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© Inventer le Grand Paris
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Introduction

par Nathalie Roseau et Frédéric Pousin

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=594

DOI

10.25580/IGP.2018.0001

Introduction

Ce séminaire s’inscrit dans le cadre d’un bilan du cycle de conférences Inventer le Grand Paris que nous avons engagé lors d’un premier séminaire interne au groupe transversal. Nous sommes partis des questions posées par la somme des communications que nous avons entendues et lues, et notamment les questions posées à la perspective transnationale. Ces questions sont aussi des questions contemporaines : les édiles évoquent régulièrement le Grand Paris comme ville monde ; la consultation « internationale » du Grand Paris de 2008 s’est mise en scène et exportée ; les praticiens, experts, scientifiques convoquent souvent des références internationales, se déplacent eux-mêmes ; les récits de ville « globale », « smart », « durable » se déploient mondialement  avec les modèles et les techniques urbanistiques ; alors que, dans le même temps, les contextes nationaux demeurent essentiels et que les villes ne peuvent se penser sans leurs territoires.

Recourant à un media web comme plateforme de nos travaux, le réseau de recherche Inventer le Grand Paris aspire lui-même à devenir transnational. D’autres réseaux urbains sont à mentionner comme le Global Urban History Project créé l’an dernier – https://globalurbanhistory.com/2017/05/15/the-global-urban-history-project/ – inscrit dans une longue tradition des réseaux scientifiques internationaux ou des sociétés savantes et historiques qui ont contribué à l’internationalisation des savoirs et des disciplines. Faisons aussi référence aux deux séminaires qui ont été organisés, dans le cadre des travaux du Groupe transversal Usages de l’histoire et devenirs urbains du Labex, sur le rôle des colloques internationaux dans l’histoire de l’aménagement[1].

Pour préparer le cycle de conférences, nous avions fait l’hypothèse que la construction du Grand Paris s’était faite en relation avec un environnement international d’événements (les conflits des deux guerres mondiales notamment), de contextes (l’accroissement démographique, les changements d’échelles de ville à région, les nouvelles mobilités et techniques), de modèles (les cités jardins, les parkways, les grands ensembles, les villes nouvelles, les écocités) et de projets qui l’ont façonnée et dont elle était partie prenante. Paris comme les grandes villes se regardent, se comparent, avancent en parallèle avec des enjeux et des réponses à la fois communs et spécifiques. Quel sens a ce réseau d’échos et de dialogues entre les villes ? Quels effets produit-il ?

Les appels à communications des colloques avaient souligné l’importance des regards croisés permettant de faire dialoguer l’histoire du Grand Paris avec d’autres contextes nationaux et urbains. Ces appels furent entendus puisque la moitié des contributions ont porté sur d’autres métropoles que le Grand Paris, la plupart étrangères. Ce foisonnement des communications a produit des regards croisés, plus souvent des regards centrés ; la question de la comparaison et du miroitement que nous avions proposée n’ayant finalement pas été explorée dans beaucoup d’articles. Mais d’autres questions sont apparues nourrissant nos réflexions. Car les articles ne sont pas pour autant des monographies, tous ont dépassé les contextes urbains, nationaux pour s’inscrire dans la réflexion grand-parisienne en dépit de leur extra-territorialité. A contrario, on se dit que les articles centrés sur le Grand Paris sont restés plus parisiens et auraient peut-être gagné à adopter ce point de vue d’une histoire croisée.

 

Le « Grand » et la perspective transnationale

C’est peut-être le hasard des appels à communication, mais on constate également que la géographie dessinée par les communications a changé au fil des colloques. Elle s’est élargie ou reconfigurée selon les quatre périodes couvertes, de 1911 à 2000. Paris, Berlin, New York, Londres, « vieilles » métropoles, sont revenues de manière récurrente. Apparaissent dans les années de la Guerre froide les républiques soviétiques. Puis les pays du Moyen Orient, l’Egypte, dans les années 1970. Aujourd’hui on pourrait avoir l’Asie mégalopolitaine, l’énoncé du « XXL » qui y caractérise le développement urbain n’étant pas de même nature à Paris ou Shanghai, ou encore dans les métropoles « en décroissance ». Au fil de l’histoire urbaine, y-a-t-il un déplacement géographique de l’énoncé du Grand ? Et dans ce mouvement, comment les anciennes métropoles projettent-elles cette idée?

