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(Re) faire l’histoire des plans par le paysage ? Lecture de la ville nouvelle de Lille-Est

par Denis Delbaere

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DOI

10.25580/IGP.2018.0020

Denis Delbaere est paysagiste DPLG, diplômé en 1993 de l’ENSP de Versailles. Il a fondé L’interlieu atelier de paysage Denis Delbaere en 1999 au sein duquel il réalise des projets de maîtrise d’œuvre et des études de paysage principalement dans le domaine public. Parallèlement, Denis Delbaere mène une carrière d’enseignant et de chercheur. Titulaire d’un doctorat et d’une habilitation à diriger des recherches, il est professeur à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille, où il enseigne le projet de paysage et l’histoire des territoires. Il a réalisé plusieurs recherches consacrées au paysage où il s’est confronté à la photographie. Dans le dernier programme de recherche qu’il a dirigé, En marge : paysage et biodiversité des délaissés et accotements infrastructurels de l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai, il a fait appel à Sabine Ehrmann, photographe, pour lui confier une mission photographique.


La ville nouvelle de Lille-Est

Je vais aborder la question du plan à partir d’un angle un peu différent de ceux qui ont été suivis précédemment c’est-à-dire que je ne vais pas me concentrer sur un document précis mais sur une situation : celle de la ville nouvelle de Lille-Est. Je vais en proposer une lecture nouvelle par le paysage puisque la spécificité de mon approche de « chercheur de paysage » comme je la désigne, c’est de s’intéresser à des situations de planification à partir de ce qui a été produit dans le paysage. Il s’agit donc d’une lecture qui pour l’essentiel est une lecture rétrospective de ces plans. Même si la dimension de l’archive occupe une place importante dans ma démarche, je vous expliquerai pourquoi je ne peux pas m’en contenter, quelles sont les difficultés auxquelles elle me confronte et pourquoi elles m’ont amené à développer une autre approche de ce sujet à partir des espaces produit par les plans.

Pour commencer, on pourrait se demander pourquoi lire les plans à partir du paysage ? Ce n’est pas forcément une entrée évidente mais en réalité la planification et le projet de paysage entretiennent une relation assez directe et logique parce que ce sont deux instances opératives qui s’intéressent au temps long. Le Planse donne pour objectif d’organiser le développement d’un territoire à longue échéance. Entre le moment de son approbation et le plein achèvement de ses prescriptions, des décennies peuvent s’écouler. Le projet de paysage, lui aussi, ne peut révéler sa capacité à structurer l’espace qu’au bout de longues années et souvent, de plusieurs décennies.

C’est pour explorer cette coïncidence que nous avons créé voici trois ans le séminaire PlanPaysage, avec Frédéric Pousin et Corinne Jaquand. PlanPaysage est un séminaire itinérant, qui se propose de revisiter ces grands territoires de la planification française que sont les villes nouvelles et les terrains des OREAM. On se rend sur place, on fait du terrain, on compare ce qu’on a sous les yeux avec les plans qui ont été produits au moment de la planification de ces territoires et on interroge quand c’est possible les grands témoins, urbanistes, architectes ou paysagistes qui furent impliqués dans la planification en confrontant la perception qu’on peut avoir aujourd’hui de ces territoires urbains et les intentions qu’ils avaient pu placer derrière leurs plans. Pour l’instant il y a eu quatre éditions, la première à Marne la Vallée en 2015, une sur la côte Aquitaine, une sur Lille-Est en 2016 et la dernière à Lyon en 2017.

Aujourd’hui, je vais vous parler de Lille-est, un terrain qui a été planifiédans les années 1960. Le premier schéma de planification de ce qui n’était pas encore Lille Est porté par l’Agence d’Urbanisme fut dessiné par les architectes Bernard et Deldique, qui lui donnaient une vocation paysagère. Un grand parc devait y être constitué autour de la Marque, petite rivière au cours capricieux dont les marais ont longtemps servi à la défense de la ville de Lille. Ce schéma fut repris par l’OREAM Nord quelques années plus tard, alors qu’elle étaitchargée de l’organisation de la métropole. Pour l’OREAM, ce territoire n’avait pas vocation à être urbanisé, le développement devant s’opérer entre les deux agglomérations de Lille, Roubaix et Tourcoing au Nord et de Lens et du bassin minier au Sud, le long du canal de la Deûle.

