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1919. Entrée des lotissements dans le droit français : invention de la ville irrégulière ?

par Charlotte Vorms

Résumé

Le terme « lotissement » apparait dans son sens urbain pour la première dans un texte de droit, avec la loi Cornudet. Jusque-là, la division d’une terre agricole en terrain à construire n’était régulée qu’à travers la réglementation sur les voies privées. Opération de droit privé, soumis à un contrat de droit privé, elle portait du reste des noms divers. La communication interrogera la manière dont cette entrée du lotissement dans le droit – et du même coup sa labellisation sous le terme de « lotissement » – accompagne l’émergence d’une autre catégorie urbaine, pour lequel aucun mot ne s’impose encore dans l’entre-deux-guerres – que nous pourrions désigner par l’expression anachronique « ville informelle ».

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=705

DOI

10.25580/IGP.2019.0023

Charlotte Vorms est historienne, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UMR CHS), où elle enseigne l’histoire des sociétés urbaines contemporaines. Ses recherches, portent principalement sur les villes espagnoles. Elle a d’abord travaillé sur les périphéries populaires d’autoconstruction de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (Bâtisseurs de banlieue. Le quartier de la Prosperidad à Madrid (1860-1936), Paris, Créaphis Éditions, 2012), puis sur la rénovation urbaine à Paris et Madrid et sur l’administration publique des bidonvilles. Elle prépare actuellement un ouvrage sur l’administration des bidonvilles à Madrid sous le franquisme et coordonne un programme de recherche international sur l’administration de la ville informelle au XXe siècle. Elle est membre de la rédaction de 20&21. Revue d’histoire et de Metropolitiques.


Français

Le terme « lotissement » apparait dans son sens urbain pour la première dans un texte de droit, avec la loi Cornudet. Jusque-là, la division d’une terre agricole en terrain à construire n’était régulée qu’à travers la réglementation sur les voies privées. Opération de droit privé, soumis à un contrat de droit privé, elle portait du reste des noms divers. La communication interrogera la manière dont cette entrée du lotissement dans le droit – et du même coup sa labellisation sous le terme de « lotissement » – accompagne l’émergence d’une autre catégorie urbaine, pour lequel aucun mot ne s’impose encore dans l’entre-deux-guerres – que nous pourrions désigner par l’expression anachronique « ville informelle ».


Introduction

J’apporterai peut-être le point de vue un peu décalé par rapport à l’ensemble de la journée d’une historienne de la production de l’urbanisation, plus que de l’urbanisme au sens strict du terme. Le regard sur l‘année 1919 est porté à partir de l’objet de mes recherches qu’on peut résumer dans cette catégorie vague et anachronique qu’est la « ville informelle ». Dans quelle mesure ce moment 1919 est-il une étape majeure dans l’histoire des catégories de la ville informelle en France avec notamment la loi Cornudet mais aussi la déclassification des fortifications parisiennes ?

Cette intervention ne considère pas la « mauvaise ville » qu’est la ville informelle — et en particulier ce qu’on va appeler en France les lotissements défectueux, j’y reviendrai — comme le signe d’une défaillance, d’une insuffisance de l’urbanisme, d’une inéluctable limite à sa capacité, et donc à la capacité de la puissance publique à bien ordonner la ville. Au contraire, en replaçant ces lotissements défectueux à la fois au centre de la réflexion et au centre de la production urbaine, je voudrais proposer l’hypothèse que la loi Cornudet dont nous traitons ce matin, eut un rôle dans la formation des catégories de la ville informelle.

De fait, dans les débats sur la loi, il en est très peu question. La mention des groupes d’habitations arrive en cours de route : elle n’est pas présente dans les premier projets mais l’est bien davantage après 1919. Cette question se transforme en celle des lotissements défectueux pour occuper une place centrale. À côté des questions centrales de ces débats, il y a celle-là qui apparaît et qui prend une telle importance qu’elle finit par occuper la place principale dans la loi de 1924. Au fil les débats parlementaires on trouve le rapport de Marx Dormoy en date du 7 mars 1923, essentiel dans l’élaboration finale du texte de la loi de 1924. On peut y lire la phrase suivante : « l’inobservation de la loi [donc de la loi Cornudet de 1919] d’autant plus explicable qu’elle était sans sanction efficace a permis ce résultat paradoxal que le nombre des lotissements défectueux n’a jamais été si considérable que depuis qu’il existe une loi destinée à la combattre ». A partir de là, ne faut pas aller plus loin, et questionner l’hypothèse que cette loi ait pu « provoquer » la multiplication des lotissements défectueux. Je propose donc, à partir de cette communication ayant un caractère exploratoire, une réflexion sur l’interaction entre le développement de l’urbanisme et le diagnostic urbain, sur l’enchainement premier diagnostic, loi, deuxième diagnostic, nouvelle loi… qui reflète la façon dont le droit se construit.

