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© Inventer le Grand Paris
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Introduction

par Frédéric Pousin et Nathalie Roseau

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=616

DOI

10.25580/IGP.2018.0022

L’entrée du paysage

Appréhender l’histoire de l’aménagement du Grand Paris par l’entrée du paysage suscite plusieurs remarques. Tout d’abord, il convient de s’interroger sur la rencontre d’une thématique dont on sait qu’elle a nourri l’aménagement et la gestion des grands domaines nobiliaires, essentiellement agricoles, qu’elle a été associée à l’essor du tourisme et aux pratiques de villégiature, puis à la fin du XIXème siècle aux mouvements de défense et de protection contre les effets de l’industrialisation et de la croissance urbaine. Ensuite, penser en termes de paysage suppose de saisir l’espace dans sa continuité, d’articuler bâti et non bâti, de se représenter les horizons proches et lointains. Cela suppose aussi de considérer les réalisations concrètes que sont les espaces plantés et de nature, boisements, parcs, jardins, etc… donc d’associer plusieurs échelles. Enfin le paysage exige de croiser les domaines d’activité (agriculture, art, architecture, …) comme les domaines de pensée, il convoque des acteurs divers.

On le voit, entrer dans l’aménagement par le paysage produit des déplacements.

Le paysage est entré dans l’orbite de l’aménagement dès les origines du Grand Paris. Nommé en 1853 ingénieur en chef au service des promenades, Adolphe Alphand, dont un ouvrage récent consacre l’œuvre[1], y développe le projet du Paris d’Haussmann, dont les réalisations marqueront durablement les paysagistes au-delà des frontières de la capitale. C’est ainsi que Frederick Law Olmsted, lors d’un voyage qu’il effectue à l’automne 1859 en Europe alors qu’il vient tout juste de se voir confier avec Calvert Vaux, la conception du futur Central Park, visite le Bois de Boulogne et l’Avenue de l’Impératrice (actuelle avenue Foch), avant de se rendre à Berlin pour arpenter l’Avenue Unter den Linden. Il relatera plus tard le rôle qu’ont joué ces avenues dans sa conception des parkways américains[2].

Si le « plus Grand Paris » des espaces publics et de nature semble alors rester à l’intérieur du mur des fortifications qui préfigure ses nouvelles limites, la pensée des systèmes de parcs structure profondément son aménagement. Au tournant du XXème siècle, l’avenir des fortifications de Paris, devenues lieu de promenade pour les grand-parisiens des deux rives, « en-deçà et au-delà du mur » pour reprendre le titre de notre prochain séminaire initié par Florence Bourillon sur le Grand Paris du XIXème siècle, suscite des débats qui forment l’un des contextes de la création en 1901, de la Société de protection des paysages de France (SPPF)[3]. C’est vers 1908 que cette dernière noue des liens avec l’urbanisme, via le Musée social[4]. L’ingénieur-paysagiste Jean-Claude Nicolas Forestier y a créé la section d’Hygiène urbaine et rurale. Auteur d’un ouvrage fondateur Grandes villes et systèmes de parcs[5], Forestier qui a commencé sa carrière à la Ville de Paris, dans la lignée d’Alphand, y défend l’idée d’un réseau d’espaces libres dans le contexte du déclassement des fortifications. Ces rencontres scellent les liens entre les institutions qui portent le paysage et celles qui portent l’urbanisme. En 1909, le Musée social accueille le premier congrès international pour la protection des paysages. D’autres urbanistes participent à la SPPF, Robert de Souza qui en sera le président, Augustin Rey et Eugène Hénard. Tous vont jouer un rôle dans la définition de l’aménagement du Grand Paris au moment où s’élaborent les premiers plans à l’échelle régionale.

Inscrite dans le cadre des recherches entreprises par le collectif Inventer le Grand Paris sur l’épaisseur des plans et l’approfondissement des concepts métropolitains, la question du paysage que nous proposons d’aborder dans ce séminaire, peut se déployer selon trois dimensions : celle des notions d’abord, celle des professions ensuite et enfin, celle des instruments.