Ce qui fit basculer l’histoire de ce territoire, c’est la décision prise en 1959 par le recteur de l’université de Lille, Guy Debeyre, d’y construire un campus moderniste, sur des plans de Vergnaud et de Le Maresquier. Conçu comme une bulle aux tracés concentriques, le campus n’était desservi depuis Lille que par la gare de Flers, l’un des trois villages qui se partageaient ce vaste plateau crayeux. Il fallait ensuite marcher vingt minutes dans les champs pour atteindre l’université. Cela entraîna une réflexion sur une meilleure desserte du campus, par la création d’autoroutes, d’un boulevard et, plus tard, par l’ouverture de la première ligne du métro lillois, le VAL dont l’acronyme a signifié Villeneuve d’Ascq-Lille avant de devenir Véhicule Automatique Léger. De tels investissements devaient inciter la jeune Communauté urbaine de Lille à reconsidérer ce territoire comme stratégique pour le développement urbain de la métropole, d’autant qu’un grand ensemble y avait été également construit quelques années plus tôt.

En 1969, l’Etat crée l’Etablissement Public d’Aménagement de Lille Est (EPALE), dont l’équipe sera reconduite pendant les 15 années suivantes pour planifier et mettre en œuvre la ville nouvelle. Les urbanistes tentent dès les premières esquisses de concilier cette urbanisation non prévue et les ambitions paysagères des premiers schémas. L’architecte Philippe Legros produit des vues désignant la ville nouvelle comme une « ville-parc » prenant la forme de deux entités urbaines disposées au Nord et au Sud d’un immense parc structuré autour d’une chaîne de lacs et de parcs. Ces travaux de planification ont abouti en 1970 sur la production d’un Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme du Secteur Est de Lille (SDAUSEL). Ce document a été approuvé en 1970 par la Communauté urbaine de Lille et prévoyait la construction de 17 200 logements à édifier à l’horizon de 1983. La volonté de fondre la ville dans le paysage s’y traduit par la fragmentation de la ville nouvelle en quartiers relativement autonomes.

On ne s’étonnera donc pas que les espaces végétalisés occupent une place considérable dans le paysage urbain actuel de la ville nouvelle. Outre la chaîne des lacs, dont je viens de parler, on trouve le long des principales infrastructures de transport un traitement ample des talus, accotements et espaces ouverts mettant à distance la ville. A l’intérieur de chaque quartier, des parcs urbains, des squares et des places ont été aménagés. Ces différents espaces publics sont reliés entre eux, dans la partie la plus dense, par un piétonnier continu, placé six mètres au-dessus du terrain naturel, appelé « chaussée haute ». Parler de ville verte à propos de Villeneuve d’Ascq n’est donc pas un simple effet de discours. Troisième élément caractéristique :le boulevard urbain qui finalement n’est pas un boulevard urbain puisque l’Etat,qui n’arrivait pas à relier l’autoroute de Gand et l’autoroute de Paris parce que ça impliquait des acquisitions foncières très lourdes a finalement décidé que le boulevard urbain de Lille-est deviendrait une autoroute de jonction.

Lorsque j’ai entrepris l’étude de l’histoire de ces projets de paysage, j’ai été surpris par la rareté des archives qui y sont attachées. L’EPALE a été dissoute en 1986 et les archives sont conservées pour l’essentiel par le Service d’archives de la Ville de Villeneuve d’Ascq, c’est le nom de la commune qui s’est constituée en 1977 par la fusion des quatre communes qui constituaient autrefois ce territoire, un cas assez unique en France.

Pour les projets liés aux infrastructures, mes recherches au sein des archives du CETE et de la DDE n’ont mis à jour que quelques plans de plantation, d’ailleurs tardifs et correspondant à des remodelages plutôt qu’aux travaux d’origine. Quelques croquis publiés par les paysagistes Michel et Ingrid Bourne dans leur monographie ont un peu complété mon information. Seule la création de la chaîne des étangs est à peu près archivée, mais il m’a fallu m’adresser à son principal maître d’œuvre, le paysagiste Serge Aubépart, pour y avoir accès. Globalement on ne trouve que des plans d’architectes qui sont assez avares d’informations sur le paysage, qui n’est pas au centre de leurs préoccupations.

