FR EN
© Inventer le Grand Paris
Download PDF version

Agir en banlieue sans planifier le Grand Paris : réseaux d’équipement et politiques intercommunales des années 1880 aux années 1930

by Emmanuel Bellanger

Consultez l'article en ligne

https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=608

DOI

10.25580/IGP.2018.0015

Chercheur au CNRS, Emmanuel Bellanger co-anime le pôle Territoires de la ville contemporaine du CHS de l’Université Paris 1. Ses travaux portent sur l’histoire des banlieues, des sociabilités et des politiques urbaines. Ils se focalisent sur l’histoire des villes populaires et résidentielles. Ils portent également sur l’étude des politiques publiques et leurs réseaux, l’histoire du Grand Paris et l’histoire des « élites municipales » et du personnel des collectivités territoriales. Leur cadre chronologique s’étend des années 1880 au temps présent.

Il est membre du collectif IGP.


Introduction

La constitution et la densification des réseaux techniques et des grands services urbains de l’agglomération parisienne et de ses banlieues sont au cœur de mes recherches depuis les années 2000. À l’origine de leur formation, ces réseaux ne reposent pas sur une planification cohérente et concertée. Les acteurs que j’observe, hauts fonctionnaires des préfectures, élus locaux et cadres administratifs des communes, commencent à s’intéresser à la planification de leur territoire essentiellement au lendemain de la Grande Guerre et de l’adoption de la loi Cornudet de 1919 à l’origine des premiers plans d’aménagement, d’embellissement et d’extension (PAEE) des villes. La réforme urbaine est au centre des débats et des réseaux internationaux qui contribuent à la circulation des connaissances et des savoirs administrer mais l’imprégnation de la réforme planificatrice reste lente dans les milieux édilitaires, confrontés à d’autres urgences, à la pression urbaine, aux injonctions et aux contingences politiques, administratives et financières.

La production des réseaux n’en reste pas moins essentielle pour les administrateurs communaux et préfectoraux car elle contribue à pacifier les territoires et leurs populations en profond renouvellement. Le Grand Paris est un territoire très disputé où la radicalité révolutionnaire et partisane a toujours imprégné les esprits de ses contemporains.

L’importance des réseaux techniques et leur densité (eaux, gaz, électricité, assainissement…) dans le territoire emblématique du Grand Paris nuancent la représentation, souvent en vogue, d’un retard français et parisien dans le déploiement des réseaux de commodité urbaine. Le Grand Paris est depuis, au moins le Second Empire, le laboratoire d’invention de politiques publiques urbaines et de dépassement du repli communal ; il est un laboratoire de pratiques et de politiques supra municipales. Ces pratiques se formalisent justement autour la constitution des réseaux d’équipements intercommunaux et départementaux.

Le changement urbain (les dynamiques d’agglomération), le changement social (les dynamiques démographiques) et le changement politique (la reconnaissance du pouvoir local) finissent dès la fin du XIXe siècle par transformer les modes d’administration et de gouvernement des territoires, portés par des institutions territoriales ainsi que par un réseau d’acteurs où se distinguent, dans le monde des communes, élus enracinés, hygiénistes, ingénieurs et secrétaires généraux de mairie.

Les protagonistes du Grand Paris et de ses banlieues que j’étudie agissent et se projettent dans une temporalité et un cadre politique nouveau, la IIIRépublique, qui sanctionne l’élection au suffrage universel masculin du pouvoir municipal et, par extension et délégation, du pouvoir intercommunal. Ce qui compte pour ces représentants des territoires, c’est la paix sociale et l’efficience des politiques urbaines liées à la recherche d’un consensus et de compromis indispensables à la réalisation et au financement des réseaux d’équipement des banlieues du Grand Paris. Ce territoire concentre des acteurs que tout oppose (édiles issus de la bourgeoisie, des milieux populaires, des grandes familles maraîchères, etc.), pour autant, autour de la fabrique des réseaux, c’est le dépassement de l’esprit de clocher et des clivages culturels, sociologiques et partisans qui est bel et bien à l’œuvre avec pour résultat la densification remarquable des réseaux de services urbains au cours de la première moitié du XXe siècle.

 

Un territoire capitale

Le territoire du Grand Paris recouvre à l’origine un département capitale, le département de la Seine. Ce territoire déroge au droit commun. C’est le plus petit de France (476 km2) avec pour singularité l’existence d’un cœur politique, Paris, ceinturé de plusieurs couronnes : la petite banlieue annexée en 1859 et sa zone non constructible, une seconde couronne, la Seine banlieue, composée de 80 communes et, au-delà du département-capitale, un troisième anneau la Seine-et-Oise, identifiée à une grande couronne sans centralité dont la création au titre de département, sous la Révolution française, avait pour vocation de contenir l’influence parisienne, jacobine et rebelle.

