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Trois manières d’étudier les dynamiques transnationales

par André Lortie

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DOI

10.25580/IGP.2018.0006

Architecte (UdeM, Canada), professeur de théorie et pratique de la conception architecturale, chercheur, docteur en urbanisme (Paris 12), André Lortie agit aussi comme conseil auprès des collectivités.
Ses travaux de recherche concernent l’histoire et l’actualité de l’urbanisme et la contribution des architectes aux débats sur la grande ville aux XIX, XX et XXIe siècles en Amérique et en Europe.
Il s’intéresse à la grande échelle et au rôle des infrastructures dans la transformation des territoires.

Depuis 2018, il est le directeur du laboratoire IPRAUS de l’UMR AUSser. Il est membre du collectif IGP.


Plan de l’intervention

J’aborderai donc, dans l’ordre chronologique dans lequel j’ai réalisé ces travaux :

•     le cas d’un agent de ces transferts opérées entre l’Europe et l’Amérique du Nord : l’architecte Jacques Gréber ;

•     puis les figures du rayonnement des savoirs et savoir-faire issus d’un lieu : Paris ;

•     enfin le cas d’une métropole dont les transformations font écho à celles de nombreuses autres villes à un moment de son histoire : Montréal dans la décennie 1960.

En conclusion, je m’interrogerai sur ce que peuvent apporter les approches transnationales à la compréhension des dynamiques de formation et de transformation des villes.

 

Thèse sur Jacques Gréber

Le premier travail que j’ai mené qui mettait la question des transferts internationaux au cœur de la réflexion est celui pour l’obtention du doctorat, entre 1987 (année d’inscription en DEA) et 1997, année de soutenance. Il portait sur un architecte, Jacques Gréber, dont la carrière s’est étendue de 1909, année de sa sortie des Beaux-Arts, à 1962, année de son décès. Elle s’est déroulée sur les deux continents, à Paris (1919), Lille (1919) et sa région (1920-1957), Marseille (1930-1940) et Rouen (1940-1947), pour ne nommer que les principales villes françaises, et Philadelphie (1916) et sa région (1923-1932), Ottawa (1937) et sa région (1945-1960) ou Montréal (1945-1952), pour les principales du côté nord-américain. Sans oublier que Jacques Gréber était l’architecte en chef de l’Exposition internationale de Paris de 1937, au cœur des relations internationales de l’époque, et du siège de la société Esso Standard, en lien avec la présentation de Carola Hein.

Et c’était bien la question des allers et retours qui m’intéressait dans un premier temps, à savoir si cette énergie cinétique, celle du déplacement, pouvait produire une expertise singulière. M’est assez vite apparue la difficulté à tracer une trajectoire qui puisse révéler les stratifications, chez l’expert, des expériences auxquelles il avait participé et sa capacité à en transférer les acquis d’un milieu vers un autre.

Le résultat méthodologique peut être qualifié de « biographie cardinale sans qualité ». Le premier terme est déduit d’une approche développée par Jean-Claude Passeron dans un article de 1991 titré « Le scénario et le corpus ». On devine bien, à travers ce titre, les deux approches biographiques que l’auteur retient comme modèles : l’une est celle, longitudinale, de l’individuation du scénario, soumis aux structures qui le précèdent et le déterminent (généalogie, lignée familiale, trajectoire sociale) ; l’autre est celle du cadre dans lequel on essaie de comprendre le devenir biographique (milieu de formation, expériences professionnelles, etc.). La combinaison des deux forme en quelque sorte les repères d’un plan, déterminé en abscisse par le temps biologique horizontal de Gréber et, en ordonnée, par le temps vertical des lieux dans lesquels il est intervenu. Le second terme, « sans qualité », vient du fait que Gréber n’a laissé aucune archive constituée. Il fallait donc se rendre sur les lieux de ses études, pour y retrouver les traces de ses passages et constater qu’il y est toujours précédé de nombreux travaux, d’antériorités techniques et politiques, qu’il doit s’approprier et auxquelles il ajoute sa contribution propre : la stratification temporelle verticale des lieux qui infléchit la trajectoire biographique longitudinale de l’expert.

Évidemment, on voit se dessiner, lentement, une expertise singulière. Et on repère des transferts, d’un milieu à l’autre, que l’expert privilégie. En est-il l’agent principal ? Ne fait-il que reproduire, à un moment donné, une approche partagée au sein du milieu professionnel auquel il appartient ? La mise au point est délicate dans ce système où le point de repère que l’on se donne est lui-même en mouvement… J’y reviendrai en conclusion.

 

Exposition et publication Paris s’exporte en 1995

La deuxième manière d’étudier les dynamiques transnationales que j’ai eu la chance d’aborder s’est  présentée à l’occasion d’une exposition et surtout d’une publication éditée en 1995 : Paris s’exporte.