Face à cette faiblesse de l’archive la seule solution est d’essayer de lire l’histoire sur le terrain. Je vais sur place et je tente de lire, à la manière d’un archéologue, les étapes successives de formation de ce que j’ai sous les yeux, jusqu’à former un faisceau d’hypothèses quant à un état original du projet. Mais de telles conjectures sont hérissées de pièges. Par exemple, il est assez simple d’attribuer un âge à des plantations, mais à un demi-siècle de distance, il faut se méfier des raisonnements simplistes. Si une plantation cinquantenaire est sans doute liée au projet initial, une jeune plantation peut aussi en relever si elle a remplacé un bosquet prématurément vieilli et qu’il a fallu abattre.

Concernant les sols, la datation depuis le terrain est tout aussi problématique. Certes, on peut parfois identifier des revêtements, des bordures, des éléments de mobilier qui semblent dater de l’époque de construction de ces parcs, mais une histoire précise de ces procédés standardisés reste largement à faire et aiderait à combler certaines incertitudes. La difficulté vient de ce que ces espaces ont souvent fait l’objet de remaniements importants dans le cadre des opérations de renouvellement urbain des ensembles de logements collectifs auxquels ils sont associés. Dès les années 1980, d’importantes surfaces d’espaces ouverts ont été remodelées pour agrandir des parkings, équiper des aires de jeu, renouveler des plantations, modifier le système d’allées. Discerner ce qui relève du plan d’origine et ce qui relève de ses reformulations est bien difficile, certains matériaux de revêtement initiaux étant déposés et reposés sur un sol renivelé ou, à l’inverse, certains terrassements initiaux sont revêtus de matériaux de sol modernisés, donnant à penser qu’on se trouve sur un terrain de conception récente alors que sa structure est d’origine.

Une autre méthode que j’emploiebeaucoup, consiste àprocéder à une comparaison cartographique entre le plan et le paysage actuel. Mais ce travail qui semble très simple pose très vite d’énormes problèmesd’interprétation.

Mais il y a plus. Dans la majorité des cas, les projets d’aménagement qui ont mis en forme les espaces ouverts de la ville nouvelle ne résultent pas des intentions explicites du Plan mais des circonstances qu’elles ont induites. Pour expliquer ce point essentiel, je prendrai quelques exemples.

 

Le parc du recueil — comparaison d’un extrait du SDAUSEL avec la photo satellite actuelle

Au Nord de la ville nouvelle, le SDAUSEL prescrivait l’aménagement d’un parc urbain, le parc du Recueil. Ce parc devait être aménagé en lien avec la construction d’un bras de canal devant relier les bassins de la Deûle et de l’Escaut. Le parc n’a pas été réalisé et un premier bief du canal, qui a été construit mais jamais raccordé, forme aujourd’hui un long plan d’eau isolé. Le projet de canal a été abandonné mais le fuseau défini au SDAUSEL pour faire passer le canal, lui,n’a pas été abandonné. L’emprise du projet a été récupérée pour faire passer une ligne à haute tension. Ce corridor électrique a stoppé l’urbanisation. Lorsque, dans les années 2000, la municipalité de Villeneuve d’Ascq a souhaité relancer de nouveaux programmes d’habitat, elle a fait créer une ZAC de manière à produire un projet urbain un peu plus structuré et ce projet urbain a exploité comme élément de structuration de ce quartier ce linéaire qui est devenu l’armature piétonne du nouveau quartier.

La question que je me pose estde savoir si on peut voir dans cette coulée verte un effet du Plan. On pourrait dire simplement que le Plan n’a pas été réalisé, ce quiest manifeste. En même temps,on peut se dire que le parc du Recueil a été réalisé mais sous une autre forme. Il y a une espèce de dialectique qui s’installe entre le plan et le paysage, etqui est extrêmement intéressante à observer. On a ce bout de canal, on installe les lignes à haute tension, donc d’une certaine façon on se défait du plan, les constructions restent en retrait et on réinvestit ensuite le concept du parc initial.