Car derrière le Grand, il y a souvent l’idée de se distinguer, d’incarner quelque chose de nouveau, de plus grand (le comparatif Greater), de mondialement reconnu, ce qui nous rapproche aussi de la question de l’urbanisme de capitale et de l’urbanisme d’exception. Qu’est-ce qui est mis en avant dans la notion de Grand, comme dans l’internationalisation des villes ? Qu’est-ce qui est occulté ?

Lorsque, au début du siècle dernier, Eugène Hénard dans ses Etudes sur les transformations de Paris et Jean-Claude-Nicolas Forestier dans son ouvrage sur les Systèmes de parcs, réalisent des comparaisons et des études pour mieux situer les villes françaises et Paris par rapport à des villes de « référence » – qu’il s’agisse de Londres, Berlin, Moscou pour le premier ou des villes américaines par exemple pour le second -, ces mises en regard sont dressées pour mieux comprendre la place du Grand Paris dans son environnement international, pour mesurer les différences, les retards, les avancées, évaluer des modèles ou des configurations[2]. La discipline de l’urbanisme, toute naissante, s’inscrit aussi dans une forme d’internationalisation avec la première Town Planning Conference de Londres en 1910, à l’occasion de laquelle Hénard présente son texte sur les « Villes de l’avenir », qui traite essentiellement de Paris alors que se réfléchit le futur usage des sites des fortifications[3].

Ceci pose une première question : comment ce que l’on nomme aménagement se redéfinit-il sous l’influence des contextes, échanges, dialogues transnationaux ? On ne compare pas les mêmes choses aux mêmes moments. Les circulations, échanges, résistances portent sur des aspects différents de l’aménagement : les mots et les catégories d’action ; les disciplines et les savoirs professionnels ; les notions de monumentalité, d’extension, d’infrastructure ; les plans (leur conception, leur instrumentalisation, leurs effets) ; les périmètres et leurs institutions. On voit aussi que ces échanges se font par l’intermédiaire de médiations diverses : voyages d’études, études comparatives, dialogues entre villes, missions d’experts, concours et projets….

 

Les circulations

Ceci nous amène à une deuxième question. De quoi parle-t-on lorsque l’on parle de circulations ? De parallélismes, de dialogues, d’échanges, de décentrements comme nous y enjoint le philosophe et sinologue François Jullien[4].

L’ouvrage Agrandir Paris, 1860-1970 montre par les déplacements vers d’autres expériences urbaines, les effets de désynchronisation et de contretemps (Paris construit sa dernière enceinte au moment où Lyon et Dresde la démontent), les transversalités et les différenciations (Paris annexe alors que Bruxelles agglomère)[5]. La question institutionnelle est sans doute l’une des plus saillantes sur le plan des divergences liées aux spécificités nationales. Entre le Greater New York (1898), le Gross Berlin (1920), le Greater Tokyo (1947), le Greater London (1965) alors même que les changements d’échelle urbaine sont parallèles. Il y a changement ou basculement dans l’enracinement, confirmant ce que l’historien Bernard Lepetit exprimait lorsqu’il indiquait que les formes d’aménagement constituent une « variable expliquée et explicative » de la ville en devenir[6].

Dans les échanges, c’est parfois une non réciprocité des intérêts que l’on observe. Ou des préoccupations. Des conversations parallèles se nouent avec des dialogues de sourds. Des malentendus ou mésententes apparaissent sur les besoins des uns et les apports des autres. Il y aurait concomitance plus qu’influence. Dans ces dialogues, il s’agit aussi d’observer et de comprendre des paradoxes. Ainsi, des échanges existent sans produire pour autant des hybridations. Paris rayonne toujours autant, mais le Grand Paris est relativement absent. C’est la figure haussmannienne qui souvent prédomine[7].

Finalement, que compare-t-on ? Que fait-on miroiter ? Et qu’est-ce que cela produit ? En adoptant une perspective transnationale, il nous est apparu qu’elle nous permettrait d’une part de nous aider à nourrir et structurer cette histoire croisée du Grand Paris ; qu’elle devrait, d’autre part, s’inscrire dans un cadre épistémologique de réflexion sur l’histoire transnationale de l’urbanisme.

