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Les débuts de La Vie urbaine, revue de l’Ecole des Hautes études urbaines

by Laurent Coudroy de Lille

Résumé

Les quatre premiers numéros publiés de la revue La vie urbaine en 1919, officiellement sous la tutelle de l’Institut d’histoire, d’économie et de géographie urbaine, sont épais et d’une grande richesse thématique. Il s’agira de saisir l’originalité et la nouveauté de ce projet éditorial fort cohérent à travers son « programme » inaugural, le montage institutionnel sur lequel il repose, mais aussi le contenu de ses 507 pages publiées en 1919 (auteurs et sujets traités). Le contenu des articles de cet année de lancement a vocation à formaliser un nouveau champ intellectuel et scentifique, en adéquation avec les grandes orientations du mouvement urbaniste.

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=712

DOI

10.25580/IGP.2019.0032

Laurent Coudroy de Lille, maître de conférences à l’École d’urbanisme de Paris (UPEC), mène ses recherches principalement en histoire de l’urbanisme contemporain (idées, institutions, procédures…), ainsi que sur les usages de l’histoire dans l’aménagement urbain. Ses recherches sont portées sur l’urbanisme espagnol, sur le mouvement urbaniste français et ses acteurs, ou encore sur les mots de la ville. Il co-dirige le master Urbanisme et aménagement de l’École d’urbanisme de Paris. Il est membre du comité de pilotage IGP.


Français

Les quatre premiers numéros publiés de la revue La vie urbaine en 1919, officiellement sous la tutelle de l’Institut d’histoire, d’économie et de géographie urbaine, sont épais et d’une grande richesse thématique. Il s’agira de saisir l’originalité et la nouveauté de ce projet éditorial fort cohérent à travers son « programme » inaugural, le montage institutionnel sur lequel il repose, mais aussi le contenu de ses 507 pages publiées en 1919 (auteurs et sujets traités). Le contenu des articles de cet année de lancement a vocation à formaliser un nouveau champ intellectuel et scentifique, en adéquation avec les grandes orientations du mouvement urbaniste.


Introduction

Cette revue fait partie du paysage intellectuel de l’entre-deux-guerres et même au-delà puisque qu’elle parait jusqu’aux années 1970, même si elle connaît une période d’interruption entre 1940 et 1950. Assez connue et souvent citée, ses articles ont parfois été réédités; elle constitue une source incontournable pour la recherche en urbanisme et en histoire urbaine de cette période.

 

Genèse de La Vie urbaine

La première livraison intervient précisément en 1919 et il me paraît intéressant de regarder aujourd’hui les conditions de ce démarrage à travers les quatre numéros publiés cette année-là. La revue fait partie à ce moment de la fameuse nébuleuse ou constellation Sévigné, du nom de la rue où se trouve la Bibliothèque historique de la ville de Paris animée par Marcel Poëte. On y trouve aussi l’Institut d’histoire, de géographie et d’économie urbaine, l’École d’art public et ensuite l’École des hautes études urbaines à partir de 1919 ainsi que l’Association pour l’étude et l’aménagement d’extension des villes. On retrouve dans ces réseaux un peu les mêmes personnages qui défendent un peu les mêmes causes et ont des relations permanentes.

Deuxième point, le titre de la revue qui est une assez belle trouvaille. Selon le « programme » publié dans le premier numéro, elle est dédiée à l’ « étude des conditions et manifestations d’existence des villes en général et de Paris en particulier […] Son programme […] vise l’agglomération urbaine envisagée comme un organisme vivant qui évolue dans le temps et dans l’espace » (n°1-2, mars-juin 1919, p.1). On doit y voir la marque de Marcel Poëte qui en a été l’initiateur c’est à dire une certaine sociologie appliquée à la ville, au sens où il étudie la vie des villes, la vie de la société urbaine, une histoire comportant certains penchants organicistes, un aspect bien connu de ses idées. Pour résumer, la vie urbaine c’est à la fois la vie « de » la ville et la vie « dans » la ville, les deux étant étroitement dépendantes, cette ambivalence résumant l’intérêt de ce titre. Mais il faut aussi dignaler que le para-texte scientifique, c’est-à-dire ce qui ne relève pas stricto sensu les articles, et sui permettrait de comprendre ce projet dans ses principes reste assez limité. Les deux programmes éditoriaux, le numéro 1-2 et le numéro 4, ne sont pas signés, mais on peut penser que Marcel Poëte est intervenu dans leur rédaction. Le projet se veut très ouvert à tous les spécialistes français de la ville : c’est un appel très large au départ qui est lancé, et que les articles publiés développeront avec une certaine rigueur.

