Vue de la façade principale du centre SQY Ouest peu de temps avant son inauguration [source : CVZ architectes]

Figure 9 :

Inauguration de l’Espace Saint-Quentin le 27 octobre 1987. De gauche à droite : Michel Guidet (PDG d’Espace Expansion), derrière lui à sa gauche Alain Flambeau (DG de l’EPASQY), Georges Chavannes (ministre délégué, chargé du commerce, de l’artisanat et des services), Nicolas About (maire de Montigny-le-Bretonneux), Dominique Raimbault (président du Syndicat d’agglomération nouvelle), Francis Bouygues (PDG de la STIM) [© D. Huchon]

Figure 10 :

Inauguration du centre commercial SQY Ouest le 16 mars 2005. De gauche à droite : Michel Laugier (maire de Montigny-le-Bretonneux), Robert Cadalbert (président de la communauté d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines), Jean-Louis Solal (fondateur et PDG de JLSI), Nicolas About (sénateur des Yvelines et ancien maire de Montigny-le-Bretonneux), Ton Meijer (fondateur et PDG de MAB) [© C. Laute]