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Léon Jaussely et le plan de liaisons de Barcelone – Vers un urbanisme scientifique

par Beatriz Fernández Águeda

Résumé

En 1905, Léon Jaussely – futur lauréat du concours pour le Plan d’aménagement et d’extension de Paris – remporte le concours pour le Plan de liaisons de Barcelone avec un projet intitulé Romulus. Il est par la suite chargé d’élaborer un plan définitif qui est approuvé en 1907. Il s’agit, en effet, du premier d’une série de concours internationaux que les architectes français remporteront dans les années suivantes, d’où son caractère pionnier.
Cette communication vise à resituer le Plan de liaisons dans le débat urbanistique international du début du XXe siècle et, notamment au contexte français dans lequel Jaussely s’est formé. La comparaison entre le projet présenté au concours et la version définitive du Plan de liaisons permettra de mettre en évidence des différences importantes qui témoignent non seulement de l’évolution de la pensée de Jaussely, mais aussi des transformations d’une discipline encore en formation.

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=201

DOI

10.25580/IGP.2013.0015

ISO 690

Fernandez Águeda Beatriz, « Léon Jaussely et le plan de liaisons de Barcelone – Vers un urbanisme scientifique », dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, Bordeaux, éditions Biére, 2016, p. 333-354.

MLA

Fernandez Águeda, Beatriz. « Léon Jaussely et le plan de liaisons de Barcelone – Vers un urbanisme scientifique », Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris. Biére, 2016, pp. 333-354.

APA

Fernandez Águeda, B. (2016). Léon Jaussely et le plan de liaisons de Barcelone – Vers un urbanisme scientifique. Dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris (pp. 333-354). Bordeaux: Biére. doi : 10.25580/IGP.2013.0015

DOI : https://doi.org/10.25580/igp.2013.0015

LIEN ABSOLU : https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=201


Français

En 1905, Léon Jaussely – futur lauréat du concours pour le Plan d’aménagement et d’extension de Paris – remporte le concours pour le Plan de liaisons de Barcelone avec un projet intitulé Romulus. Il est par la suite chargé d’élaborer un plan définitif qui est approuvé en 1907. Il s’agit, en effet, du premier d’une série de concours internationaux que les architectes français remporteront dans les années suivantes, d’où son caractère pionnier.
Cette communication vise à resituer le Plan de liaisons dans le débat urbanistique international du début du XXe siècle et, notamment au contexte français dans lequel Jaussely s’est formé. La comparaison entre le projet présenté au concours et la version définitive du Plan de liaisons permettra de mettre en évidence des différences importantes qui témoignent non seulement de l’évolution de la pensée de Jaussely, mais aussi des transformations d’une discipline encore en formation.

English

In 1905, Léon Jaussely – the future winner of the contest for the plan to develop and extend Paris – won a contest for a plan for networks for Barcelona, with his project entitled Romulus. Thereafter, he was commissioned to draw up a final plan, which was approved in 1907. The Barcelona contest was the first in a series of international competitions that French architects would win in the following years, hence its pioneering nature.
This paper endeavours to place Jaussely’s Barcelona plan in the context of the international town planning debate of the early twentieth century, notably the French context in which Jaussely did his training. A comparison between the project presented for the contest and the final version of Jaussely’s plan will highlight important differences that show not only the evolution of Jaussely’s thinking, but also the transformations of a discipline still taking shape.


En 1905, Léon Jaussely remporte le concours pour le Plan de liaisons de Barcelone[1]. Quatorze ans plus tard, il sera lauréat de celui pour le Plan d’aménagement et d’extension de Paris, après avoir été un des rares étrangers à participer, en 1909-1910, au concours pour le Grand Berlin. Mais dans le cas barcelonais, ses prestations ne se réduisent pas, comme à Paris et à Berlin, à fournir des idées. La ville de Barcelone le charge d’élaborer un plan définitif à partir de son projet de concours, ce qu’il fera durant un séjour dans la ville espagnole entre 1905 et 1907[2].

Le travail de Jaussely à Barcelone marque de manière durable sa carrière. Il lui permet tout d’abord de se positionner comme pionnier parmi les architectes français qui remportent, les années suivantes, d’importants concours internationaux ou projets d’urbanisme à l’étranger : André Bérard, premier prix pour le plan d’extension de Guayaquil en Équateur (1906), Henri Prost, premier prix pour le concours d’Anvers (1910), Donat-Alfred Agache, troisième prix pour celui de Canberra (1912), et Jacques Gréber qui réalise le Fairmount Parkway à Philadelphie (1917). Dans le mémoire présenté en 1919 au Conseil Général de la Seine en vue de l’ouverture du concours pour l’extension de Paris, le Préfet de la Seine met d’ailleurs en avant « [qu’]il s’est créé toute une école française [d’urbanisme] dont les avis et les travaux font autorité, et dont la maîtrise s’est affirmée avec éclat dans les concours internationaux de Barcelone, d’Anvers, de Guayaquil et de Chicago (sic) »[3].