 

Notions

D’un point de vue épistémologique, nous souhaitons d’abord appréhender le paysage et les notions à travers lesquelles il s’incarne – celles de nature, d’espace libre, de parc, de grand paysage – comme des constructions historiques et sociales. Ces notions appartiennent pour une part au vocabulaire commun, pour une autre elles relèvent d’un vocabulaire de spécialité. Nous les saisirons donc à travers les objets communs qu’elles désignent comme les jardins, les plantations, les bois qui constituent des réalités sociales mais aussi à travers les catégories des disciplines techniques ou scientifiques auxquels elles se rattachent, comme pour la botanique les formations végétales, les espèces floristiques ou pour l’urbanisme la voirie, les circulations.

En 1913, les « espaces libres » constituent un sujet de réflexion déjà bien alimenté qui, selon le rapport Bonnier-Poëte, aurait été inauguré en France par l’architecte urbaniste Eugène Hénard (dans son volume des Etudes sur les transformations de Paris de 1903) et qui trouverait son origine vraisemblablement en Amérique du Nord dans une réflexion portée par des architectes paysagistes notamment. Mais un mouvement en faveur des espaces libres était déjà né au début du siècle dans la société française qui rassemblait artistes, sportifs et hygiénistes et qui rejoignait les mouvements en faveur de la protection des sites et de la défense des intérêts d’un tourisme soucieux d’hygiène.

La définition des espaces libres donnait lieu néanmoins à polémique puisque Robert de Souza, écrivain et théoricien de l’urbanisme, précisait à l’encontre d’Hénard qu’un espace libre ne pouvait être ni un boulevard ordinaire, ni une place carrefour, ni une artère de circulation, mais uniquement « un endroit public en plein air à l’écart de tout mouvement passager » s’inspirant de la hiérarchie établie en Amérique du plus petit playground de quartier aux réserves naturelles régionales[6]. Le rapport Bonnier Poëte introduit par conséquent ses considérations sur l’espace libre sous le titre « opinions diverses sur les espaces libres ».

Cette problématique des espaces libres restera au cœur du débat sur les plans et la planification. Elle s’énonce différemment suivant les contextes, à travers des dénominations diverses. Au début des années 1950, les « espaces verts », nés de l’urbanisme fonctionnaliste (nommés « surfaces vertes » dans la charte d’Athènes), feront l’objet d’une intense réflexion, notamment dans leur relation aux espaces libres. La revue Urbanisme reflète ce débat. Dans le numéro de 1952 qu’elle consacre à ce thème, l’urbaniste Roger Puget tente un effort de clarification entre ces deux notions (« Espaces verts, espaces libres »)[7]. Il propose une classification simple, basée sur la fonction. L’espace libre serait celui dont l’usage n’est pas fixé, mais au contraire susceptible de changer simultanément ou successivement. Ainsi un jardin, un terrain de sport, un cimetière ne sauraient être considérés comme des espaces libres. Un espace vert quant à lui est un espace planté. Dans ces conditions, un espace libre est un espace public alors qu’un espace vert peut être public ou privé. Il s’ensuit une tentative de quantification des besoins en matière d’espaces libres et d’espaces verts. Cette problématique n’est pas nouvelle, elle a nourri le débat sur l’extension des villes et les projets d’aménagement de la région parisienne en particulier depuis 1919.

Dans les années 1960, Les espaces verts donnent lieu à une réflexion de plus grande ampleur encore, en lien avec la planification. On la retrouve dans le PADOG au sein duquel une annexe conséquente lui est consacrée. Le terme d’espace vert entre dans les textes réglementaires à partir de 1961[8]. Sous la houlette de Jean-Bernard Perrin, paysagiste formé à la section paysage de l’Ecole nationale d’Horticulture (ENH) de Versailles, rédacteur de cette annexe « espaces verts », Le Plan directeur d’organisation générale de la région parisienne (PADOG) préconise de nombreuses propositions sur les parcs et jardins à créer, mais aussi des mesures de protection du paysage d’ensemble c’est à dire un paysage conçu comme patrimoine (esthétique des sites) et milieu naturel, boisé ou agricole, à conserver et à gérer de façon dynamique. Selon Bernard Barraqué, ce document se caractériserait par sa double visée de conservation et de développement (paysage d’intégration) [9].