Le territoire du Grand Paris se constitue autour de l’hégémonie parisienne, imposant à ses banlieues tout ce qu’elle ne souhaite pas voir s’ériger sur son territoire. Cette hégémonie du centre vers sa périphérie nourrit le contentieux Paris/banlieue et renforce l’esprit municipal des communes de banlieue qui identifient le pouvoir parisien à une puissance coloniale et colonisatrice. Cette France municipale suburbaine est d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur le mouvement de reconnaissance politique des mairies, sous la IIIe République, qui s’inscrit en opposition à la Ville de Paris qui, à la différence des communes de banlieue, n’a pas d’incarnation mayorale jusqu’aux élections de 1977.

Les réseaux techniques sont le produit de l’histoire des relations tumultueuses Paris/banlieues. Ce contentieux est enraciné dans l’imaginaire collectif, il est associé à l’histoire de l’annexion de 1859-1860 au lendemain de laquelle Paris double sa superficie passant de 12 à 20 arrondissements. Cette image d’une puissance coloniale sans égard pour sa périphérie n’exprime pourtant pas la réalité sociale et politique de l’époque ; l’annexion ne donne en aucun cas lieu à un soulèvement populaire dans les communes de la petite banlieue. Au contraire, l’annexion est en réalité perçue comme une opportunité offrant aux communes de banlieue annexées l’accès à des commodités urbaines jusqu’ici concentrées dans la capitale.

D’autres sujets sont en revanche bel et bien source de contentieux à l’image des terres d’épandages des eaux usées parisiennes. Il en est de même de l’implantation des cimetières extra-muros, des carrières, des voiries, et de tous ces services dont la délocalisation en banlieue préserve le territoire parisien de certaines activités qui contrarieraient le développement de son économie tertiaire et la conversion haussmannienne de son tissu urbain. C’est ce contentieux et les emprises parisiennes en banlieue qui vont justement faire des communes suburbaines un laboratoire d’expérimentation de nouvelles politiques publiques à plus grandes échelles.

 

L’intercommunalité

L’histoire de l’intercommunalité et de ses réseaux s’amorce avec l’adoption de la charte municipale de 1884 et de son titre VIII qui codifie les prérogatives des maires en leur donnant un pouvoir et une légitimité pour agir sur leur territoire. Cette première charte de décentralisation est suivie, quelques années plus tard, en 1890, par l’adoption du premier texte législatif et réglementaire à l’origine de la fondation des syndicats intercommunaux. Au départ, l’intercommunalité est pensée pour la France rurale ; elle est un remède à l’éparpillement communal ; à défaut de s’attaquer au pouvoir municipal morcelé et enraciné, le régime républicain invente l’intercommunalité.

L’intercommunalité pensée à l’intention de la France rurale connaît ses plus grands succès dans l’agglomération parisienne devenue un laboratoire d’expérimentation de nouvelles politiques. L’inondation de 1910 a aussi joué un rôle inattendu dans la sensibilisation des élites urbaines, administratives et politiques, à l’enjeu du changement d’échelle et du dépassement de cadre municipal. Cette calamité d’une ampleur exceptionnelle, qui a défié les frontières communales, a incité les élus parisiens et suburbains, sous l’autorité des hauts fonctionnaires et des ingénieurs des ponts et chaussées, à s’engager dans des politiques intercommunales et interdépartementales d’endiguement des crues et de construction de grands barrages afin de protéger l’agglomération parisienne.

Le succès de dette dynamique de coopérations transinstitutionnelles et intercommunales tient à l’influence de réseaux sociaux acquis à la rationalisation des politiques locales : l’association des secrétaires de mairie est l’un des premiers groupements d’administrateurs communaux, créée dès 1862 sous l’influence du préfet Haussmann, a joué un rôle important dans la diffusion des réseaux intercommunaux à partir du début du XXe siècle. L’association des maires de la Seine à sa création en 1909 devient le second lieu d’affermissement du compromis intercommunal. Elle réunit les élus des 80 communes de la Seine banlieue et forme un lieu de délibération où les clivages partisans s’estompent au profit de la défense commune des intérêts de la banlieue. Parmi les grandes figures cette amicalisme mayorale s’érige Théodore Tissier, grand notable, maire de Bagneux de 1899 à 1935, fondateur des grandes intercommunalités suburbaines, et Henri Sellier le père du municipalisme français, fondateur des offices publics du département de la Seine, président du conseil général de la Seine, promoteur des cités-jardins et des offices publics, représentant de la France municipale au sein de l’Union internationale des villes. Même mes élus communistes se rallient à ce consentement intercommunal sous l’autorité de Georges Marrane, maire d’Ivry de 1925 à 1965, président du Conseil général de la Seine, qui prend la présidence de plusieurs grandes intercommunalités et la vice-présidence du Comité supérieur d’organisation et d’aménagement de la région parisienne à partir de 1936.

