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Les élections municipales de 1919 : un tournant dans la vie politique du Grand Paris

par Pascal Guillot

Résumé

Alors qu’un raz-de-marée conservateur se produit lors des élections législatives des 16 et 30 novembre 1919, donnant naissance à une Chambre des députés « bleu horizon », les élections municipales qui se déroulent quasi simultanément (les 30 novembre et 7 décembre de cette même année) marquent une rupture dans l’histoire municipale des banlieues. Dix-huit mairies sont conquises dès le premier tour de scrutin par le Parti socialiste SFIO et six autres lui reviennent à l’issue du second tour, parmi lesquelles Marseille, Lille et Strasbourg. Mais la plupart se situent en banlieue parisienne. De surcroît, dans la plupart de ces communes, les citoyens élisent des hommes nouveaux – des anciens combattants encore très jeunes -, prenant conscience de l’usure des personnalités élues avant la guerre. Parmi ces nouvelles figures émergent Henri Sellier à Suresnes, André Morizet à Boulogne-sur-Seine, Justin Oudin à Issy-les-Moulineaux, Eugène Boistard au Pré Saint-Gervais ou Charles Auray à Pantin. Outre cette volonté de renouvellement des équipes, les facteurs de victoire sont divers, mais les priorités données à la propreté et à l’enfance séduisent les électeurs ainsi que le choix de la régie directe. Une nouvelle vision de la ville surgit : il s’agit avant tout de combler le retard d’équipement des communes et de prendre l’étranger pour modèle. Surtout, les administrés prennent conscience de leur identité de banlieusard. Ils imaginent que désormais des liens de solidarité doivent unir Paris et sa banlieue. Elire une nouvelle équipe municipale socialiste permet de dessiner déjà l’espoir d’un Grand Paris.

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DOI

10.25580/IGP.2019.0035

Pascal Guillot, PRAG à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (Université Paris 1). Thèmes de recherche : histoire des politiques urbaines, histoire municipale des villes du Grand Paris, histoire de l’architecture et de l’urbanisme, biographie. Dernier ouvrage paru : André Morizet un maire constructeur dans le Grand Paris (1876-1942), Paris, Créaphis, 2013, 509p. ; membre du comité de rédaction de la revue Cahiers d’Histoire revue d’histoire critique.


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Alors qu’un raz-de-marée conservateur se produit lors des élections législatives des 16 et 30 novembre 1919, donnant naissance à une Chambre des députés « bleu horizon », les élections municipales qui se déroulent quasi simultanément (les 30 novembre et 7 décembre de cette même année) marquent une rupture dans l’histoire municipale des banlieues. Dix-huit mairies sont conquises dès le premier tour de scrutin par le Parti socialiste SFIO et six autres lui reviennent à l’issue du second tour, parmi lesquelles Marseille, Lille et Strasbourg. Mais la plupart se situent en banlieue parisienne. De surcroît, dans la plupart de ces communes, les citoyens élisent des hommes nouveaux – des anciens combattants encore très jeunes -, prenant conscience de l’usure des personnalités élues avant la guerre. Parmi ces nouvelles figures émergent Henri Sellier à Suresnes, André Morizet à Boulogne-sur-Seine, Justin Oudin à Issy-les-Moulineaux, Eugène Boistard au Pré Saint-Gervais ou Charles Auray à Pantin. Outre cette volonté de renouvellement des équipes, les facteurs de victoire sont divers, mais les priorités données à la propreté et à l’enfance séduisent les électeurs ainsi que le choix de la régie directe. Une nouvelle vision de la ville surgit : il s’agit avant tout de combler le retard d’équipement des communes et de prendre l’étranger pour modèle. Surtout, les administrés prennent conscience de leur identité de banlieusard. Ils imaginent que désormais des liens de solidarité doivent unir Paris et sa banlieue. Elire une nouvelle équipe municipale socialiste permet de dessiner déjà l’espoir d’un Grand Paris.