 

Un deuxième exemple, le quartier du Triolo

Le cas des espaces publics du quartier du Triolo est plus étonnant. Ce quartier est l’une des grappes urbaines prescrites par le SDAUSEL, entre le campus universitaire au Sud et le quartier central de la ville nouvelle à l’Est. Il joue un rôle particulier dans l’articulation entre le cœur de la ville nouvelle et l’université et était donc directement concerné par le projet de ligne de métro qui devait passer en viaduc pour se trouver au niveau de la chaussée haute, dont j’ai déjà dit quelques mots. Sa construction débuta au tout début des années 1980 à partir du campus, et devait se poursuivre à travers le quartier duTriolo avant de gagner le centre. Un centre commercial et un ensemble de locaux associatifs et d’équipements scolaires fut dessiné sur la dalle par les urbanistes autour de la future station de métro, au-dessus du sol où circulerait le trafic automobile. Mais en 1977, alors que les chantiers battaient leur plein, la création de la commune de Villeneuve d’Ascq et les élections municipales associées portèrent au pouvoir un jeune villeneuvois, Gérard Caudron, élu sur la base d’une critique assez sévère de l’EPALE, exploitant l’exaspération des nouveaux habitants face aux chantiers à répétition, et leur crainte que toutes ces constructions n’altèrent le cadre de vie verdoyant qu’ils avaient justement choisi. La construction du métro devint le symbole de la tyrannie technocratique des urbanistes. Et le maire fit valoir que le viaduc en construction introduirait dans la ville une source de nuisance sonore et de dangerosité insupportable. Il exigea, et obtint finalement, que le métro passe en souterrain. Mais comme le premier tronçon du viaduc était déjà construit sur le campus, il fallut ouvrir une très longue trémie pour que l’infrastructure puisse descendre dans le tunnel percé sous le centre-ville et jusqu’à Lille. Ce changement eut deux lourdes conséquences pour le quartier de Triolo. Premièrement, la dalle centrale, déjà construite, se retrouva perchée au-dessus du métro et non au même niveau. Deuxièmement, la trémie du métro coupe le quartier en deux rives distinctes, et il fallut pour les relier construire une série de passerelles. Entre ces ouvrages et ceux qui donnent accès à la dalle centrale, le quartier se trouve aujourd’hui hérissé d’un lacis serré de rampes, d’escaliers, de piliers et de culées graffitées à l’intérieur duquel même le passant habitué hésite parfois sur l’itinéraire qu’il doit suivre. Ici, comme dans la ZAC du Recueil, la question se pose de ce que ce paysage urbain doit au Plan. On voit bien un abandon du plan mais cet abandon va tellement loin qu’on est presque dans un rapport d’inversion, de reflet.

 

Conclusion

Ce que ces exemples montrent, c’est que l’efficacité des plans, c’est-à-dire leur capacité à agir dans l’espace, tient moins à ce qu’ils produisent qu’à ce qu’ils induisent, c’est-à-dire à des choses qui n’auraient pas eu lieu si le plan n’avait pas été là mais qui ne sont pas celle que le plan a prescrites. On est dans une forme d’efficacité tout à fait particulière mais passionnante pour laquelle il faudrait inventer des méthodes interprétatives qui s’intéresseraient aux trois corpus que je vous ai présentés, le corpus des archives, le corpus du terrain et le corpus produit par la comparaison du plan et du paysage en lesanalysant à traversdeux registres, celui de l’explicite et celui de l’implicite. Ce que je propose c’est de considérer que le projet de paysage n’est pas contenu dans les formes qu’il installe lors du chantier mais danscelles qui s’y invitent à partir de ses altérations successives.

Figures et illustrations

Figure 1 :

Le Schéma d’Aménagement et d’Urbanisme du Secteur Est de Lille (SDAUSEL) et l’extraction de la portion du plan étudiée

Figure 2 :

Extrait du SDAUSEL sur le secteur du Recueil, photographie satellitaire du quartier et coupes réalisées par des étudiant-es de l’ENSAPL sur la coulée verte qui y a été aménagée

Figure 3 :

Vue satellitaire du quartier du Triolo et son équivalent extrait du SDAUSEL