L’intention était à la fois ambitieuse par son ampleur et modeste dans sa portée théorique. Il s’agissait de montrer que ces transferts existent bien, mais qu’il n’y a pas de systématisme, que les agents sont nombreux et divers, tout autant que les circonstances. Il s’agissait d’en faire une sorte de recension, par grandes familles, dont les titres des chapitres donnent la clé : Paris s’impose ; Paris séduit ; Paris s’importe bien sûr ; Paris s’échange surtout. C’est d’ailleurs ce titre que j’aurais voulu pour l’événement, moins suranné certes, mais sans doute aussi moins vendeur à l’évidence.

Rappelons quelques exemples de chacune de ces familles, pour en préciser le sens si nécessaire, bien que je pense que tout le monde ici devine très bien de quoi il s’agit.

Dans la série Paris s’impose, qui concerne principalement les villes françaises d’outre-mer, il y a bien sur les cas de laboratoires pour les savoirs et savoir-faire, comme au Maroc par exemple. À Casablanca, afin de mener les opérations de voiries qu’il préconise, Henri Prost s’appuie sur la création d’associations foncières de propriétaires, préalable à l’établissement des plans de quartier. La création du boulevard de la Gare est de ce point de vue exemplaire, mais le législateur n’osera jamais transposer en métropole des dispositions telles que le recours aux syndicats de copropriétaires.

Paris séduit porte sur les grandes destinations des figures ou des experts, comme par exemple en Amérique du Sud, à Rio de Janeiro, dont Margareth Pereira pourrait parler beaucoup mieux que moi, ou Buenos Aires, où la France possède, début XXe, une force culturelle inspiratrice, notamment en matière d’architecture et d’urbanisme, avec l’avenida de Mayo, ou celle du 9 juillet.

Paris s’importe dans les villes qui sont réceptives à l’exemple parisien et s’en inspirent, notamment les grandes villes européennes, suite aux grandes expositions universelles de la seconde moitié du XIXesiècle, comme à Bruxelles. Mais cela concerne aussi des villes comme le Caire, où le « Jardinier en chef du Service des Promenades et Plantations de la Ville de Paris », Jean-Pierre Barillet-Deschamps, est invité par le khédive Ismaïl Pacha (1873) à y créer les grands jardins du centre.

Mais le fait que Paris s’échange nous intéresse peut être plus particulièrement en ce qui concerne les dynamiques transnationales, la confrontation des expériences, et les innovations qui parfois en découlent. Je pense aux « systèmes de parcs » par exemple, dont Corinne Jaquand est une experte. Cette notion gagne en épaisseur dans des échanges dont Paris peut faire figure de déclencheur, comme pour Frederick Law Olmsted. Elle prend de l’ampleur en Amérique, où ce dernier la théorise pour Boston, mais elle s’épanouie en Allemagne plus encore qu’en France, où elle est pourtant théorisée dès 1906 par Jean-Claude-Nicolas Forestier.

Ce recollement de nombreux travaux de recherche au début des années 1990 avait permis de mettre en évidence le rôle de nombreux agents de ces transferts. Jean-Claude-Nicolas Forestier, mais aussi Joseph Antoine Bouvard, successeur d’Alphand, ou encore le préfet de la Seine, qui après l’incendie de l’Hôtel de Ville sous la Commune invite ses coreligionnaires des grandes villes du Monde à contribuer à la reconstitution d’un fond sur les questions urbaines, en lui adressant leur bulletin municipal en échange de celui de Paris. Sans compter les visites d’étude à l’étranger, dont les fonctionnaires municipaux sont des adeptes, comme en témoignent les cartons nombreux des Archives de Paris consacrés à ces missions. Ces dynamiques d’échange concernent aussi les grandes entreprises françaises, telle la Compagnie générale des eaux présente à Buenos Aires dans le sillage de Bouvard, mais aussi la compagnie du Chemin de fer métropolitain de Paris dont les archives (RATP) recèlent les traces de la curiosité de ses agents pour les solutions mises en œuvre à l’étranger.

 

Les Années 60 : Montréal voit grand

Le troisième cas que j’aborderai plus brièvement est celui de Montréal et des transformations radicales que connait la métropole dans la décennie 1960 et que j’ai eu le privilège de pouvoir étudier au CCA entre 1999 et 2004, année d’une grande exposition et de la publication d’un livre.

Certes, il y a de nombreuses traces d’échanges et de transferts dans les archives et les bibliothèques locales : rapports de mission dans d’autres villes ; bibliographies des études publiées qui font référence à des approches et méthodes européennes ou nord-américaines ; présence de spécialistes internationaux comme Daniel van Ginkel, membre de Team X, Hans Blumenfeld ou Jacques Gréber ; références à des exemples internationaux de solutions urbanistiques citées dans les études des services techniques ; etc.

L’idée n’était toutefois pas d’étudier d’éventuels phénomènes transnationaux, mais de faire l’hypothèse que les transformations advenues en cette décennie étaient archétypiques de celles que l’on pouvait observer dans d’autres grandes villes à la même époque. Qu’il y avait, d’un côté, des données structurelles communes à ces grandes villes et, de l’autre, des facteurs singuliers propres à la scène locale montréalaise.