Introduction

Le processus électoral a été interrompu pendant la guerre puisque les élections municipales devaient avoir lieu en 1916. Au lendemain de la guerre, Clemenceau et son gouvernement décident que les élections doivent avoir lieu entre le 16 novembre 1919 et le 11 janvier 1920, la durée du mandat passe de quatre à six ans avec la loi du 18 octobre 1919. Par ailleurs se superposent les élections législatives et des élections municipales. Les élections législatives ont lieu le 16 et le 30 novembre 1919 et les élections municipales le 30 novembre et le 7 décembre 1919. La Chambre des députés qui va se dégager de ces élections est la plus à droite de toute la Troisième République. Les socialistes vont pourtant commencer à remporter un nombre de communes important surtout dans les banlieues populaires. Rosemonde Sanson a travaillé sur le champ politique de la période, a montré que 1919 constituait une rupture assez fondamentale dans l’histoire municipale des banlieues. On va donc voir dans quelle mesure les socialistes l’emportent assez nettement en banlieue parisienne en 1919 par rapport à 1912, pourquoi ils l’emportent et sur quel programme.

 

La conquête socialiste

Les socialistes ont conquis les villes déjà depuis 1882, dans l’Allier par exemple, Commentry. En banlieue parisienne, Saint-Ouen a été conquise en 1888, Saint-Denis en 1892 puis Le Kremlin-Bicêtre et Ivry-sur-Seine en 1896, et Le Pré Saint-Gervais en 1904. À ce moment-là, les socialistes n’étaient pas encore unifiés puisque le Parti socialiste SFIO naît en 1905. Pendant les élections de 1912, on compte deux-cents-quatre-vingt-quatorze communes en France conquises par les socialistes dont seulement huit en banlieue : Saint-Denis, Saint-Ouen, Puteaux, Le Kremlin-Bicêtre, Alfortville, Champigny, Le Pré Saint-Gervais et Pavillons-sous-Bois, une commune créée en 1905. Une personnalité marquante se trouve à la tête de la commune de Champigny : Albert Thomas qu’Henri Sellier va côtoyer et dont il va beaucoup s’inspirer.

Pendant les élections législatives de 1919, les forces de gauche sont très isolées face à un Bloc national vraiment uni qui fait une campagne très chauvine en particulier avec le thème de la lutte contre le danger bolchévique. Le parti socialiste subit un sérieux revers lors de ces élections où le Bloc remporte 338 élus sur 626. Il faut cependant relativiser cet échec puisque les socialistes obtiennent 21,2% des suffrages, en l’occurrence 1,7 million de suffrages, ce qui en fait la deuxième force politique du pays derrière l’Union républicaine. Mais il n’arrive en tête que dans quatre circonscriptions. Ce même jour a lieu le premier tour des élections municipales. Le Parti socialiste remporte 686 communes ce qui est peu à l’échelle nationale mais significatif en banlieue où la progression est la plus forte malgré un mode de scrutin particulier et très compliqué de liste proportionnelle et un nouveau découpage des circonscriptions. Ces deux facteurs sont très peu favorables à la victoire des forces de gauche. Les élections permettent tout de même au Parti socialiste de remporter vingt-quatre mairies de banlieue. Ce n’est certes pas la future vague rouge de 1924, mais on perçoit une conquête progressive.

On se réjouit très nettement dans la presse de cette victoire. La « Une » du journal l’Humanité du 2 décembre 1919, juste après le premier tour, titre « Les progrès réalisés par le socialisme » et Marcel Cachin écrit un article qui s’intitule « La victoire municipale ». André Morizet, qui vient d’être élu, écrit un article spécifiquement sur la banlieue. Marcel Cachin parle de « progrès énormes » : cela fait partie de la propagande puisqu’il s’agit de mobiliser les électeurs qui ne se sont quasiment pas déplacés lors du premier tour. André Morizet, à la fois journaliste, homme de revues et qui va être maire de Boulogne-sur-Seine écrit avec lyrisme et une évidente foi militante : « le socialisme battu le seize novembre a triomphé le trente, incontestablement [on notera l’italique] qu’on me permette de me réjouir en particulier du succès de Boulogne. D’un bout à l’autre du département c’est un réveil formidable qui se produit » et il explique : « Volés le seize novembre par les escrocs du Bloc national, ils se reprennent avec vigueur, les travailleurs. À l’œuvre camarades ! Pour achever la victoire, la banlieue ouvrière s’est réveillée sous le fouet, elle ne se rendormira plus. En avant ! » C’est typiquement la rhétorique de cette époque avec l’énergie militante qui l’accompagne.