Le plan de Barcelone est ainsi essentiel pour la formation de Jaussely à l’urbanisme. Il y met à l’épreuve certaines idées et méthodes qui constitueront par la suite le credo urbanistique qu’il transmet dans les années vingt à ses étudiants de l’École des Beaux-Arts et de l’École des Hautes Études urbaines rappelant que « ce travail que j’ai mené pendant plusieurs années m’est resté profondément dans l’esprit »[4].

Alors que l’historiographie espagnole sur le plan Jaussely pour Barcelone insiste sur son adéquation aux problématiques de la municipalité[5], cette communication vise davantage à resituer le Plan de liaisons dans le débat urbanistique international du début du xxe siècle et, notamment dans le contexte français dans lequel Jaussely s’est formé[6]. La comparaison entre le projet présenté au concours (1904-1905) et la version définitive du Plan de liaisons (1907) permet de mettre en évidence des différences importantes qui témoignent non seulement de l’évolution des connaissances de cet urbaniste autodidacte, mais aussi des transformations d’une discipline encore en formation.

La formation en urbanisme d’un architecte Beaux-Arts

Quand Léon Jaussely (1875-1932) décide au début de 1904 de participer au « Concours international d’avant-projets de liaisons entre l’Ensanche de Barcelone et les communes annexées »[7], il vient d’obtenir le diplôme d’architecte à l’École des Beaux-Arts de Paris. Un an plus tôt, il a reçu le Grand Prix de l’Académie de Rome et réside de ce fait à la Villa Médicis. Sa formation a été jusque-là essentiellement architecturale. Lors de ses études, il a cependant abordé la question de l’espace public et proposé deux projets de grandes places pour lesquelles il a remporté respectivement le concours Chenavard en 1902 et le Grand Prix de l’Académie de Rome un an plus tard[8]. D’un point de vue formel, ces projets s’inscrivent complètement dans la tradition Beaux-Arts[9].

Avec le concours du Plan de liaisons de Barcelone, Jaussely se confronte donc, pour la première fois, à l’échelle d’un territoire de grande ville, exigeant un mode de conception et d’intervention différent de son savoir-faire d’architecte. L’aménagement urbain rend nécessaire la mobilisation d’autres ressources pour cerner une problématique spatiale complexe. Cependant, au début de l’année 1904, les références disponibles pour un architecte français sont encore très limitées. Certes, les traités allemands sur les extensions urbaines, datant de la fin du xixe siècle, sont en principe disponibles, et la première édition du livre d’Ebenezer Howard sur la cité-jardin a été publiée en 1898[10], mais aucun de ces ouvrages n’a été traduit ou diffusé en France. Par ailleurs, le terme « urbanisme » n’est pas encore en usage[11] et il n’existe pas de réelle formation dans cette discipline[12]. Les premiers textes français sont, en effet, publiés quelques temps plus tard, à l’exception des premiers fascicules des Études sur les transformations de Paris d’Eugène Hénard sortis précisément en 1903 et 1904[13].

Comme il le reconnaîtra lui-même dans une lettre à Augustin Rey, Jaussely ne peut alors compter que sur sa propre expérience, c’est-à-dire sur sa formation d’architecte et sa connaissance des interventions d’Haussmann et d’Alphand à Paris.

« N’ayant encore à ce moment nullement étudié la construction des villes allemandes (ce que j’ai fait après, je le reconnais), je revendique d’avoir alors tiré de mon propre fonds absolument toute la conception que j’ai imaginée alors, théorique et pratique, de la construction des villes modernes et des applications proposées par moi au plan de Barcelone. »[14]

Les références à la composition classique sont très présentes dans les vues et les perspectives de places, d’avenues et de parcs dans l’avant-projet pour le concours. Il est également possible de trouver des similitudes entre ses précédents projets de grandes places et esplanades et la composition qu’il donne à la place des Gloires Catalanes. Enfin, le réseau de voies diagonales, transformant l’Ensanche[15] par des percées, reflète la double influence haussmannienne et de la tradition Beaux-Arts, mais il obéit aussi à des nécessités fonctionnelles, notamment en termes de connexions, qui s’éloignent de la vision de la ville comme objet artistique.