Cet aspect apparaissait moins dans la publication que dans l’exposition, où le parcours était ponctué de reproduction d’articles de revues étrangères mettant en évidence des projets ou réalisations qui faisaient écho à ceux mis en œuvre à Montréal : autoroutes urbaines, infrastructures (aéroports, ponts, tunnels), rénovation des centres et implantation de complexes tertiaires, de logements collectifs groupés, etc.

 

Conclusion

Que conclure de ces trois cas, que ma présentation a jusqu’ici laissés en porte-à-faux ? Ou comment monter en généralité à partir de ceux-ci ?

Une des conclusions à laquelle on peut parvenir en ce qui concerne Jacques Gréber et certains dossiers vus dans le cadre de Paris s’exporte est proche de celle à laquelle parvient un historien positiviste comme Leonardo Benevolo : il y aurait une relative autonomie de l’expertise, qui lui permettrait d’être échangée, de voyager, et d’influencer le cours des événements en divers lieux. Le cas de l’appel international du préfet de la Seine est caractéristique de cet aspect : la culture technique peut s’échanger indépendamment de tout enjeu immédiatement situé dans le temps et dans l’espace.

Cette approche est à l’opposé de la thèse de Maurice Halbwachs en ce qui concerne le prix des terrains et les expropriations dans le Paris du Second Empire : pour lui, les percées ne seraient pas déterminées par décision technique et rationalité urbanistique, mais découleraient d’une sorte d’injonction sociale, celle notamment issue du marché, de la finance et de la spéculation. C’est, en quelque sorte, ce que l’on constate dans la mise en résonnance du cas de Montréal avec des villes comme Paris (la ceinture), New-York (autoroutes urbaines) ou Vancouver (rénovation du centre par groupement d’immeubles collectifs). Il y a une conjoncture qui surdétermine les phénomènes à l’œuvre et dont les paramètres sont du côté de l’économie politique urbaine, qui suit les grandes tendances de l’économie politique en générale. Elle peut se manifester du côté des acteurs privés, individuels ou collectifs (ceux des marchés immobiliers ou fonciers par exemple), ou de celui des acteurs publics, telle que la planification d’État en ce qui concerne le second XXesiècle par exemple, dont on constate qu’elle est partagée, bien qu’à des degrés très divers, en France, en URSS, voire même aux États-Unis (dans le sillon de la Tennessee Valley Authoritypar exemple).

Ce second aspect est particulièrement stimulant. Il permet de penser la période actuelle, mais il permet aussi de percevoir les dynamiques de fond qui interviennent parfois dans les villes et que les grandes ruptures, comme celle de la Seconde Guerre mondiale, masquent souvent en accordant trop d’importance aux physionomies sous lesquelles elles se manifestent, éclectiques et empreintes d’un formalisme académique au début du siècle et moderniste après la Seconde Guerre. Un projet de tracé peut perdurer pendant des décennies et, en fonction de la période de sa matérialisation, prendre l’aspect d’une voie rapide, ou celui d’un boulevard urbain.

Pourtant, si l’on revient à Montréal, on voit aussi que la qualité des agents qui prennent en main les projets peut être déterminante de leur matérialisation. C’est le cas du réseau sous-terrain du centre-ville, qui n’aurait jamais été ce qu’il est sans l’intervention déterminante de l’urbaniste Vincent Ponte. Et qui fait que Montréal se distingue des villes dans lesquelles les mêmes phénomènes étaient à l’œuvre : voies rapides, métro, gratte-ciel, etc.

Alors que je préparais la publication Paris s’exporte, j’avais eu un échange avec Pierre Pinon, que j’avais sollicité à cette occasion. Il considérait que l’haussmannisation n’est pas transposable, dans la mesure où aucune autre ville ne réunit les mêmes données que le Paris du Second Empire. Paris serait unique et cette singularité ne s’exporterait pas. Mais alors, que dire de Paris par rapport à lui-même ? Dans quelle mesure pourrait-on comparer la percé du boulevard de Sébastopol à celle du boulevard Haussmann, tant le cadre historique de l’une diffère de celui de l’autre ?

Cela m’amène à distinguer trois strates, ou plutôt l’emboîtement de trois échelles de détermination en ce qui concerne les phénomènes transnationaux. Celle d’un cadre historique surdéterminant, d’abord, qui fait que des territoires éloignés, disjoints, peuvent avoir une communauté partielle de destin transnational, étant soumis par exemple aux effets d’une économie politique internationale partagée. À l’intérieur de ce cadre peut se développer une culture technique (pour ne retenir que celle-ci en ce qui concerne l’urbanisme) qui aurait une relative autonomie et dont on pourrait repérer les agents de transmission à l’échelle internationale (cf. la présentation par Maria Cristina da Silva Leme des autoroutes métropolitaines promues en Amérique latine par Robert Moses). Mais on ne doit pas perdre de vue que les lieux où adviennent les manifestations de cette, ou de ces cultures techniques sont uniques, par leur géographie, leur sociologie, leur histoire… et que les deux précédents phénomènes s’y manifesteront sous des aspects qui oscilleront entre singularité et généralité.