 

Les facteurs du basculement

Il est intéressant de voir à quoi est due cette progression des votes socialistes notamment en banlieue. La propagande joue un rôle plus ou moins efficace mais aussi le tissu industriel qui s’est fortement développé. La croissance démographique a été très forte avec des banlieues de plus en plus peuplées puisque on est passé vers 1876 de 422.000 habitants à plus de deux millions. D’autre part, il y a, parmi ces banlieusards, beaucoup de gens qui travaillent dans le secteur de l’industrie et donc un potentiel électoral assez important.

Le deuxième facteur très important sur le plan local, c’est le travail de terrain qui a été fait par ces futurs élus. Il faut insister sur tout le tissu coopératif qui s’est manifesté dans la banlieue parisienne aussi bien à Suresnes qu’à Boulogne. Beaucoup de restaurants coopératifs ont été ouverts alors que la plupart des usines ne disposaient pas de cantine. Morizet, Sellier et d’autres élus ont eu l’idée de créer ces restaurants coopératifs, mais aussi des boucheries et épiceries coopératives… au service de la population, ce qui faisait totalement défaut. Des articles de l’Humanité et de La Vague, la revue de Pierre Brizon ,vont dans ce sens : « Tout cela n’a pu que contribuer à nous assurer la sympathie de la population. Notre succès est dû à l’organisation d’un système coopératif et puis aussi à l’organisation de soupes populaires ». Aussi, Louis Rouquier met en place à Levallois un comité de défense sociale qui aide les familles de mobilisés dans toutes leurs démarches administratives. Tout ceci a contribué à faire connaître ces élus et à montrer leur efficacité.

Un autre facteur aussi important, c’est le changement générationnel. Emmanuel Bellanger en parlait ce matin et on voit bien effectivement qu’il y a des hommes nouveaux qui arrivent pour la plupart nés dans les années 1870-1880. Aussi, la plupart de ces élus sont issus de milieux plutôt modestes, beaucoup d’entre eux sont soit ouvriers, soit employés, soit petits fonctionnaires, hormis Sellier, qui sort de l’École des Hautes Etudes Commerciales et Morizet, docteur en droit. Parmi ces élus, Charles Auray, élu à Pantin, est comptable ; Justin Oudin, élu à Issy, est simplement ouvrier aux Magasins du Louvre (il se fait d’ailleurs licencier parce qu’il participe à une grève en 1919) ; Eugène Boitard, élu au Pré Saint-Gervais, est traceur-mécanicien. Cela donne une idée de la composition sociale des listes qui se présentent aux élections de 1919, listes composées essentiellement d’ouvriers, d’employés et de petits fonctionnaires. Ce ne sont pas des gens issus de l’ancienne notabilité ou des industriels. La propagande électorale met en évidence cet état de fait.

Un autre facteur important à prendre en considération, ce sont les points sur lesquels les élus vont batailler pour cette campagne. Il y a d’abord le nettoyage des rues pour les rendre plus praticables. On le voit bien dans les titres de l’Humanité qui parle d’« un cloaque à nettoyer : la ville de Boulogne ». On met en avant avant le sous-équipement de la banlieue et aussi la sous-représentation de la banlieue dans les instances élues notamment au conseil général de la Seine. Les futurs élus insistent énormément sur le retard de la banlieue par rapport à Paris, par exemple sur le fait qu’il n’y ait ni hôpital pour accueillir les malades et les aliénés, ni écoles professionnelles ou spécialisées, le fait qu’il n’y ait pas de prolongement du métro vers la banlieue, le manque aussi d’équipements en matière d’accès électriques et d’accès au gaz. Même si ce n’est pas déterminant pour se faire élire, on peut dire qu’il y a la volonté de créer des liens de solidarité entre Paris et sa banlieue parce que jusqu’alors Paris était sur-représentée par rapport à une banlieue de plus en plus peuplée.

 

Conclusion

Cette question va peu à peu prendre de l’ampleur jusqu’aux élections sénatoriales de 1924 et aux municipales de 1925 qui conduisent à une véritable vague rouge puisque peu à peu la plupart de ces élus vont devenir communistes dès le congrès de Tours en décembre 1920. Ils quittent néanmoins souvent le Parti communiste dès 1923 ou 1924. Entre temps, Eugène Boitard, Justin Oudin, André Morizet et Eugène Boitard, entre autres, ont créé d’autres organisations politiques dissidentes comme l’Union Socialiste Communiste (USC) qui vont prendre en charge de la question de la banlieue avec une volonté de rattraper toujours le retard par rapport à Paris et de créer des liens de solidarité entre Paris et la banlieue.