Dans un premier temps, je voudrais expliciter un peu mes hypothèses de recherche sur la démarche formelle et puis dans un deuxième temps réfléchir sur cette question du rôle de la loi Cornudet dans la « production » des lotissements défectueux.

 

Les hypothèses de recherche

La recherche que je conduis sur la ville informelle consiste d’abord à la dénaturaliser. Il s’agit de ne pas considérer que la ville informelle est un fait, qu’à un certain moment apparaissent des bidonvilles qui présentent toutes les caractéristiques de la mauvaise ville, mais que des manières de produire la ville qui existent depuis longtemps sont à un moment pensées différemment, conçues différemment et qu’on se met à les considérer comme problématiques ce qui va entraîner l’invention de termes pour les qualifier. On peut donc étudier la genèse de ces catégories et voir comment on en vient à produire la notion de « lotissement défectueux » comment on en vient à parler de « bidonvilles » et à caractériser comme des bidonvilles certains morceaux de ville.

Par exemple, pour la France des années 1920, pourquoi va t’on nommer « lotissements défectueux » certains morceaux de ville dans l’entre-deux guerre ? Annie Fourcaut a beaucoup travaillé là-dessus et publié un livre qui fait référence. En quoi, dans la manière dont la ville est construite, ces lotissements défectueux sont-ils différents de la manière dont la petite banlieue, les faubourgs de Paris qui sont annexés à Paris avec l’extension de 1860, s’est urbanisée ? a priori, on est devant le même phénomène : des gens qui sont propriétaires d’une terre agricole décident de la mettre à profit, de la rentabiliser en l’urbanisant. Ils vont donc découper des lots, dessiner des rues et vendre des parcelles, des terrains à bâtir, que d’autres personnes vont bâtir. C’est ainsi que se produit la ville.

Les hypothèses que j’ai pour répondre à cette question sont l’importance de la croissance, un phénomène fondamental. On peut y ajouter l’évolution des normes intellectuelles, architecturales et hygiéniques de ce qu’on considère comme étant la bonne ville mais surtout le bon logement. S’y ajoute aussi parfois une perception spécifique des populations dans la construction de la catégorie « bidonville » en France. Beaucoup de travaux ont montré que le fait que ces bidonvilles étaient en partie habités par des Français musulmans d’Algérie a joué un rôle au moment où la France entrait dans la guerre d’indépendance algérienne. Mais aussi on a un dernier point, et c’est sur celui-là que je vais revenir aujourd’hui, de ce que j’appellerais la densification de la réglementation du droit de l’urbanisme. Toute loi adoptée, crée de nouvelles possibilités d’infraction, donc à mesure qu’on précise le cadre juridique et réglementaire dans lequel on pourra construire la ville, on définit celle qui devient illégale. Ce que je veux dire par là, c’est que ces nouvelles lois et ces nouvelles règles soit parviennent à s’imposer et alors elles éliminent ou policent d’anciennes manières de faire la ville, soit n’en ont pas la capacité pour des raisons d’absence de sanction mais aussi à cause d’un contexte économique et social plus large de faible structuration de l’économie immobilière, de difficultés économiques de l’État et d’insolvabilité des ménages. Pour résumer, tout qui fait que la loi est en décalage par rapport à la réalité économique et sociale. Que ce décalage soit volontaire ou non, il rend illégale une partie de la ville telle qu’elle est effectivement produite. On peut penser que c’est involontaire dans le cas français mais dans le cas brésilien des favelas, qui est bien documenté, les historiens ont montré que cette illégalisation des favelas est fabriquée par le parlement et par la réglementation sur la construction et sur l’urbanisme.

La conséquence est qu’il n’y a pas de « mauvaise ville », et finalement pas de ville informelle sans ville formelle. La ville qui reste en dehors du droit, de l’autre côté d’une frontière administrative, ne se définit qu’en relation avec celle qui est dedans. Les deux fonctionnent donc ensemble dans un rapport dialectique, ce qui est vrai aussi sur le plan économique et social. Par exemple, dans le cas de l’histoire de la région Parisienne à l’époque contemporaine, la première frontière urbaine c’est la frontière Paris-banlieue avec des règles qui ne sont pas exactement les mêmes. On peut convoquer aussi le cas de l’haussmannisation. L’haussmannisation, avant de produire Paris-banlieue produit l’intérieur de l’espace frappé par l’expropriation pour l’aménagement de voirie et l’extérieur. Cet intérieur qui va obéir à des nouvelles règles contribue à redéfinir et à transformer le territoire extérieur. Les travaux de Florence Bourillon ont bien montré la manière dont se redéfinit, derrière les avenues haussmanniennes, le bâti qui existait déjà et qui va recevoir la population, les activités et tout ce qui ne va pas pouvoir demeurer à l’intérieur.