En tout cas, le projet du concours témoigne d’une ouverture aux innovations contemporaines. Jaussely vient manifestement d’étudier les travaux de Hénard dont il s’inspire dans trois aspects essentiels de son plan. Tout d’abord dans la réalisation de diagrammes théoriques, qui reprennent les schémas circulatoires réalisés par Hénard pour Paris, Londres, Moscou et Berlin[16]. Ensuite, dans le calcul des espaces libres nécessaires à Barcelone qu’il compare avec ceux établis par Hénard pour Paris et Londres[17]. Enfin, dans le profil de l’Avenue du Parc qui prend la forme du « boulevard à redans » proposé par Hénard.

Lorsque la Ville de Barcelone le charge de retravailler son projet de concours pour établir un plan opératoire, Jaussely demande l’autorisation à l’Académie de France à Rome de déménager à Barcelone, où il passera deux ans à travailler sur le plan définitif, remis à la fin de l’année 1907[18].

Alors que l’avant-projet du concours mentionne peu de sources étrangères, le mémoire du plan définitif est au contraire truffé de références aux manuels d’urbanisme allemands et anglo-saxons – Baumeister, Stübben, Sitte, Howard, etc. – ainsi qu’aux nouvelles publications françaises, notamment celles d’Hénard et de Forestier[19]. Face à la commande officielle d’un plan d’urbanisme d’une remarquable complexité, Jaussely s’est ainsi soucié d’établir l’état des savoirs en rassemblant les ouvrages internationaux récents les plus pertinents pour établir son plan. Le fait urbain a connu de profondes mutations depuis Haussmann et Cerdà, et cela impose une transformation des dispositifs et des outils d’intervention sur la ville, éloignés des modèles de référence du xixe siècle.

La critique de Jaussely envers l’Ensanche – « aujourd’hui nous le trouvons géométrique, froid et insuffisant »[20] – semble faire écho au manuel de Reinhardt Baumeister : « Comme on critique déjà certains plans de ville qui ont seulement quelques décennies de vie ! L’évolution d’une ville, qui est un organisme vivant et croissant, n’aura pas à se limiter exactement à un moule prédéterminé. »[21] L’uniformité et la rigidité de la trame urbaine de Cerdà concentrent les critiques du Français.

De nouvelles ressources pour de nouveaux modes d’intervention

La correspondance privée de Jaussely révèle qu’il a consulté à la bibliothèque de l’École d’architecture de Barcelone le manuel Der Städtebau que Stübben avait publié en 1890[22]. L’ouvrage n’a pas encore été traduit en français, mais Jaussely en a découvert le propos général dans la traduction par Charles Buls d’une conférence tenue par Stübben au Congrès international des Ingénieurs, lors de l’Exposition universelle de Chicago, en 1893[23]. Dans le prologue à cette retranscription, l’ancien bourgmestre de Bruxelles, par ailleurs bien connu en France, qualifie Der Städtebau d’« étude complète et méthodique de tout ce qui a rapport à la construction des villes »[24]. Jausely a ainsi l’opportunité d’étudier à Barcelone le manuel de Stübben qui restera pour lui une référence fondamentale tout au long de sa carrière[25]. Les citations dans le mémoire du plan définitif sont nombreuses, mais c’est dans le zonage et dans les coupes de voirie que l’influence de l’Allemand est la plus manifeste.

En outre, dans les trois ans qui séparent le concours du Plan de liaisons et la remise du plan définitif (1907), deux ouvrages clefs sont publiés en France qui influencent la pensée de Jaussely. D’une part, Georges Benoit-Lévy publie, en 1904, La Cité-jardin, qui inaugure en France la diffusion des principes de la garden-city anglaise. Jaussely note dans son mémoire que cette forme urbaine s’adapte particulièrement bien aux singularités topographiques de Barcelone, notamment pour les extensions résidentielles sur les flancs des collines de Tibidabo et de Montjuic pour lesquels il trace un système de voies sinueuses.

D’autre part, Forestier publie, en 1906, Grandes villes et systèmes de parcs, un ouvrage qui fait connaître en France l’urbanisme paysager de Frederick Law Olmsted et les systèmes de parcs américains[26]. Cette vision systémique d’espaces libres en réseau, hiérarchisés et connectés, accompagne par la suite Jaussely tout au long de son œuvre et s’affirme comme l’un des éléments structurants qui différencient l’avant-projet du Plan de liaisons définitif. L’intérêt de Jaussely pour le livre de Forestier se manifeste dans une série de croquis, avec notamment l’exécution de plusieurs schémas d’après les illustrations de l’ouvrage, sorte de prise de notes constitutive de sa formation d’architecte pour qui redessiner est un outil privilégié d’analyse, d’expression et d’apprentissage[27].