Avant de revenir sur des références essentielles de ce mouvement, nous voudrions ici faire écho aux travaux d’un chercheur hongrois de l’université de Manchester, architecte et philosophe, Lukasz Stanek qui a travaillé sur l’exportation transnationale de l’urbanisme soviétique dans des pays d’Afrique noire (Ghana, Niger) au moment de la Guerre froide. Sa recherche s’apparente à une véritable enquête mondiale, l’étude des « circulations » se montrant très complexe : circulations des experts (des deux parties avec la formation d’élites africaines en URSS), des idées (idées urbanistiques et idéologies politiques s’entremêlant), des pratiques (jusqu’aux chantiers et à l’appropriation de modèles importés), des enseignements (création d’écoles, d’instituts qui restent pérennes au-delà des plans), et puis aussi circulations à deux sens, avec un Learning from pour les experts soviétiques. Replaçant l’aménagement dans sa dimension géostratégique, Stanek montre que la dimension politique est essentielle, la planification étant ici vue comme lieu d’influence postcolonial. Ce qui nous ramène au Grand Paris et au rôle de l’urbanisme colonial en Afrique du Nord ou en ex-Indochine[8].

Cet exemple montre les multiples façons possibles d’aborder la perspective transnationale : terrains, moments, concours, trajectoires biographiques, visites professionnelles, expositions, publications, enseignements, échanges d’experts… Il montre la nature complexe des réseaux par lesquels passent ces échanges, ces influences. Il pose la question stimulante des archives pour réaliser et approfondir l’enquête, aux quatre coins du monde, parfois en plusieurs langues. Lors du récent séminaire exploratoire Archival City que nous avons organisé à l’Ecole des Ponts, Renaud Fuchs, le conservateur de la Bibliothèque de l’Hôtel de ville de Paris nous indiquait l’importance de son fonds étranger, parce que l’administration parisienne allait voir les autres villes pour observer, apprendre, se comparer, et ramenait de la documentation, des rapports de missions. Nous avons d’ailleurs tous connu cette expérience de découvrir des archives françaises inédites en allant consulter des archives étrangères. L’archive des villes est donc aussi transnationale.

Une série de travaux a également questionné les parcours des professionnels de l’urbain comme vecteurs de la circulation de modèles urbanistiques et architecturaux en s’attachant tout particulièrement à la mobilité internationale[9]. Ces parcours deviennent une source pour mettre à jour la contribution de certains à la construction et à la diffusion d’un savoir et d’un savoir-faire sur la ville. Objet de politiques publiques et ensemble de savoirs, l’« urbain » en tant que marché professionnel apparaît comme la résultante du jeu des circulations des acteurs et des idées ainsi que des connexions transnationales[10]. On distingue alors les notions que les acteurs mobilisent, les alliances qu’ils tissent et in fine, les résultats de leur investissement.

 

Inscrire la perspective transnationale du Grand Paris dans l’historiographie

Inscrire notre réflexion d’aujourd’hui sur la perspective transnationale d’une histoire du Grand Paris dans l’historiographie n’est pas chose aisée. En effet, d’un point de vue strictement historique, la perspective transnationale apparaît intimement liée au contexte de l’intérêt grandissant des historiens pour le phénomène de la mondialisation et du changement de perspective impulsé par l’histoire globale, problématique qui a déjà fait couler beaucoup d’encre.

 

Une vision culturelle

Dans son article « Réflexion sur l’histoire globale et transnationale »[11], Akira Iriye, de l’Université de Harvard, constate l’affirmation de la perspective transnationale depuis les années 1990. Selon lui, la notion d’histoire transnationale a pu désigner des travaux divers portant soit sur des phénomènes transfrontaliers soit sur des échanges, des réseaux qui traversent les frontières nationales voire des approches traitant des contacts entre les cultures de part et d’autre des frontières. Mais il montre que pour certains historiens, la perspective transnationale permet surtout d’appréhender des activités culturelles qui évoluent à leur propre rythme, celui-ci n’étant pas nécessairement celui des pouvoirs politiques et des intérêts nationaux. Son objectif vise alors à se libérer du cadre géopolitique pour s’intéresser à des acteurs non étatiques­ – individus, fondations, organisations religieuses, organisations non gouvernementales, associations à but non lucratif, d’une part ; organisations intergouvernementales d’autre part – qui œuvreraient à la construction de la sphère culturelle.

Au-delà des distinguos entre histoire globale et histoire transnationale que l’évolution de l’historiographie fait apparaître, ces deux approches ont eu pour objectif d’ouvrir des territoires nouveaux à la recherche universitaire en explorant des thèmes qui dépassent les frontières nationales et en étudiant les relations entre le national et le transnational. Ce fut d’ailleurs le pari du dictionnaire de l’histoire transnationale codirigé par Akira Iriye et Pierre-Yves Saunier à qui en revient l’initiative[12].