La France des notables de banlieue est engagée dans ces intercommunalités qui s’imposent à un territoire déjà ségrégué et confronté aux logiques du capitalisme urbain et de ses grands opérateurs qui ne veulent déployer leur réseau uniquement là où la rentabilité est assurée ; en d’autres termes dans les zones denses, peuplées de clients potentiels. L’intercommunalité renverse le rapport de force et ces ententes intercommunales sont en quelque sorte facilitées par la croissance et l’agglomération urbaine (Paris concentre plus de la moitié de la croissance urbaine du XIXe siècle et des premières décennies du XXe siècle) qui donnent forme au Grand Paris.

La troisième médiation intercommunale est incarnée à partir de 1919 par les élèves de l’École des Hautes Études Urbaines devenu en 1924 l’Institut d’Urbanisme de l’Université de Paris, auquel est rattaché l’ENAM, l’École nationale d’administration municipale créée en 1922 sous l’autorité d’Henri Sellier, des élus du département et des hauts fonctionnaires de la préfecture de la Seine. L’ENAM, qui forme trois générations de secrétaires de mairie des années 1920 aux années 1960, devient le levier de la rationalisation administrative et du déploiement des ententes intercommunales.

 

Des politiques de planification

La politiques de planification relève des services du bureau de l’extension de Paris en charge de l’application des PAEE étudiées par Viviane Claude. La planification est pensée à l’échelle communale mais elle est déléguée à un service technique de la préfecture de la Seine censé penser à l’échelle métropolitaine la planification du grand Paris et ses 80 communes suburbaines. La plupart des communes adoptent au tournant des années 1920 et 1930 leur plan d’aménagement, d’extension et d’embellissement. Ce vote est l’expression du compromis du compromis intercommunal qui a donné naissance aux grands réseaux de services urbains dont celui du gaz créé en 1903, celui des pompes funèbres en 1905 et ceux des eaux et de l’électricité à partir des années 1920.

Ces intercommunalités donnent corps à un régime de coalition des intérêts municipaux à l’origine d’une extension remarquable des réseaux dits techniques. Pour autant, aucune vision planificatrice et stratégique du Grand Paris et de ses fonctions urbaines ne voit le jour. Chaque syndicat intercommunal négocie avec les opérateurs privés et ordonne l’extension de ses réseaux et de leurs prestations. La planification intercommunale n’est pas intégrée ; elle n’est pas pensée en lien direct avec les services de l’extension de Paris.

L’autre levier de la densification des services urbains relève de la départementalisation des politiques publiques ; ce système est le plus solidaire car il repose sur un régime de mutualisation et péréquation dont le coût est en grande partie payé par le contribuable parisien. Jusqu’en 1932, la ville de Paris, tenue en marge du droit municipal, ne peut adhérer à des ententes intercommunales mais elle participe en revanche au développement des premières politiques métropolitaines, sectorisées et déployées à l’échelle du département de la Seine. Pour les mairies de banlieue, la départementalisation est une aubaine qui leur permet financer leur investissement et leurs réalisations (cités jardins, dispensaires, écoles de plein air, centre PMI, assainissement, etc.) par d’autres contribuables que les leurs.

 

Conclusion

Du Second Empire aux années 1960, une « nébuleuse » d’acteurs publics, pour reprendre l’expression de Christian Topalov, a vu son pouvoir d’action et sa légitimité renforcés ; ceux-ci sont devenus des administrateurs « bâtisseurs » d’un domaine communal et de services publics conçus, densifiés et financés par le biais des intercommunalités, de la départementalisation de certains services publics et des subventions de l’État. Ces réalisations ont renforcé le rôle joué par les corps intermédiaires dont ceux du pouvoir édilitaire. Leurs politiques de mise en réseaux sont cependant restées sectorisées ; elles n’ont pas donné lieu à une planification intégrée et pensée à l’échelle de la métropole qui au même moment voyait ses dynamiques de peuplement s’étendre très au-delà des frontières du département de la Seine. La bonne échelle de la planification, cristallisée désormais autour de la régionalisation des politiques d’aménagement du territoire, devenait un enjeu politique et administratif, poussant l’État à mettre fin entre 1959 et 1964 à l’expérience du Grand Paris dans ses limites historiques instituées sous la Révolution française.

Figures et illustrations

Figure 1 :

Carte de 1851 représentant le département de la Seine avant l’annexion de la petite banlieue en 1860, collection Emmanuel Bellanger.

Figure 2 :

L’intercommunalisation des eaux en Seine banlieue des années 1900 aux années 1930. © Emmanuel Bellanger, 2004.

Figure 3 :

L’intercommunalisation du gaz en Seine banlieue des années 1900 aux années 1930. © Emmanuel Bellanger, 2004.