Le concours pour le Plan de liaisons

L’annexion en 1897 des municipalités périphériques de Barcelone est à l’origine du concours de 1905. De fait, la dénomination « Plan de liaisons » renvoie à la dualité de l’agglomération urbaine d’alors, constituée de la trame régulière et planifiée de l’Ensanche et, des anciens bourgs ruraux, développés de façon fragmentaire quasiment sans régulation. Entre le quadrillage de Cerdà et ces noyaux urbains périphériques, il existe certes des connexions routières anciennes, rendues insuffisantes du fait du développement urbain et industriel. En ce sens, et par rapport à d’autres villes qui lancèrent des concours d’urbanisme dans ces années là, Barcelone ne recherche pas un plan d’extension – puisque l’Ensanche est loin d’être entièrement construit –, mais en revanche un plan connectant la ville avec ses faubourgs récemment annexés ainsi qu’avec les villages de Sarria et Horta au nord-ouest qui ne l’étaient pas encore. Le sujet du concours ne fut donc pas l’extension mais la structure urbaine et les liaisons à renforcer ou à créer entre ces tissus urbains hétérogènes :

« L’objectif du concours est l’étude et la formation d’un avant-projet de liaisons de l’ancien centre-ville de Barcelone avec les villages annexés, de ces villages entre eux et de l’Ensanche actuel avec les villages de Sarrià et d’Horta non annexés, en proposant des extensions, modifications, créations de zones limitrophes, chemins de ceinture et tout ce qu’exige la liaison rationnelle et logique des zones urbaines distinctes ou urbanisables intégrées dans ce terme. »[28]

Mais Jaussely ne se limite pas à proposer un nouveau réseau viaire : il conçoit un schéma territorial d’ensemble pour l’agglomération barcelonaise qu’il réorganise par des tracés majeurs en prenant en compte la topographie et l’organisation économique et industrielle. Si les plans d’échelle métropolitaine se généralisent dans toute l’Europe à partir du concours du Grand Berlin en 1910, le Plan de liaisons, antérieur à cette date, revêt bien un caractère précurseur.

« Le programme […] consistait à former de toutes les parties éparses et disposées les unes par rapport aux autres d’une manière quelconque, une vaste composition générale, dans laquelle elles fussent incorporées en les reliant d’une manière rationnelle au centre et entre elles, car jusqu’alors cela faisait fort à désirer. Cette incorporation à des dispositions déjà existantes dans le plan général était faite sans rien forcer […]. Toutes les lignes se liaient naturellement, qu’elles fussent anciennes ou nouvelles, évidemment cela fut très apprécié. »[29]

La rénovation de l’Ensanche par de nouvelles percées diagonales affecte presque exclusivement la partie est de la ville qui est à peine construite. Tout en concentrant son propos sur la structuration et la hiérarchisation des tracés face au développement désordonné de la périphérie, Jaussely introduit une certaine diversité des voies et des formes urbaines en contraste avec l’isotropie de l’Ensanche à l’égard duquel il reste critique. L’urbaniste français dédie le chapitre VI du mémoire du Plan de liaisons définitif à une « Étude critique du plan de Cerdà ». Après avoir signalé les avantages en termes d’hygiène apportés par les larges rues et les vastes cours des pâtés de maison, il constate pourtant que « la règle artistique la plus élémentaire n’a pas été appliquée dans ce plan ». Il critique également l’absence de places et de jardins publics, ainsi que l’uniformité des tracés, soulignant qu’il « manque des diagonales » et concluant qu’« il n’y a pas de squelette »[30]. Son projet a justement pour objectif de doter la métropole d’une structure d’ensemble, de ce « squelette » qui lui manquait.

Pour Robert de Souza, l’un des principaux intérêts du plan de Jaussely réside dans le fait de « multiplier les contrastes et créer la diversité en s’appuyant sur le caractère existant »[31]. En effet pour un architecte formé dans la tradition Beaux-Arts, le réaménagement de la ville ne peut uniquement prendre en compte les aspects techniques – comme c’était le cas, de Cerdà –, mais il doit également répondre à des critères artistiques, selon une posture qui coïncide d’ailleurs avec la pensée de Stübben ou de Sitte[32].