Dans les années 1970, la notion d’« espace ouvert » supplante celle d’« espace vert », intégrant les problématiques environnementales. Ainsi la voit-on apparaître explicitement dans Le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région Île de France (SDAURIF) de 1976. C’est également dans ce schéma qu’apparaît explicitement la notion de « grand paysage », un paysage qui intègre le rural et l’urbain dans une même appréhension. Cette notion doit néanmoins être mise en relation avec celle de « paysage d’aménagement » telle qu’elle apparaît dans la planification des années 1960 (PADOG et OREAM (Organisme régional d’étude et d’aménagement d’aire métropolitaine)), c’est à dire une approche paysagère qui doit se préoccuper de sauvegarder, mais aussi d’adapter aux besoins de la société et de projeter des développements pour le futur.

 

Professions

Autour de ces notions, se créent des alliances, des rivalités et des déplacements professionnels. C’est par cette deuxième entrée des professions que nous souhaitons approfondir la question du paysage dans l’aménagement du Grand Paris. Dès sa création en 1894, le Musée Social offre un lieu au sein duquel dialoguent les milieux professionnels de l’aménagement qui émergent, urbanistes et paysagistes notamment. Nous avons brièvement évoqué l’action de Forestier. En 1912, Henri Prost est invité à présenter à la section d’hygiène urbaine et rurale son projet lauréat pour le plan d’Anvers. Il participera régulièrement aux débats de la section jusqu’en 1935 au sein de laquelle il présente ses projets, notamment le Plan d’aménagement de la région parisienne (PARP) sur lequel nous reviendrons aujourd’hui, dont la conception se fait sous son égide et qui donne lieu à des échanges en son sein. Ces rencontres incitent à comprendre à travers le prisme des échanges professionnels, la place que prend le paysage dans l’élaboration du plan.

Quels savoirs, quelles collaborations accompagnent l’élaboration des plans régionaux ? Un détour outre-Atlantique nous paraît utile pour montrer en quoi la question de l’aménagement métropolitain et régional active la notion de scène, au sein de laquelle coexistent et dialoguent des professions et des disciplines qui se nourrissent d’apports et de déplacements. Au moment où s’élabore le PARP, se conclue la longue phase d’élaboration du Regional Plan of New York and its Environs, premier plan régional de New York, dont la conception s’échelonne de 1923 à 1931, et produit un ensemble de dix volumes écrits, accompagnés d’un corpus iconographique de dessins, schémas, perspectives, plans et cartes. Il faut ici souligner la présence forte des « Landscape architects », terme hérité d’Olmsted qui désigne la profession des paysagistes, et dont une revue professionnelle, Landscape Architecture, présente régulièrement les débats et les réalisations. La firme Olmsted Brothers qui a repris le flambeau suite au décès de leur père, est associée à l’élaboration du plan régional. Elle produit en 1928, le plan du futur Parks and parkways system qui contribue à élargir la dimension régionale de la métropole. Des projets associant étroitement paysagistes, architectes, ingénieurs, se concrétisent dans le même temps, comme celui du Bronx River Parkway et des grands parcs réalisés dans le comté de Westchester, au nord de New York, dont les maîtres d’œuvre, en particulier le paysagiste Gilmore Clarke, vont, aux côtés de Robert Moses, mettre en œuvre dans les années 1930 les projets énoncés dans le plan régional.

Revenons maintenant à la scène française pour nous projeter cette fois-ci après-guerre, au moment où s’élaborent, dans les années 1960, les villes nouvelles. Ici aussi, de nouvelles pratiques vont s’inventer au gré des alliances interdisciplinaires formées par les paysagistes, les spécialistes de l’environnement et les géographes qui s’engagent dans la conception des « villes-nature »[10]. Le caractère inédit des aménagements projetés (des villes entières sur des étendues considérables) amène les établissements des villes nouvelles, créés en 1969, à développer des productions intégrées, générant des métiers nouveaux (de la programmation au traitement du paysage à différentes échelles, des espaces publics aux grands territoires). Autrement dit, le territoire à aménager redessine la scène professionnelle. Des modèles de conception et de pilotage des projets s’élaborent, reconfigurent les frontières entre professions, entre maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage. Des relations professionnelles se nouent entre architectes, ingénieurs, paysagistes, spécialistes des sciences humaines, juristes, gestionnaires. Des rivalités se font jour aussi entre corps structurés (les architectes et les ingénieurs) et corps plus agiles (les paysagistes) qui se placent aux frontières ou dans les interstices[11].

