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DOI

10.25580/IGP.2018.0004

Florence Bourillon

Je voudrais d’abord remercier Margaret qui nous a dit que les travaux sur la transnationalité avaient commencé en France pour ensuite se développer aux États-Unis avant de revenir ici. C’est le côté très positif de tout ce qu’on a pu faire et notamment de ce que j’ai pu faire avec Laurent. En particulier autour de ce projet Exporter Paris mené avec un collègue portugais et qui n’a pas été poursuivi. Il y avait un désaccord entre sa perception du sujet et celle que nous en avions, moi en particulier, à propos de la notion de modèle. Pour lui la notion de modèle c’était la reconstitution à l’étranger de ce qui apparaissait comme un modèle parisien, haussmannien, et qui devait être répété ailleurs. Alors que pour moi il n’y a pas de modèle haussmannien puisque Haussmann n’a jamais recherché de modèle. C’est pour ça qu’avec ce terme de modèle, on se trouve vraiment dans la situation d’une histoire croisée ou connectée, une histoire de contact. Quand je démontrais qu’il n’y avait pas de modèle parce que Haussmann a beaucoup procédé au coup par coup, il me disait que c’était une réflexion française. Je pense donc que cette notion de modèle est un des points sur lesquels on pourrait plus largement réfléchir.

 

Margareth Pereira

Certaines notions font du bruit et nous gênent au lieu de nous aider. C’est pourquoi j’ai établi une sorte d’anti-dictionnaire, un dictionnaire autour des mots qui ne nous aident pas. « Modèle » en fait partie et « transfert » aussi parce que ce sont des mots trop liés à une expression coloniale et à un regard de domination. Selon les lieux, l’écoute du mot provoque déjà des dévoiements. Il y a donc toute une famille de mots à utiliser avec modération ; ils ne sont pas interdits, mais on doit savoir qu’ils vont poser problème notamment parce qu’ils effacent les acteurs.

 

Corinne Jaquand

Quand les théories de la réception ont pénétré l’histoire de l’architecture française, c’était effectivement dans les années 1980-85. On insistait à l’époque sur une réception qui devait avoir comme base une certaine intention, c’est à dire qu’on ne reçoit pas n’importe quelle innovation qu’elle soit technique ou culturelle s’il n’y a pas une injonction du milieu récepteur. C’est à ce moment-là qu’on s’éloignait, dans le monde des idées, d’une représentation colonialiste dominatrice avec un modèle dominant sur l’autre pour essayer d’avoir peut-être davantage une forme d’acclimatation entre des pays qui avaient pu être le cœur de l’empire ou la périphérie. Sur la question des modèles, il y a un livre qui nous a beaucoup marqué dans notre génération, un livre iconoclaste, le New York délire de Rem Koolhaas qui prétendait faire la théorie rétroactive de New York comme ville moderne. C’était assez ironique de supposer que les Américains avaient produit la modernité sans faire de théorie et que c’était à nous les Européens de faire une théorie rétroactive et de dire quel était le modèle. Dans nos milieux, c’est vrai que la notion de modèle n’est pas beaucoup interrogée, tant elle paraît évidente. Elle est comme une sorte de mélange d’intentions exprimées et de choses non dites, mais qui visuellement nous apparaissent avec une certaine évidence. Mais ça ne veut pas dire que le système haussmannien a été exporté dans les villes d’Amérique Latine parce que, d’un point de vue administratif, foncier et capitalistique, ce système n’était sans doute pas durable.

 

Nathalie Roseau

J’ai été frappée dans les deux communications par la notion de réseau et par l’importance des ligues et des clubs. Alors qu’est-ce qu’on entend par réseau ? Comment cette approche déplace-t-elle le regard à la fois sur des types d’actions urbaines (comment on travaille sur le financier ? Comment on travaille sur l’influence politique ?) et sur des objets d’aménagement qui peuvent effectivement être des réseaux techniques, mais aussi d’autres objets d’aménagement différents de ceux qui prédominent dans l’histoire transnationale, tels que les plans, etc. Comment l’approche par les réseaux oriente-t-elle la lecture de l’aménagement ?