On a trois — et non pas quatre, je reviendrai là-dessus — sommaires pour les quatre numéros de l’année 1919. On y trouve le célèbre article inaugural de Louis Bonnier sur « La « population de Paris en mouvement », qui a été cité ce matin, connu pour ses cartes isochrones autour de Paris, plusieurs textes de Léon Jaussely d’autant plus intéressant que cet architecte-urbaniste a peu écrit, ou encore le texte remarquable du statisticien Paul Meuriot (publié l’année de sa mort en1919, réédité plus tard par Marcel Roncayolo et Thierry Paquot dans Villes et civilisations urbaines. Paris, Larousse, 1992). Les grands auteurs du moment sont donc au rendez-vous : y aura également en 1919 un article de Léon Rosenthal, l’homme à l’origine de la Renaissance des cités, sur le plan de Tananarive, un article du géographe Gaston Rambert sur Marseille, un autre de Pierre Clerget connu pour avoir pris position dans un article célèbre de 1910 sur l’urbanisme, un article également intéressant de Paul Suquet sur le port de Paris. Un seul article est écrit par Marcel Poëte. Les textes d’Henri Sellier sont de plus en plus nombreux à partir du troisième numéro.

 

Des articles de personnages illustres

Les grands textes ne manquent donc pas dans ces premières livraisons, et en 1920, on aura des articles d’Halbwachs, Bonnier, Forestier, Bechmann…. Cette qualité prouve, s’il en est besoin, que lancement de cette revue est un grand succès. Il en est résulté aussi que les usages par la recherche urbaine de cette revue se réfèrent à tel ou tel article plus qu’au contexte de leur production, le premier de ces contextes étant la revue elle-même. Notre objectif est ici de porter un regard sur cet ensemble d’articles, finalement assez hétéroclites, ayant aussi des perspectives autonomes les unes des autres. Cet ensemble correspond-il au programme intellectuel et éditorial plus global annoncé au démarrage ?

Parmi les textes publiés, on trouve les passionnants « mélanges » et « chroniques », présents en fin de chaque numéro. Sous la rubrique « mélanges » on va trouver la restitution de textes politiques et réglementaires, de dispositions de l’état concernant l’urbanisme. Les « chroniques » relatent les congrès, les expositions… la vie du milieu de l’urbanisme, autre acception finalement de l’idée de « vie urbaine ». Évidemment, il y a une chronique consacrée au congrès interallié de 1919 dont on a parlé ce matin.

Le premier « volume » contient le numéro 1-2. Donc si quatre numéros sont publiés en 1919, on a seulement trois volumes millésimés de cette année là. Il est probable que les numéros 1 et 2 aient été écrits avant 1919, avant la fin de la guerre si on en croit l’éditorial (« guerre actuelle »). En 1919 sont publiés des textes rédigés pendant les années précédentes et La vie urbaine est à l’origine un projet de la période de guerre que de l’après-guerre. Par ailleurs, le numéro 4 -qui porte aussi le millésime 1919- est publié en 1920, assez tard dans l’année en avril. Donc finalement, seul le volume 3 semble authentiquement « produit » 1919.

 

Edition et direction de la revue

Reste que le démarrage est rapide par rapport au temps de gestation et de genèse de cette revue qui englobe donc la fin de la guerre. L’éditeur est Ernest Leroux est signalé à plusieurs endroits. Cet éditeur va se spécialiser sur le domaine de l’urbanisme en publiant aussi les textes du congrès interallié de Paris ou le livre de George Burdett Ford, urbaniste américain qui passe l’après-guerre en France en lien avec la Renaissance des cités et va contribuer à la reconstruction de Reims et de Soissons.

La revue a deux directeurs au moment de son lancement, est publiée « avec le concours » d’une commission administrative (dont le vice-président mentionné est le géographe Emmanuel de Margerie) et de très nombreux collaborateurs dans le monde intellectuel parisien de l’époque; elle réunit un spectre ouvert dans l’université et les milieux intellectuels et de l’administration parisienne. Les couvertures décrivent le portage institutionnel de la revue. A l’origine, il s’agit de l’Institut d’histoire, de géographie et d’économie urbaine de la ville de Paris, auquel vient s’ajouter en cours d’année le Département de la Seine, à travers ce que Sellier appelle l’ « École départementale », l’École des hautes études urbaines. Si la revue émane directement de l’institut d’histoire de géographie et d’économie urbaine de la ville de Paris (selon la formule souvent reprise, elle en est « l’organe »), un recalage s’opère avec l’arrivée du département, du conseil général de la Seine en cours de l’année 1919. Et si le rapport avec la ville de Paris est très fort -Marcel Poëte et Louis Bonnier en sont un peu l’incarnation- rapidement, le département s’impose dans la revue, et met au programme de cette revue l’ « agglomération » parisienne dans son ensemble, là où le le projet initial était d’émanation assez strictement parisienne. Le terme agglomération double désormais et avec insistance le terme « ville ». Sellier est l’homme de cette réorientation.