C’est aussi le moment où se créent, sous l’impulsion de Pierre Sudreau, les parcs naturels (1960) ainsi qu’une série d’initiatives qui vont aboutir à la création du ministère de l’Environnement en 1971. Cette période d’effervescence voit le rapprochement des notions de paysage et de milieu, avec la naissance de nouvelles structures : création au sein de la nouvelle administration de l’Equipement des services du STCAU (Service Technique Central d’Aménagement et d’Urbanisme, 1967), du SETRA (Service d’Etude des Tracés des Routes et des Autoroutes, 1968) ; création de la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale, 1963) qui portera la politique des parcs régionaux; création du GERP (groupe d’étude et de recherche sur le paysage, 1968).

Professions et institutions doivent être comprises de concert, dans un mouvement qui les associe et confronte les savoirs professionnels et disciplinaires. La géographie occupe à ce titre une place importante dans l’élaboration du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris (SDAURP) de 1965, au travers de la notion de « géographie volontaire », introduite dans la publication en 1949 par la Fondation nationale des Sciences Politiques, d’un cahier intitulé « Matériaux pour une géographie volontaire pour l’industrie française » signé des géographes Pierre Georges et Jacques Weulersse. Kenny Cupers, au cours du colloque Inventer le Grand Paris de 2015, était revenu sur ce courant de pensée qui se diffuse au sein la communauté des urbanistes et des structures nouvelles telles que l’IAURP (Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région Parisienne), tandis que la notion de région induit un renouveau de la géographie urbaine, coopérant étroitement avec les économistes[12].

D’autres courants de la géographie urbaine vont mettre l’accent sur la perception des paysages urbains (Antoine S. Bailly, 1974[13]), faisant écho aux travaux de Donald Appleyard et Kevin Lynch (The View from the road[14]), travaillant les liens entre représentations de l’espace et aménagement du territoire, à l’articulation de plusieurs disciplines. En 1969, la DAFU (Direction de l’aménagement foncier et de l’urbanisme) réalise une grande étude sur le paysage d’aménagement[15], en relation avec la cellule « ville-campagne » du STCAU, et qui confronte paysage réel et paysage perçu. Plus tard, le programme « Autoroutes et paysages » conduit par Bernard Lassus et Christian Leyrit, renouera avec cette vision associant les artefacts infrastructurels dans une perception élargie de l’espace et de l’environnement[16]. La question de la perception du paysage et de l’aménagement du milieu entre ici en cohérence avec les préoccupations de plus en plus émergentes liées au cadre de vie.

Comme l’ont bien montré les travaux de Viviane Claude, ce tournant de la dimension régionale marque l’émergence dès les années 1970, de nouveaux acteurs dans le milieu professionnel de l’aménagement, à travers la multiplication des bureaux d’études. Les OREAM et les établissements d’aménagement des villes nouvelles qui se mettent en place embauchent des « paysagistes d’aménagement ». En Île de France, de nouvelles pratiques s’inventent au gré des alliances disciplinaires. Aux côtés des urbanistes, des architectes, des ingénieurs, déjà bien implantés dans la sphère de l’aménagement, s’impliquent désormais des paysagistes, des spécialistes de l’environnement, des géographes, des sociologues, hybridant et diversifiant les « métiers de la ville ». La naissance des écoles supérieures de paysage au milieu des années 1970 et la reconnaissance du diplôme de paysagiste, participent de ce mouvement, jusqu’à leur désignation comme maîtres d’œuvre pour l’aménagement de grands territoires, à l’instar de Michel Desvigne en 2009 pour le site de Saclay[17].