L’évolution entre l’avant-projet et le plan définitif

L’influence des outils conceptuels introduits entre 1905 et 1907 est manifeste chez Jaussely. En effet, la comparaison des deux versions du Plan de liaisons permet de comprendre la réception des auteurs mentionnés – Stübben, Howard, Forestier, Hénard. Afin d’analyser en détail les évolutions entre l’avant-projet et le plan définitif, il convient d’étudier séparément les trois systèmes qui constituent le squelette de la ville, le système viaire, celui des espaces libres et le zonage des quartiers, selon les catégories définies par Stübben et que Jaussely fait siennes en les reprenant dans ses cours à l’École des Beaux-Arts et à l’École des Hautes Études urbaines.

Le système de communications

Ce qui frappe au premier regard, dans le réseau de communications proposé par Jaussely, est la superposition de percées diagonales au réseau en damier de l’Ensanche qui semblent renvoyer aux interventions haussmanniennes ou à certains projets du City Beautiful Movement américain. Mais il est important de souligner que ces percées ne constituent qu’une partie d’un dispositif beaucoup plus complexe qui vise à structurer l’agglomération dans son ensemble.

Dans l’avant-projet, Jaussely dessine un schéma des liaisons entre la trame urbaine de Barcelone et ses centres périphériques en reprenant la trame viaire de l’Ensanche – dont les percées diagonales – et la création de trois nouveaux boulevards circulaires. Le nouveau réseau diagonal obéit à une logique fonctionnelle visant à réorganiser l’espace économique et à améliorer l’efficacité des transports, notamment ceux des marchandises. En outre, Jaussely propose trois boulevards de ceinture spécialisés : l’Avenida de la Industria, située près du centre-ville, relie les zones industrielles, existantes et prévues, en concentrant le trafic lourd tout en évitant l’intrusion de celui-ci dans le centre-ville ; le Paseo de Ronda, deuxième boulevard de ceinture, unit les centralités périphériques, voire les villages annexés et des zones résidentielles disséminées, concentrant les déplacements de la population ; le troisième boulevard de ceinture, appelé Paseo rural, est intégré dans le plan définitif. Il vient renforcer la nouvelle organisation en adaptant son tracé à une topographie abrupte et constitue une sorte de limite à l’extension qui ne semble pas étrangère au modèle howardien de la cité-jardin.

Cependant, l’évolution la plus remarquable dans le plan définitif concerne la spécialisation et la hiérarchisation des voies dans leur profil et gabarit en fonction de l’intensité du trafic et de l’usage des îlots adjacents, même si l’intention était déjà là dans le projet du concours. Jaussely reprend la classification fonctionnelle d’Eugène Hénard publiée dans le quatrième fascicule des Études sur les transformations de Paris, à savoir circulation domestique, professionnelle, économique, mondaine, festive et populaire. Il produit plus de cent coupes sur la voirie qui reprennent les codes graphiques du manuel de Stübben et répondent à des calculs scientifiques sur le volume des flux et le type de circulation. En effet, certaines affirmations que l’on trouve dans le mémoire du Plan de Liaisons – « les rues requièrent la plus radicale des différenciations entre elles, selon l’utilité et l’objet auxquelles elles correspondent du point de vue pratique et économique »[33] – renvoient aux principes de l’Allemand : « Les rues et les places d’une ville doivent […] répondre de la façon la plus complète aux exigences de la circulation, car leur destination principale est de servir au trafic de la ville. »[34]

Par ailleurs, l’agglomération barcelonaise nécessite une restructuration du réseau ferroviaire. Lors de sa première visite à Barcelone en 1904, Jaussely avait repéré l’insuffisance des voies ferrées et leurs interférences avec la circulation routière. Il s’agissait selon lui d’un des principaux problèmes de Barcelone[35]. Alors qu’il n’a fait qu’esquisser une solution à ce problème dans l’avant-projet, il va plus loin dans le projet définitif en s’appuyant sur deux idées principales : tout d’abord, en proposant la séparation du trafic des marchandises de celui des voyageurs, ce qui implique la spécialisation et le dédoublement de certaines lignes ; ensuite, en envisageant différents dispositifs pour minimiser les croisements avec la circulation routière – élimination des passages à niveau, suppression du transit des trains de marchandises dans le centre-ville, réorganisation des gares. Dans ses projets pour Berlin et Paris, respectivement en 1909-1910 et en 1919, Jaussely reprend ces points pour en faire un paramètre essentiel au développement rationnel des deux capitales.