 

Quitter l’histoire comparée

Dans un article plus récent, « Une nouvelle sensibilité : la perspective transnationale »[13], Heinz Gerhard Haupt, professeur d’histoire sociale à l’université de Bielefeld, présente le mouvement en faveur d’une histoire transnationale venant des Etats-Unis dans les années 1990, comme s’inscrivant en rupture avec l’histoire comparée et l’histoire des transferts culturels, des histoires jugées trop ancrées dans les cadres nationaux, tant à travers la définition des unités de comparaison que l’origine et la destination des transferts. Aux yeux de l’auteur, l’histoire transnationale partage avec la perspective postcoloniale, la mise en question du cadre national comme lieu de l’histoire, pour privilégier les échanges et les imbrications. Mais elle bénéficie du voisinage d’une histoire des relations internationales et d’une histoire diplomatique pour construire le monopole d’une histoire au-delà de l’Etat-nation.

Selon l’auteur, l’expansion de la notion de transnational a été très rapide parce qu’elle reste vague. Elle a néanmoins des vertus : en rendant plus fluide l’expérience des frontières, l’étude des migrations a fait entrevoir de nouvelles formes d’expériences et d’identifications non liées à l’Etat comme les diasporas. Elle a promu l’étude des réseaux déjà bien engagée d’ailleurs par l’histoire croisée, ainsi que l’analyse des organisations transnationales, Banque Mondiale, Société des Nations, ONG… Les objets y sont étudiés dans leurs dynamiques. L’échange, la circulation et les contacts sont au cœur de cette histoire transnationale qui pourrait ouvrir à une myriade de possibilités de comparaison.

 

Risque 1 : Le préjugé positif sur l’échange

Aux yeux de Haupt, le danger pour l’analyse historique résulte dans le préjugé positif sur l’échange et sur la circulation. Il y a une tendance à écrire l’histoire de ces interconnexions comme une histoire des succès en se concentrant sur les connexions qui ont eu lieu et qui ont été productives. L’étude de celles qui ont échoué, buté ou qui ont provoqué des résistances est moins attrayante. Par ailleurs, il constate que l’histoire transnationale tend à exclure les conflits et les luttes, les violences et les guerres. C’est d’ailleurs la critique qu’il fait au Palgrave Dictionary of Transnational History.

 

Risque 2 : Oublier l’interpénétration entre les sociétés

Il existe un deuxième risque qui tiendrait au fait que l’histoire transnationale n’analyse pas l’interpénétration entre des sociétés. Michel Espagne a souvent souligné combien ce qui s’échange – les biens, les instruments et les acteurs – a été façonné par le processus de transfert lui-même dans le contenu et la forme[14]. Il importe donc de démontrer combien la circulation transforme ou ne transforme pas le contexte, les valeurs, les structures et les termes du débat dans les sociétés impliquées.

Si l’histoire transnationale prend en compte cette interpénétration entre les sociétés, elle est étroitement liée à l’histoire des effets, des conséquences et des réceptions. Cette problématique de l’interpénétration entre les sociétés, de l’analyse des échanges et de leurs effets a été mise en œuvre dans le domaine de l’histoire de l’architecture à travers plusieurs programmes ou expositions qui ont fait date.

Tout d’abord, pensons à l’ouvrage pionnier de Jean-Louis Cohen et Hubert Damisch Américanisme et modernité[15] qui proposait de repérer les diverses modalités suivant lesquelles le modèle américain a pu s’imposer à l’architecture européenne. L’Europe n’a cessé d’être travaillée par l’américanisme et de se référer de façon réelle et imaginaire à la civilisation des Etats-Unis.

Dans une publication plus récente, Interférences. Architecture, Allemagne-France, 1800-2000[16], Jean-Louis Cohen et Hartmut Frank livrent cette fois-ci une histoire approfondie de l’architecture et de l’urbanisme entre France et Allemagne. Ils recourent par analogie à une notion de physique, celle d’interférence, pour rendre compte de la manière dont « les idées et les formes apparaissent et s’échangent selon des rythmes intenses (…) Chacun des deux récits nationaux est en quelque sorte perturbé par l’autre à travers les frontières, elles-mêmes changeantes, tandis que des récits partagés sont élaborés dans les territoires discutés sur le plan de la géographie la plus complète ou dans les disciplines qu’elles soient intellectuelles ou artistiques »[17]. Pour ces auteurs l’architecture est une pratique liée aux investissements publics et privés et elle n’échappe pas aux séquences temporelles du politique. Les ruptures politiques et militaires ont bien sûr des effets concrets, néanmoins l’architecture manifeste des continuités qui transcendent les conflits entre régimes et gouvernements comme en témoigne par exemple, la réception du modèle haussmannien en Allemagne avant et après 1871. En outre l’Allemagne et la France ne sont pas enfermées dans leur espace propre et des tiers sont perceptibles dans le champ des interférences, qu’ils soient proches, comme la Suisse et la Belgique, distants mais très présents comme l’Angleterre, ou lointains comme les Etats-Unis ou la Russie.