 

Margareth Pereira

C’est difficile de répondre parce que pour moi il n’est plus possible de faire des analyses sans faire attention aux acteurs. Et quand on commence à regarder les acteurs, on est tout de suite dans des cultures, des cultures techniques, des cultures politiques, des cultures économiques et donc dans des pratiques, des pratiques langagières, des pratiques d’action qui sont partagées ce qui veut dire qu’on commence à établir des liens et donc des réseaux. Je ne sais plus travailler d’une autre manière. Le problème c’est que parfois, même si l’intention de travailler avec les acteurs existe, on n’arrive pas à entrer dans la minutie de la constitution de ces cultures qui est un mot très ambigu. Dans le cas de Rio, le réseau Rotary (international) qui commence à Chicago comme un réseau qui lie des personnes avec des intérêts communs, ce n’est pas la haute bourgeoisie mais, au Brésil, c’est un autre milieu social avec ses ambiguïtés. À nouveau, c’est une nébuleuse et si on commence à travailler comme ça, ça change la perspective.

 

Loïc Vadelorge

Le mot réseau peut s’entendre de deux façons.  Au sens de réseau technique et c’est quand même une lecture du Grand Paris qui est intéressante, peut-être pas assez présente dans ce qu’on a fait. On peut aussi l’entendre au sens de réseau d’acteurs et, dans ce cas, on a à nouveau un mot un peu piégeant. Les sciences politiques ont tellement acclimaté ce mot qu’on a l’impression qu’une fois qu’on a parlé de réseau, on a dit beaucoup de choses ; alors qu’en réalité on a toujours du mal à dessiner les réseaux complètement. Ce n’est pas par hasard que Margareth glisse du réseau à la nébuleuse parce que la nébuleuse, par définition, on ne peut pas complètement la saisir alors que le réseau donne l’impression qu’une fois le mot prononcé, on sait ce que c’est. Alors qu’en réalité chaque fois qu’on est dans les archives ça glisse entre les mains.

Ce qui est certain, c’est que travailler sur le collectif, me parait assez évident. On ne peut pas rendre compte de la production d’un quartier, d’une ville, a fortiori d’une capitale sans passer par des raisonnements sur le collectif. Moi ce que je suggérerais c’est d’essayer de penser des systèmes d’interactions qui s’emboîtent les uns dans les autres et qui montrent comment les choses se font. Et puis j’ai besoin aussi de revenir à la notion de métabolisme, c’est un mot dont on n’a pas encore parlé. Il me paraît bien connu pour le XVIIIe et le XIXe siècle, mais beaucoup moins pour le XXe. Une autre chose m’intéresse, ce sont les structures et en particulier le foncier. La question de la maîtrise foncière c’est quand même un angle mort qui paraît tellement évident. On passe dessus en disant que c’est une question technique, juridique, on ne s’y intéresse pas, alors qu’en fait ça croise tout. Globalement, dans les archives de l’Agence foncière de la région parisienne, qui sont monumentales, il n’y a pas d’historiens.

 

Laurent Coudroy de Lille

Pour compléter à propos des réseaux, je dirai que ce qui est compliqué c’est de les situer dans le temps et dans leur évolution. Je pense que c’est pour ça que Margareth parle de nébuleuse avec ses déformations. En fait très souvent on perd la dimension temporelle de la chose au profit de la complexité et il en va de même pour la perception des réseaux techniques.

Ce que j’ai trouvé très intéressant aussi c’est de comprendre que les métropoles se situent dans un champ international et qu’il y a donc un champ de représentations qu’on peut travailler, mais qui sont des horizons finalement. Ça passe par des éléments de géopolitique, par des choix politiques qui peuvent être faits, c’est un rapport de force bien évidemment. De ce point de vue, Rio est un très beau cas avec ce statut de capitale qui ne dure qu’un temps et avec un rapport colonial ou post colonial. Ça donne un cas très intéressant pour observer tout ce qui peut bouger.

 

Viviane Claude

Je voulais revenir aux questions de terminologie. Je ne suis pas contre l’usage du mot modèle mais tout dépend de la façon dont il est pris. Est-ce que c’est une image, à l’image des travaux d’histoire de l’art, ou alors il n’y pas d’image, mais il y a une construction faite par des acteurs qui, faisant référence à une situation, disent : c’est un modèle ? Ou encore le troisième niveau possible, c’est que moi, chercheur, je considère qu’en voyant la circulation d’un certain nombre de concepts, ça a « fait modèle ». Et donc il suffit peut-être d’être un peu plus clair sur l’usage du mot pour éviter de rester dans le flou.

Concernant les réseaux, hors techniques, il me semble qu’en Europe, au moins tout au long de la première moitié du XXe siècle et sans doute encore au-delà, il y a eu des associations de techniciens, d’urbanistes, qui ne sont pas tous français, mais simplement dans le monde francophone. Dans ces associations, il y a des Suisses, des Français, des Belges, des Luxembourgeois qui regroupent des professionnels, des élus, des entreprises. Je crois que ce serait très facile à reconstituer. Pensons aux travaux de Danièle Voldman dans les archives de la SDN.