Comme dans le cas du réseau routier, Jaussely travaille à distinguer les réseaux ferroviaires. Il concentre le trafic des marchandises sur une nouvelle ceinture ferroviaire qui relie également toutes les zones industrielles par un tracé en parallèle à l’Avenue de l’Industrie. À l’intérieur de ces zones, il multiplie les dessertes ferroviaires destinées « au service de chacun des grands centres de fabrication, en les connectant aux grandes lignes dans la station de marchandises de chacun de ces centres »[36]. Dans un deuxième temps, il envisage le déplacement des zones de triage et la construction à cet effet de deux grandes gares aux deux extrémités de la ville. On retrouve ce dispositif dans ses projets pour Berlin et Paris. Il montre là un intérêt qui ira croissant pour l’organisation économique, la logistique et la rationalisation de la production industrielle à l’échelle métropolitaine.

Les trains grands voyageurs pénètrent en ville en empruntant les lignes existantes, certaines nouvelles gares servant à la fois au trafic de banlieue et au trafic longue distance. À la différence du soin apporté aux profils des rues et des routes, Jaussely ne fournit pas de coupes sur les voies ferrées. On ne sait donc pas jusqu’à ce jour s’il imaginait des infrastructures en tranchée, en viaduc ou partiellement recouvertes.

Dans le système de voirie comme dans le réseau ferroviaire, les différences les plus importantes entre les deux versions du plan ne résident pas dans les tracés. Il s’agit surtout d’une évolution conceptuelle basée sur une séparation des flux et une hiérarchisation entre eux. Les deux principes semblent bien anticiper de nouvelles formes d’intervention sur la ville selon des principes scientifiques que Jaussely développera les années suivantes en rapport avec les débats internationaux. Dans le plan d’extension de Paris, cette séparation semble totalement aboutie, et chacun des réseaux répond exclusivement à un type de circulation – marchandises, grandes lignes, trains de banlieue et réseau routier pour les loisirs –, avec en conséquence le dédoublement, voire le quadruplement systématique des lignes ferroviaires et même des routes.

Le système d’espaces libres

La planification des espaces libres connaît une évolution plus radicale encore entre l’avant-projet et le Plan de liaisons définitif, pas tant du point de vue quantitatif que dans le dispositif envisagé. Les espaces libres épars de l’avant-projet sont intégrés en un système métropolitain qui renvoie aux systèmes de parcs américains, diffusés en France grâce à l’ouvrage de Forestier.

Dans les dernières décennies du xixe siècle, le débat sur les espaces dits « libres » dans les grandes villes reposait sur des arguments de salubrité, portés en France par des cercles hygiénistes et réformateurs. Dans son troisième fascicule d’Études sur les transformations de Paris, publié à la fin de l’année 1903, Eugène Hénard apporte des éléments statistiques, en relevant l’insuffisance des espaces verts à Paris par rapport à Londres tout en quantifiant ceux qui seraient à créer. Dans son avant-projet, Jaussely reprend les codes graphiques des schémas de Hénard pour indiquer l’emplacement des parcs et jardins publics et affiche l’objectif de les faire passer de 9,30 % à 16 % de la superficie totale de Barcelone pour dépasser ainsi Londres (14,5 %) et Paris (10 %)[37].

Outre les aspects quantitatifs, Jaussely étudie, dans la première version du plan, la répartition des espaces libres afin d’en assurer l’accessibilité à la population. L’emplacement des parcs et des jardins permet également de séparer les zones industrielles et résidentielles pour éviter les nuisances. Si la référence à Hénard concerne les aspects quantitatifs et distributifs, la référence formelle de l’avant-projet puise dans la tradition paysagiste française depuis Alphand. Des esquisses pour les futurs parcs de Barcelone s’inspirent par exemple du parc Montsouris ou des promenades de Paris[38].

En l’espace de quelques mois, Jaussely s’approprie, là-aussi, de nouvelles théories venant de l’étranger, car la publication en 1906 de Grandes villes et systèmes de parcs de Forestier avait fait connaître, entre-temps en France, les systèmes de parcs américains. Ainsi ce qui apparaissait dans l’avant-projet comme un ensemble de parcs épars se transforme dans la version définitive en un système de parcs hiérarchisés, déclinant les échelles des grands parcs périphériques aux places et squares de quartier qui s’entrelacent dans un réseau « d’avenues-jardin » dans le style des parkways américains. Dans le mémoire du plan définitif, Jaussely cite comme référence le livre de Forestier et les parks systems de Buffalo et de Boston conçus par Frederick Law Olmsted[39], adoptant d’ores et déjà la dénomination de « système de parcs » dans la description de sa proposition. Les liaisons du plan de Jaussely ne sont donc pas limitées au réseau routier, comme l’envisageait le programme du concours, mais incluent les avenues-jardins qui renforcent les connexions.