 

Dans la lecture que fait Loïc Vadelorge[18] de l’ouvrage de Rosemary Wakeman, Practicing Utopia, an Intellectual history of the new town movement[19], il souligne combien aborder les villes nouvelles à partir d’une histoire intellectuelle des formes de l’utopie urbaine du XXe siècle permet à l’auteur de s’inscrire dans un horizon urbanistique transnational qui dépasse les frontières géopolitiques et les espaces des circulations architecturales qui étaient jusqu’alors le cadre d’analyse des villes nouvelles. C’est donc un objet nouveau que l’historienne est amenée à analyser à l’endroit des villes nouvelles qui l’amène à s’affranchir des définitions en cours, à ne pas survaloriser les spécificités nationales et à se concentrer sur la vision globale que dessine le mouvement des villes nouvelles, les circulations et les échanges associés. Pour Rosemary Wakeman, les termes utilisés par les historiens de la ville ou de l’architecture auraient pour effet d’aplanir les différences de réalité des villes nouvelles. C’est peut-être un effet des langues de spécialité.

 

Il en va différemment lorsqu’on se place du côté de la langue commune comme le montre bien le programme de recherche transnational L’aventure des mots de la ville[20]. L’entrée par le langage, plus particulièrement par la langue commune fait prendre conscience de la difficulté qu’il y a à traduire un terme d’un contexte culturel à un autre. En effet les objets auxquels un mot se réfère peuvent varier tout comme les situations d’emploi du mot. Les mots sont lestés d’une charge historique qui contribue à en définir le sens comme on le voit bien dans le dictionnaire des mots de la ville[21]. En outre la circulation dans un autre contexte n’est pas nécessairement concomitante. Les décalages temporels sont eux-mêmes signifiants.

 

Approches transnationales et réflexion sur le Grand Paris : un enrichissement mutuel

Qu’apportent les éléments de réflexion sur la perspective transnationale à un programme interdisciplinaire comme Inventer le grand Paris, regards croisés sur les métropoles ? Tout d’abord, ces réflexions autour de l’histoire transnationale montrent qu’il n’y a pas d’évidence à articuler l’histoire des politiques publiques à l’histoire de l’aménagement. Des phénomènes de désynchronisation comme ceux qu’avait décrits Matthew Wendeln[22] à propos des politiques de décentralisation industrielle en France décentrent le regard vers les acteurs économiques. La contribution de Catherine Maumi sur l’action de Victor Gruen pour les villes nouvelles françaises[23] participe aussi de ce décentrement. Quels objets les décentrements suggérés par la perspective transnationale permettent-ils de faire émerger ? C’est une question que l’on peut se poser. Par ailleurs, dans le colloque de 2015, les exemples de métropoles internationales étudiés tentent de transcender les contextes nationaux en abordant la question de l’urbanisme de capitale. On sort alors ici du cadre comparatif que présupposait l’idée de dialogue pour aller vers une problématique qui n’était pas attendue. Ici aussi, de nouvelles questions peuvent émerger à partir du point de vue transnational.

En retour, qu’apporte un projet de recherche comme Inventer le Grand Paris aux approches transnationales ? Il conviendrait d’évoquer les circulations disciplinaires qui se croisent avec les circulations transnationales à travers les sociétés savantes, les colloques ou les congrès internationaux. Il y a là des imbrications particulières à examiner de près qui s’avèrent prometteuses. Ainsi, qu’apportent les dimensions de l’environnement et du paysage dans la problématique des échanges et des circulations ? Que font bouger ces dimensions ? Elles permettent sûrement de se démarquer d’une histoire positive des grands chantiers, des grands aménagements. Que serait une histoire des circulations qui ne se pencherait pas seulement sur l’histoire des circulations heureuses ? Dans certains moments de l’histoire nationale comme dans les années 1965-1970 où l’on voit en France se dessiner une résistance à l’urbanisme planificateur, c’est par le truchement de la circulation internationale des idées que se construit un discours alternatif autour du paysage urbain et que s’affirme la présence de nouveaux professionnels dans l’aménagement, les paysagistes[24].

Comment ces questions historiques permettent-elles de redéfinir ce qui s’incarne dans l’aménagement ? Toutes ces questions sont aussi au cœur du séminaire.