 

Instruments

La troisième et dernière entrée par laquelle nous souhaiterions interroger la question du paysage dans l’aménagement régional, résulte des deux précédentes, il s’agit d’interroger les instruments par lesquels se représentent, se négocient et se mettent en œuvre les notions et projets de paysage. Cette entrée nous ramène aux discussions tenues lors de notre dernier atelier consacré aux « plans dans leur épaisseur » et à notre projet d’Atlas des plans qui aspire à rendre compte sous forme visuelle et textuelle de l’histoire des plans d’aménagement qui ont jalonné la construction du Grand Paris. La perspective du paysage permet de revenir sur la question spécifique du plan comme mode de représentation et comme processus de réalisation, comme document, politique, dispositif. Ce que le paysage fait à la planification : comment la question du grand paysage, par essence irréductible aux découpages administratifs des régions urbaines, se transcrit-elle dans les plans ? Quels nouveaux dispositifs apparaissent au travers des schémas ou des atlas ? Le paysage peut-il être mis en instrument ? A contrario, la rigidité des instruments les rend-t-elle imperméables aux notions et projets de paysage ?

Présenté en 1934, le PARP élaboré par Henri Prost constitue la première tentative d’élaboration d’un plan pour la région parisienne. Il intègre une dimension paysagère dont nous allons parler aujourd’hui.

L’une des fonctions des plans d’aménagement tels que nous les connaissons depuis l’après-guerre consiste à réguler l’extension, soit en la contenant soit en l’organisant, dans tous les cas en tentant de la maîtriser. Destinés à apporter une réponse à la pression foncière qui s’exerce sur les espaces « ouverts », ils doivent dès lors s’interroger sur leur nature. Le PADOG, approuvé en 1960, établit une grande zone de protection régionale de 140 000 hectares, constituée de secteurs reliés entre eux par des chemins de randonnée et des routes touristiques (à l’instar de la route des parcs qu’avait dessinée le plan Prost). L’importance de cette zone amène les auteurs du plan à réfléchir en termes économiques et dynamiques – maintien de l’agriculture (maraîchère), rentabilité de l’exploitation des forêts, développement de l’activité touristique – faisant rentrer dans la négociation les forestiers et les agriculteurs. Elle amène à formuler une approche intégrative à la fois incitative et prescriptive, fondée sur des servitudes d’urbanisme multiples qui restreignent les droits de propriété sur de vastes territoires[18].

Inscrit dans une logique extensive, le SDAURP de 1965 réduira la grande zone paysagère à des zones de transition, qui deviennent des « zones naturelles d’équilibre ». Outil davantage que notion, elles seront au cœur de l’aménagement des villes nouvelles. D’autres outils apparaissent comme celui de la « trame foncière », élaboré à partir du parcellaire foncier, qui doit permettre, de comprendre et de contrôler l’évolution du paysage. Développée en 1972 par l’architecte urbaniste Gerald Hanning au sein de l’IAURP[19], elle ne connaîtra pas un grand succès. On assiste aussi à un décalage entre le discours du paysage ou de la nature et le dessin qui en est fait et valorise bien plus le construit et l’urbain. Au-delà des questions de représentation, qui traduisent la persistance d’une image de la ville faite de pleins et de bâtis, la nature figurant comme décor ou négatif de l’urbain, c’est la pertinence des instruments et de leurs échelles qui est posée à travers la question d’une appréhension du paysage pour l’aménagement métropolitain et régional[20].

Dès lors, les paysagistes participent à l’élaboration de nouveaux outils : plans de paysage, atlas et observatoire du paysage, qui tranchent avec l’esprit encore guidé par une perspective des pleins et de la composition. Leur prégnance témoigne de l’importante croissante que va prendre le paysage dans l’aménagement au cours des années 1990, et de sa capacité à transcender les cadres persistants de l’urbanisme, à un moment où s’affirment la participation habitante et l’urbanisme de projet, et ce en pleine transition amorcée par l’étape de la décentralisation.

Dans un ouvrage Greening the city, Urban landscapes in the 20th century[21] qu’elles ont dirigé, Dorothée Brantz et Sonja Duempelmann soulignaient la disjonction entre les multiples conceptualisations qui ont pu projeter l’idée de nature pour la grande ville, et les pratiques de planification urbaine qui parviennent difficilement à la mettre en œuvre. Si le programme du séminaire se concentre aujourd’hui principalement sur l’aménagement du Grand Paris, nous sommes conscients qu’une telle perspective doit s’enrichir d’une comparaison et d’un croisement des chronologies et des expériences avec des situations étrangères, d’autant que l’idée du paysage ne peut se concevoir sans son contexte culturel, et nous permet ainsi de progresser sur la perspective transnationale qui constitue l’un des axes de notre programme. Dans les croisements, on pense à Londres, Berlin ou Helsinki par exemple, sur la place accordée au paysage et à la nature. Avec les pays du Nord auxquels nous gagnerions à nous ouvrir, le cas de la Suisse comme territoire d’ensemble serait également très intéressant à explorer.