 

La loi Cornudet et les « lotissements défectueux »

Je reviens maintenant à 1919. Il me semble que c’est un moment majeur dans lequel se nouent deux des catégories françaises de la ville informelle à savoir la zone et les lotissements défectueux. Dans les catégories de villes concernées par la loi Cornudet de 1919, il y a les « groupes d’habitations » et les « lotissements ». Au départ on parle de groupes d’habitations et puis le terme lotissement intervient dans la dernière mouture. Si je n’ai pas retrouvé de discussion qui permette de comprendre comment on passe de l’un à l’autre, c’est en tout cas le moment où ce mot « lotissement » entre dans le droit. Jusqu’à la loi Cornudet, les lotissements étaient réglementés à partir de l’ouverture des voies privées. C’est à dire que ce pourquoi il fallait une autorisation officiellement, c‘était pour ouvrir une voie privée et non pas pour diviser un terrain en parcelles. Ce qui signifie que, jusque-là, le lotissement était une opération de droit privé, régie par un contrat de droit privé dans lequel n’intervenait pas la puissance publique. On voit donc qu’on passe d’une législation qui porte sur la voirie à une législation qui porte sur un espace urbain dans son ensemble. On ne va plus seulement regarder le tracé des rues mais aussi le fait que l’espace loti, et là je me réfère à la loi, change de nature par son urbanisation, cet espace devant être aménagé puisque la loi oblige les lotisseurs à demander une autorisation avant de vendre ou louer, et a fortiori avant que ces espaces ne soient construits. Aménager veut dire viabiliser, mais aussi, et c’est important, raccorder aux réseaux urbains principaux, c’est-à-dire intégrer le morceau produit à l’espace urbain. On voit déjà qu’on passe d’un texte qui porte uniquement sur la voirie à un texte qui porte sur un espace urbain dans son ensemble. Tout l’espace urbain est dans le périmètre concerné par la loi ce qui augmente évidemment la possibilité d’une infraction.

Cette infraction ne manque pas d’être constatée après 1919 puisque des terrains ont continué à être lotis sans autorisation et sans être aménagés c’est-à-dire sans respecter l’article 8 de la loi. Les municipalités le constatent et le dénoncent ; ça devient donc un problème et ce problème conduit le préfet à une enquête rétrospective présentée dans un rapport du 15 décembre 1921. L’enquête présentée dans ce rapport porte sur l’état des lotissements en remontant avant le début de la loi. C’est-à-dire que, parce qu’on a constaté ces infractions, on va regarder quinze ans en arrière pour voir comment on a loti et bien sûr constater qu’on a mal loti. La manière dont on a produit ces morceaux de ville ne convient pas car ceux-ci ne respectent pas les bonnes normes, telles que précisées dans l’article 8 de la loi. En fait cette enquête va rétrospectivement condamner, pas juridiquement bien sûr, mais moralement, « urbanistiquement » ce qu’on a fabriqué bien avant la loi et va plaquer dessus le label lotissement défectueux c’est à dire « mal fait ». C’est ainsi que la loi de 1919 conduit à ce regard rétrospectif et à la relecture de ces morceaux de ville produits depuis une quinzaine d’années comme des lotissements défectueux qui ont donc toutes les caractéristiques de ce qu’on appelle aujourd’hui la ville informelle à savoir désordre, absence d’aménités, construction fragile…

 

Conclusion

C’est ainsi que l’on arrive à la loi de 1924. La loi de 1924 apporte évidemment des sanctions face aux infractions à l’article 8 et son article 12 précise les droits et devoirs des lotisseurs. Elle interdit la vente, la location et la construction des lotissements avant l’approbation du projet d’aménagement et la réalisation des travaux d’aménagement c’est à dire avant la viabilisation. Cette loi, me semble-t-il, est la première à définir en creux la ville informelle, celle qui se fera sur un emplacement inapproprié celle dont la viabilisation et l’aménagement de voirie ne sera pas fait ou mal fait, celle qui ne sera pas raccordée aux réseaux urbains, qui ne sera pas, au fond, intégrée à la ville et celle aussi dont les bâtiments seront mal construits.

Cette nouvelle loi définit donc a contrario cette « mauvaise ville » que j’appelle ville informelle mais cette nouvelle loi évidemment produit à son tour de nouvelles infractions, de nouveaux contournements et elle ne va pas réussir à policer toute la production de la ville nouvelle. Les infractions à cette loi de 1924 produiront, d’une part, ce que qu’on va appeler les « lotissements clandestins », ceux qui sont délibérément illégaux et, d’autre part, les « lotissements-jardins » c’est à dire ceux qui sont autorisés en tant que jardins mais dans lesquels, évidemment, les gens vont quand même construire… ce qui en fait d’autres lotissements clandestins à leur tour.

Je pense — et c’est une hypothèse de travail — qu’une partie des bidonvilles des années 1950-1960 sont construits sur des terrains par une occupation sans droit d’une propriété privée mais qu’il y a aussi une partie de ces bidonvilles qui sont des lotissements où le terrain est découpé et vendu en infraction avec cette loi de 1924.