Dans les faits cela se traduit donc par l’arrivée d’un troisième directeur, et à Louis Bonnier et Marcel Poëte, s’ajoute maintenant Henri Sellier. Si on s’arrête sur la composition de la couverture, on voit qu’immédiatement le nom de Sellier est placé au centre; il devient l’homme fort du dispositif, intervenant officiellement comme élu au conseil général de la Seine, mais aussi comme porteur du projet de l’École des hautes études urbaines, en plus des différentes « casquettes » qu’il cumule déjà et va continuer à cumuler dans les années suivantes. Notons la rapidité avec laquelle il s’impose dans la revue, l’envahissant littéralement. Il en devient un des auteurs majeurs dans les années 1920. Du côté de Sellier, il faut y voir la trace d’une acculturation qu’il opère au monde de la recherche et de l’université simultanément à son intégration/prise de contrôle de cette revue.

La rubrique des « chroniques » tiennent le compte-rendu au fil du temps de l’actualité du milieu de l’urbanisme en région parisienne et en Europe. Au départ, simples compte-rendu des activités de l’institut, elles deviennent les chroniques de l’urbanisme. L’article qui fait l’articulation entre les deux moments c’est celui de Jaussely « Chronique de l’urbanisme » dans le numéro de 1919. On y apprend par exemple le déroulement du congrès interallié, en trois journées : les deux premières, le matin se déroule au Musée Social dans le 7e arrondissement et l’après-midi à l’Institut dans le Marais. La troisième journée consiste en une excursion à Reims, avec aussi une visite de l’exposition de la Renaissance des cités sur le concours de Chauny, petite ville de l’Aisne détruite en 1917 après une longue occupation allemande.

 

Conclusion

Pour conclure, observons que, parmi les disciplines mentionnées dans le projet de l’Institut fondateur, on trouve l’histoire, la géographie et économie urbaines, un triptyque qui renvoie autant à l’organisation des champs universitaires de l’époque (la commission administrative à laquelle est adossée la revue, compose de trois sous-commissions disciplinaires présidée par trois normaliens prestigieux en fin de carrière : histoire urbaine -Alphonse Aulard- géographie urbaine -Lucien Gallois- et économie urbaine -Georges Renard, autant homme de lettres qu’économiste) qu’à l’originalité d’un projet « interdisciplinaire ». Comme le montre la composition assez peu disciplinaire de la sous-commission correspondant à l’économie urbaine et les usages de la notion d’écnomie au fil des articles, on entend par là un ensemble d’orientations assez variées. Dans les livraisons de 1919, sous ce label sont étudiées un certain nombre de questions l’actualité, relevant aussi de la vie quotidienne des citadins, de la mobilité, d’enjeux politiques… Une enquête serait intéressante à mener sur le type d’interdisplinarité d’ « objet » (la « ville » ou « agglomération ») qui est ici en projet, et le rôle de lien intellectuel qu’assure à l’origine l’économie, qui va au-delà des programmes de l’économie politique. Cet éqiulibre est mouvant, car rapidement un quatrième terme arrive bientôt dans ces énumérations : « urbanisme », parfois en écho au lien interdisciplinaire qiu’assurait au départ. Ensuite, la dialectique pratique/théorie est afirmé dès le premier numéro… les promoteurs de La vie urbaine le formulent en leurs termes : « un rôle scientifique et utilitaire », « il faut analyser les besoins d’une ville », « c’est les conduites de ses destinées », « c’est le rendement pratique de la science », « administrateurs, techniciens et tous ceux qui ont assuré le fonctionnement de l’organisation ». Cette rhétorique de la pratique prend place dans une revue qui veut aussi ne rien céder de ses ancrages scientifiques. L’urbanisme va y être défini comme une science ancrée dans l’histoire et la géographie.

Enfin, parmi les sujets toujours à explorer, il y a ceux relatifs à la reconstruction, très présente. La revue porte des discours, et n’est sur ce point qu’un élément des corpus de l’après-guerre. Elle met en scène ce renouveau, littéralement fabriquée comme un moment inaugural (au sens ou Françoise Choay utilise cette notion dans La régle et le modèle,1980), télescopant ici « discours de l’urbanisme » et « reconstitution », visant à instaurer à construire ce champ. Si beaucoup de choses qui s’y trouvent ont été pensées, voire écrites, depuis plus longtemps, elles y sont formalisées de manière visible.