 

Les interventions

En écho à ces différentes perspectives selon lesquelles nous entendons saisir la question du paysage pour mieux appréhender celle de l’aménagement et de la planification du Grand Paris, viennent les cinq interventions que nous proposons d’écouter lors de cette journée.

Laurent Hodebert, architecte conseil de l’Etat et enseignant chercheur à l’ENSA de Marseille, a soutenu récemment une thèse de doctorat intitulé « Henri Prost et le projet d’architecture du sol urbain. 1910-1959 ».  Il éclairera les collaborations mises en œuvre, notamment avec Jean-Claude Nicolas Forestier, pour traiter la dimension paysagère du PARP. Il reviendra notamment sur l’approche multi-scalaire dans la démarche mise en œuvre par l’agence Prost.

Julien Laborde, paysagiste diplômé de l’ENSAP de Bordeaux, titulaire du master Jardins historiques, patrimoine et paysage (ENSA de Versailles/Université de Paris 1) interviendra sur la ville nouvelle de Marne la Vallée à partir d’une recherche « Dynamique des modèles paysagers dans les villes nouvelles, cultiver des paysages durables » qu’il a réalisée avec Marie-Jo Menozzi[22] pour le Ministère de l’Ecologie. Il reviendra sur les différentes strates historiques de la ville, les changements de signification des notions liées au paysage, puis il montrera les étapes d’intervention des différentes sphères professionnelles convoquées pour la réalisation du paysage.

Sonia Keravel, paysagiste DPLG, maitre de conférences à l’ENSP de Versailles et chercheure au LAREP, interrogera la notion de « paysage d’aménagement » qui trouve ses origines dans les expériences des pays du Nord de l’Europe (Pays-Bas et Norvège). Elle se penchera sur le parcours de Jacques Sgard qui a réalisé sa thèse à l’Institut d’Urbanisme de Paris suite à un stage réalisé auprès du professeur Jan Bijhouwer à l’Université de Wageningen aux Pays-Bas.

Sandra Parvu, architecte DPLG, maitre de conférences à l’ENSA Paris-Val-de Seine et chercheure au LAVUE reviendra sur les politiques publiques qui ont accompagné en France l’émergence du paysage d’aménagement. Puis elle montrera la façon dont elles ont été appropriées localement en Île de France, notamment à travers la réalisation des « Atlas de paysage ».

Bertrand Folléa, paysagiste, co-directeur de l’agence Follea-Gauthier, Grand prix du Paysage 2016, interviendra, à partir de son expérience professionnelle, sur les caractéristiques de l’approche paysagère et sur la dimension inaugurale de l’étude produite dans le cadre du SDRIF (Schéma Directeur de la Région Île de France), qu’il a menée avec Jacques Sgard puis sur un ou deux autres exemples qui prolongent cette direction (Atlas ou plan de paysage).

Ces différentes interventions nous permettront de mieux comprendre la façon dont le paysage s’est construit comme question dans l’espace institutionnel public ainsi que dans l’univers professionnel de l’urbanisme puis de l’aménagement. Elles soulignent combien une telle thématique est aussi ancrée dans une réalité sociale et historique qui définit un rapport au milieu et à un imaginaire collectif. Les plans d’aménagement régionaux traduisent certes des visions, mais ils sont nourris par des études et les réalisations qu’ils produisent ou induisent, engagent des savoirs, des savoir-faire ainsi que des dynamiques d’acteurs, comme on l’a vu dans l’exposé de Denis Delbaere lors du séminaire de juin dernier. Dans le cadre de nos travaux consacrés aux plans du Grand Paris, orienter le projecteur sur le paysage déplace le regard sur des démarches et productions parallèles à ces plans, parfois concomitantes et que les chercheurs du champ de l’urbain ne relient pas nécessairement. Cette question occupe dès lors une place centrale pour appréhender l’interdisciplinarité de l’histoire du Grand Paris.