 

Emmanuel Bellanger

J’ai envie de faire un peu de provocation. On parle beaucoup d’histoire politique, d’histoire urbaine, d’histoire des réseaux, des acteurs dans une histoire surplombante des circulations, mais quid de l’histoire sociale et des sociétés urbaines ? Et au-delà des sociétés urbaines, quid des questions territoriales, des inégalités, des ségrégations, de la sociabilité. En quoi ces lectures transnationales peuvent aussi éclairer la vie sociale en ville ?

J’ai été tout à fait intéressé par ce que disait Loïc en faisant parler Stéphane Frioux qui nous interrogeait sur l’impact social réel de ceux qui se disent être dans des réseaux transnationaux. Il regarde ça à travers l’assainissement, mais, ce qui me frappe, c’est que le transnational n’est pas le quotidien des élus locaux qui concourent aussi à la fabrication de la ville. Se comparer aux autres est très loin de la réalité d’un élu local. Et je peux aussi me contredire parce que, si je prends le communisme municipal et la banlieue rouge, je vois à un moment un Georges Marin qui cherche à suivre les pas d’un Sellier, qui a investi les mêmes sphères d’échanges internationaux que Sellier. Mais est-ce que, pour autant, elles interfèrent dans les politiques sociales, les politiques urbaines à Ivry et dans le monde des villes rouges au-delà du Grand Paris ? J’ai plus de doutes.

 

Florence Bourillon

Je pense qu’on n’a pas suffisamment pris en compte le rôle des entreprises. C’est une piste qu’il faudrait qu’on exploite plus largement. On a parlé du métro, le métro de Mexico par exemple c’est Alstom. On a vu, il y a quelque temps, le cas de l’Argentine où les ministres en visite étaient escortés d’un groupe de patrons qui venaient vendre, entre autres, leur métro. Il y des chercheurs qui ont travaillé là-dessus, par exemple toutes les équipes autour de Dominique Barjot ont travaillé sur des entreprises et des investissements internationaux. D’ailleurs Dominique Barjot propose de participer à nos débats et je pense que ce serait bien de l’inviter.

 

Catherine Blain

Les entreprises et les financiers sont toujours derrière les projets, ils accompagnent les projets. Moi j’ai croisé le projet de Karachi avec la Caisse des Dépôts et des crédits publics internationaux. Des entreprises publiques françaises vont faire des voiries et des réseaux, construire l’hôpital avec des crédits de la Caisse des Dépôts qui passent par le Ministère des affaires étrangères. Quand on suit la filière des entreprises du bâtiment on arrive dans d’énormes projets. Les grands groupes portent les projets d’urbanisme main dans la main avec des grands groupes d’ingénieurs des ponts et chaussées qui font maintenant des villes en Chine. Les architectes là-dedans n’ont plus vraiment de place. Quand on vend un projet de ville et qu’il est porté par un architecte, publié comme tel, c’est de la poudre aux yeux. Ce qu’on vend c’est un savoir-faire d’infrastructure. Est-ce que ce n’était pas déjà comme ça avant ? On voit dans le catalogue de l’Exposition Internationale de 1937 qu’il y a tout un tas d’annonceurs qui sont quand même des entreprises du BTP et ils ne sont certainement pas là avec leurs publicités pour rien.

 

Loïc Vadelorge

Par rapport à l’histoire sociale, sur ce sujet international ou transnational, arriver à trouver des archives nous permettant de voir le rapport entre les sociétés urbaines, c’est compliqué. On va le voir en top down c’est à dire qu’on va voir comment, derrière tous ces projets, il y a une pensée sociale, une pensée de répartition des groupes sociaux. Mais c’est plus compliqué de voir comment les sociétés interagissent par rapport à ça, sauf à une époque très récente à l’aide des réseaux sociaux d’internet.

 

Emmanuel Bellanger

On peut quand même le voir dans le cas des mobilisations sociales par exemple.

 

Margareth Pereira

Ce temps fort de débat sur la ville suscite aussi justement des résistances. J’aurais pu mettre à côté de chaque chronologie la chronologie des rebellions, des grèves, des guerres même. Je pense que le social, les archives le révèlent. C’est possible de le faire. La question c’est de savoir quels sont nos objets d’études, lesquels on met en avant et comment on les lie.