C’est notamment sur cette question que le Plan de Barcelone s’avère une étape dans la pensée de Jaussely. Dans ses plans d’extension pour Berlin et Paris, le système de parcs, encore plus complexe et hiérarchisé, s’étend à l’échelle régionale. Pour Paris, notamment, les avenues-jardins forment un réseau continu, dédié à la circulation dite touristique ou de loisirs – entre-temps l’automobile a généré d’autres types de promenades. Le dispositif s’étend ainsi sur l’ensemble du Grand Paris, intégrant les bois et les forêts existants en les préservant de l’urbanisation. Jaussely introduit alors la notion de « système de forêts »[40].

Zonage et morphologie des quartiers

Le « système de zones de construction » – tel que traduit littéralement du mémoire en espagnol – constitue la première marque d’intérêt pour un sujet qui préoccupera Jaussely tout au long de sa carrière. Quelques années plus tard, dans son intervention au Congrès général du génie civil en 1918, il notera que « le quartier spécialisé a été un fait d’urbanisme de toutes les époques et de toutes les civilisations »[41]. En effet, il ne s’agit pas seulement d’imposer un zonage – il évite même le terme –, mais de conforter le caractère de chaque quartier. Pour lui, la « spécialisation » est, tout d’abord, le moyen de mieux organiser la ville d’un point de vue économique, elle est ensuite une façon de rompre avec l’uniformité des villes modernes et, enfin, elle permet d’améliorer les conditions d’hygiène. Pour Jaussely, la différenciation des quartiers – et, en conséquence, celle des réglementations urbaines – est indispensable pour améliorer le fonctionnement de l’agglomération urbaine.

Si Jaussely refuse le modèle du zoning américain et la spécialisation absolue des zones, il défend à l’inverse, le modèle allemand dans lequel chaque quartier est caractérisé par une fonction prédominante mais admet, en même temps, d’autres usages. Seules les zones industrielles, de par leurs nuisances, doivent avoir une vocation exclusive[42]. La division en zones des villes allemandes est, en effet, un modèle constant pour l’architecte français qui intègre cette référence dans la version définitive du Plan de liaisons. Ses plans pour Barcelone et Paris reprennent les mêmes régulations que certaines villes allemandes. Pour Barcelone, il renvoie aux « classes » de construction décrites dans le traité de Stübben – en allemand Bauklassen – ; pour Paris, aux principes de densité et de morphologie décroissante, comme à Munich et Berlin, dont la silhouette urbaine forme une sorte de pyramide écrasée qui s’accompagne de l’ouverture progressive des îlots du centre vers la périphérie. Enfin, il prône la spécialisation des quartiers et l’utilisation des régulations différenciées dans l’aménagement des villes détruites au cours de la Première Guerre mondiale – en évitant pourtant de mentionner explicitement l’ennemi[43].

À ce sujet, les différences entre l’avant-projet de Barcelone et le plan définitif sont très nettes. Le premier incluait un « Plan caractérisant les diverses zones de construction » (Plan no 8) qui répondait au programme du concours exigeant de définir la dimension des îlots et leur principale affectation fonctionnelle. Pour la Ville de Barcelone, il s’agissait sans doute d’étendre un ensemble de régulations similaires à celles qui s’étaient appliquées à l’Ensanche. Un des apports majeurs de Jaussely au concours – qui est d’ailleurs signalé par le jury – consiste à décliner ensemble usages et typo-morphologie. L’avant-projet témoigne donc déjà d’une attention à différencier le paysage en définissant plusieurs typologies et usages dans la trame uniforme de Cerdà. Dans le plan définitif, le zonage devient définitivement systématique avec une division générale de la ville en trois grandes zones – industrie, commerce et résidence – qui sont elles-mêmes redivisées en « classes » pour favoriser la mixité. À l’instar de Stübben, Jaussely propose trois « systèmes de construction » : îlots fermés, semi-ouverts avec des immeubles non mitoyens, et îlots ouverts[44]. Si, dans l’avant-projet, il avait travaillé avec les dimensions des îlots de Cerdà, dans le plan définitif, il reprend les dimensions recommandées par Stübben. Ainsi, les îlots de logement collectif sont de 60 sur 120 m, ceux pour l’habitat individuel (villas) mesurent 80 × 160 m pour le type semi-ouvert, et 100 sur 200 m pour le type ouvert. Enfin, les îlots de logements ouvriers sont de 35 à 50 m de large pour 100 à 150 m de long[45]. Jaussely reprend ces dispositifs dans ses projets ultérieurs en les précisant, notamment pour le plan d’extension de Paris.

