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DOI

10.25580/IGP.2018.0010

Nathalie Roseau

À propos de cette absence de rébellion autour de la ville par rapport à l’État, comment expliquez-vous cette mainmise de l’État ?

 

Robert Muchembled

Je l’explique tout simplement par un cadre policier très efficace. L’État français s’est bâti comme un centre et un centre protecteur. On peut appliquer ici la pensée de Norbert Elias. La civilisation des mœurs est plus précoce à Paris qu’ailleurs. J’ai fait  travailler des étudiants sur la présence des armes. Au dernier tiers du XVIe siècle, elles sont en train de disparaître des demeures parisiennes et, dès Henri IV, puis surtout au début du règne de Louis XIII, elles sont interdites par le roi (sauf pour les nobles, policiers et militaires). Lorsqu’il y a des blessures dans la capitale, il est rarissime qu’elles soient causées par des armes au XVIIIsiècle. La région parisienne est en outre précocement désarmée par l’autorité royale. Pour une raison très simple : les rois Bourbons ne veulent plus de factions armées à proximité du centre de leur pouvoir, Paris puis Versailles. Comme le dit Elias, on passe à l’autocontrôle surveillé par les forces de sécurité constituées de militaires, d’une maréchaussée très active et d’une police parisienne très organisée. Il y a un lieutenant général de police à Paris dès le début du règne de Louis XIV. Paris au XVIIIsiècle est probablement la ville la plus sécurisée du monde, beaucoup plus que Londres qui, à l’époque, subit encore de grandes révoltes. Ce système de contrôle s’est étendu d’abord vers le sud, le long de la jonction entre Paris et Versailles. C’est le cœur du système : il ne peut pas y avoir de danger sur ces routes, mais aussi dans le reste de la région parisienne dès qu’il est possible d’y pallier, parce que c’est par là que passe l’approvisionnement. Cette sécurisation s’inscrit dans une politique plus globale de protection du territoire français, qui aboutira à l’érection des forteresses de Vauban par Louis XIV. Cette politique de défense influence aussi le système des routes : pourquoi des routes en étoiles ? Ce n’est pas du tout le cas en Allemagne, par exemple. C’est une spécificité française, car le cœur du système est à Versailles, avec le roi Soleil, dont les rayons inondent l’ensemble du royaume.

 

Nathalie Roseau

Vous avez dit que Le Grand Paris a beaucoup profité de Paris et j’aimerais bien vous entendre un peu plus là-dessus.

 

Robert Muchembled

La région parisienne a beaucoup profité de Paris économiquement parce que les tentacules de Paris s’insinuent partout. On a fait disparaître la polyculture vivrière à Montreuil, à Gonesse, mais le changement a donné la richesse à ces villages. Tant que cela fonctionnait, cela donnait lieu à des sociétés très dynamiques, ayant des capacités d’investissement sans commune mesure avec le  reste de la France. Dans ces zones-là, des gens pouvaient monter une entreprise à partir de rien. Mais en cas de crise grave, comme à Gonesse celle de la boulangerie au XVIIIe siècle, il ne reste que la fuite, l’agriculture vivrière ayant disparu. La région a également profité d’un enrichissement culturel, avec la présence de ce que j’appelle des intermédiaires culturels, c’est-à-dire l’apparition dans chaque village de gens qui servent de relais avec les nouveautés venues de la capitale, d’individus imités localement par ceux qui n’ont pas l’état d’esprit du paysan ordinaire. La plupart des cultivateurs veulent accroître leurs terres, devenir riche, à la rigueur envoyer leurs enfants à la ville, mais c’est tout. À Paris, même les habitants qui ne sont pas très riches peuvent faire un investissement culturel, comme l’enseignement. À Gonesse, par exemple, les boulangers, qui passent beaucoup de temps à Paris pour vendre leur pain, en reviennent avec des modes, des couleurs, des nouveautés. Donc il est évident que Paris a été un moteur culturel et social.

Par ailleurs c’est une société très éduquée. On y lit plus qu’ailleurs. Si on la compare à celle de zones qui ne sont pas si éloignées, tel le Maine, où la vie quotidienne reste encore très traditionnelle, la région parisienne apparaît très moderne. On y trouve, par exemple, des lits à hauts piliers à quatre colonnes, qu’on peut fermer par des tentures. Ce qui permet  l’intimité, chose nouvelle, et donne un plus grand confort, car on y dort plus au chaud.

Il y a eu une très forte poussée de modernité, certes à des degrés variables, et avec des différences selon les époques. Après un triomphant « beau XVIe siècle » (jusqu’en 1560), la situation se dégrade énormément, surtout au XVIIsiècle, ce qui conduit à un lourd endettement des paysans pauvres. Les pauvres s’appauvrissent de plus en plus, à cause des fortes augmentations de la taille royale, destinées à financer les conquêtes étrangères, qui ruinent de nombreux petits paysans. Les choses s’améliorent au XVIIIsiècle, avec une poussée globale de richesses, alimentée par le commerce international et les produits des îles à sucre. Nobles et citadins affluent dans les campagnes, pour y bâtir, y consommer et employer des personnels divers, ce qui donne plus de travail, désenclave les communautés et introduit nombre de nouveautés (verre à vitre, meubles, étoffes légères, etc.).

 

Loïc Vadelorge

Ce qui m’a surpris c’est cet édit de 1567 sur le périmètre de la protection des grains. On voit que les pouvoirs publics interviennent pour réguler l’économie. C’est intéressant pour nous, parce qu’on entre dans nos recherches sur le Grand Paris par le biais des politiques publiques.

 

Robert Muchembled

Effectivement, la notion existe déjà au Moyen Âge, mais prend de plus en plus d’importance par la suite. La taille gigantesque de Paris joue un rôle très important : il faut impérativement réguler, car si le prix du grain augmente trop, cela provoque des émeutes frumentaires. À Paris, les autorités savent que cela crée des situations très dangereuses. Si bien que dès 1667 le lieutenant général de police a pour première fonction de réguler le prix des grains, afin que le pain, partie fondamentale de la nourriture populaire, reste abordable (même s’il joue sur le fait que le pain demeure toujours au même prix, deux sous, tandis  que sa taille et son poids diminuent quand il y a des crises). Ce phénomène est fondamental jusqu’en 1775, date de la guerre des farines, quand tout se dérègle à cause de la spéculation : les prix augmentent, les habitants crient au complot et se révoltent, ce qui entraîne la démission du lieutenant de police Lenoir. À partir de 1775, on peut dire que l’incapacité de l’État à juguler l’excès de spéculation sur le pain à Paris fait partie des causes de la Révolution. Le 5 octobre 1789, les Parisiennes affamées vont chercher à Versailles le roi, la reine et le dauphin, qu’elles nomment « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ».

 

Loïc Vadelorge

C’est vraiment très intéressant. Finalement, quand on parle du foncier à Paris, l’une des choses que fait Delouvrier en 1965 au moment où il publie le schéma directeur est de préempter la totalité des terres qui vont constituer les villes nouvelles. Le gouvernement gaulliste craint énormément cette spéculation, qui n’est plus sur les grains, mais sur les terres, non pas par peur d’émeutes populaires, mais par crainte d’une prise du pouvoir par le parti communiste. L’État craint l’apparition d’un communisme rural qui pourrait faire basculer un rapport de force.