Barcelone aura donc été, pour Jaussely, un terrain d’expérimentation et d’apprentissage. L’avant-projet est pour lui l’occasion de mettre à l’épreuve sa formation d’architecte pour intervenir à l’échelle de la ville, ce qui était loin d’être évident. Par la suite, il dut se confronter à l’opinion locale qui qualifiait son avant-projet de « plan idéal pour la ville du futur »[46], voire d’utopique, voire d’irréalisable. En retravaillant son projet pour fabriquer une deuxième version, il développe non seulement des solutions techniques aux problèmes soulevés par le développement urbain – profils de voirie, tracés des chemins de fer etc. –, mais pense aussi aux moyens destinés à affronter les coûts de ces réaménagements. Dans le plan définitif, il propose notamment un système de récupération de la rente foncière pour financer les réseaux. Cette attention à la faisabilité économique des plans d’urbanisme reste une constante dans la suite de son œuvre. Le jury du concours pour l’extension de Paris indique précisément que Jaussely est l’un des seuls à avoir traité la question des moyens financiers[47]. Malgré tout, le Plan de liaisons ne pourra anticiper certains écueils que la planification urbaine naissante rencontrera à Barcelone et ailleurs.

Si le plan de Jaussely n’a pas été réalisé dans son intégralité, c’est en raison des changements dans le gouvernement local, mais aussi à cause de la réaction des propriétaires fonciers qui n’y voyaient pas leur intérêt. En 1914, le gouvernement progressiste de la Ville de Barcelone entreprend l’élaboration d’un nouveau Plan de liaisons qui se base largement sur celui de Jaussely. Afin de surmonter les fortes oppositions locales, le plan municipal, finalement approuvé en 1918, se limite à améliorer les connexions viaires entre Barcelone et les communes adjacentes, en revenant à l’objectif initial tel qu’exprimé dans le programme du concours.

La vision de Jaussely d’un plan d’urbanisme conçu comme un dispositif global, visant à réorganiser l’agglomération urbaine dans son ensemble, – ce qui s’inscrivait pleinement dans les attentes disciplinaires internationales de l’époque –, sera finalement écartée. Pour autant, le Plan de liaisons de Jaussely ne peut être considéré comme un échec parce que non accompli. À l’instar d’autres plans d’urbanisme de l’époque, qui n’ont été que partiellement suivis de réalisations, il a fortement contribué à faire évoluer la pensée d’une discipline alors en construction.

Figures et illustrations

Figure 1 :

L’agglomération barcelonaise en 1900. Source : cartothèque digitale, Institut Cartogràfic de Catalunya, Lien vers la source

Figure 2 :

Plan de l’avant-projet soumis au concours, 1905. Tissu existant et nouveaux tracés. Source : Centre d’archives de la Cité de l’architecture et du patrimoine, Fonds Jaussely, LJ-DES-008-07-01

Figure 3 :

Plan de liaisons définitif. Schéma des voies principales, avec les trois boulevards de ceinture. Source : Arxiù Contemporani de Barcelona, Memoria del Proyecto de Enlaces de la Zona de Ensanche de Barcelona y de los Pueblos agregados, 1907.

Figure 4 :

Le système d’espaces libres du Plan de liaisons définitif. Source : Centre d’archives de la Cité de l’architecture et du patrimoine, Fonds Jaussely, LJ-DES-008-05-01

Figure 5 :

Comparaison des plans de zonage de l’avant-projet et du plan définitif. Sources : Arxiù Historic de Barcelona, Avantprojecte d’Enllaços de la ciutat de Barcelona, no 8, Plano caracterizando [sic] las diversas zonas de las Construcciones, 1905 ; et Arxiù Contemporani de Barcelona, Plano de zonificación, 1907.

Figure 6 :

Comparaison des plans de zonage de l’avant-projet et du plan définitif. Sources : Arxiù Historic de Barcelona, Avantprojecte d’Enllaços de la ciutat de Barcelona, no 8, Plano caracterizando [sic] las diversas zonas de las Construcciones, 1905 ; et Arxiù Contemporani de Barcelona, Plano de zonificación, 1907.