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Capitale et métropole dans la première modernité (XVIe-XVIIe siècles)

par Diane Roussel

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DOI

10.25580/IGP.2020.0014

Maîtresse de conférences UGE-ACP


Comme l’expliquait Antoine Laporte précédemment, les interrogations sur le statut de capitale n’apparaissent que lorsque celle-ci change. Cependant, pour Paris qui se prétend éternelle, plus éternelle même que la ville de Rome, cela pose des difficultés. Dans l’historiographie de la première modernité, discuter et interroger le statut de capitale de Paris n’est pas simple puisque cela revient à interroger une évidence.

            Je suis partie, consciencieusement, de l’Aventure des mots de la ville et de la notice que l’historienne Brigitte Marin a proposée pour le mot « capitale », et aussi, de manière classique, de la définition de ce même mot dans le dictionnaire de la langue française de Furetière de 1690. Celui-ci définit la capitale comme le chef – en référence au terme latin caput (la tête) – qui désigne la prééminence de la cité sur une hiérarchie urbaine et aussi le siège et la source du pouvoir. On peut partir de cette définition assez étroite de la capitale au sens politique, telle qu’on la trouve dans les ordonnances royales dès le milieu du XIVe siècle, puis reprise et largement justifiée dans l’historiographie dès le début du XVIe siècle.

            À cette époque, les Histoires de France et Histoires de Paris construisent une histoire conjointe et même confondue de la monarchie française et de la ville. Elles font la louange de Paris en accumulant un certain nombre de valeurs qui assoient sa position prééminente et construisent un récit de la cité capitale par l’évidence. Cette fonction politique très forte semble naturelle pour Paris et le royaume de France puisque l’historiographie classique de Paris se construit parallèlement et en imbrication avec l’histoire de la construction de l’État français. Ainsi le statut de capitale pour Paris est non seulement présenté comme très ancien, mais cette évidence se renforce, au fur et à mesure qu’on avance dans le temps, avec la centralisation institutionnelle et la construction dans un sens absolu d’un pouvoir monarchique chanté comme immémorial (Myriam Yardeni, « Le mythe de Paris comme élément de propagande à l’époque de la Ligue » et « Paris dans les ‘Histoires de France’ du XVIIe siècle », rééd. dans Enquêtes sur l’identité de la ‘nation France’ de la Renaissance aux Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2005). Le premier ouvrage de référence, invoqué systématiquement dans les travaux qui s’interrogent sur la capitale, est Paris, fonctions d’une capitale, sous la direction de l’historien Roland Mousnier (Hachette, 1962, issu d’un colloque de 1961). Les auteurs y décrivent successivement la fonction religieuse de Paris, sa fonction politique, sa vocation universitaire puis ses fonctions économiques ; cette table des matières traduit la conception d’une capitale qui serait le produit de l’ensemble ces différentes dimensions, empilées les unes sur les autres. Paris apparaît comme la capitale politique et administrative du royaume, en raison de la localisation du Parlement de Paris, première cour souveraine du royaume de France, qui assoit cette position de centralité administrative, judiciaire et donc politique, au sens de Roland Mousnier. En définitive, ce premier temps historiographique prolonge l’historiographie royaliste de l’époque moderne, qui voit dans Paris la vitrine de la monarchie française. La capitale morphologique est aussi le fait du prince, caractéristique mise en évidence par une historiographie qui décrit amplement le développement du Paris monumental, un Paris largement royal dont on énumère les grands axes et les grands équipements voulus par la monarchie.

            Plusieurs approches ont cherché ces dernières années à dépasser cette logique, en étudiant l’évolution conjointe et imbriquée du développement de la capitale du royaume de France et du développement de l’absolutisme français, pour réinterroger cette notion de capitale. On s’intéresse alors à la relation entre le roi et la municipalité parisienne, en particulier au début de l’époque moderne. Cette période a souvent été définie comme le moment de la mise sous tutelle des institutions municipales médiévales, sur le modèle des « bonnes villes » qui progressivement auraient été soumises à une autorité monarchique grandissante : l’installation de la statue équestre d’Henri IV sur la nouvelle façade de l’Hôtel de Ville, au-dessus de la porte centrale, en 1605, symbolise-t-elle cette soumission ? Ou doit-on d’abord y lire la célébration de la loyauté des Parisiens et la réconciliation avec le roi après les divisions de la Ligue ? Il faut évidemment être attentifs au contexte de l’après-guerres de Religion : l’autorité royale avait été remise en question par les villes ligueuses (ultra catholiques) dont Paris tenait la tête. Cette situation avait abouti, après la journée des Barricades de mai 1588, à un dédoublement de capitale, comme au XVe siècle quand Paris était sous domination anglaise : une capitale officielle royale et loyaliste à Tours, sans pour autant réussir à prendre le statut de capitale provisoire et sans que cette fonction engendre une transformation spectaculaire de la ville ; un parlement croupion à Paris. Paris et Tours se revendiquent alors toutes deux capitales du pays durant ces quelques années chaotiques. Après le retour de la paix et la reprise en main du pouvoir par le roi Henri IV, le Bureau de la Ville redevient très vite « un instrument entre les mains du roi » (R. Mousnier). L’échevinage parisien se soumet de plus en plus à la monarchie. Cette conception sans doute excessivement téléologique est cependant à nuancer. Comme le montrent l’historien et l’historienne Robert Descimon et Fanny Cosandey (L’Absolutisme en France. Histoire et historiographie, Paris, Le Seuil, 2002) cette soumission n’est pas totale ni absolue et ne marque pas la fin de l’autonomie urbaine, malgré le retour du roi à Paris en 1594. Grâce à des négociations et compromis entre les différents pouvoirs qui s’exercent dans la capitale, la ville conserve une certaine autonomie. La coupure ne s’effectuera que plus tard, au moment de la Fronde (1648-1653), lorsque les modes d’élections changent et que la composition sociale de l’échevinage provoque une vraie rupture.

            Une autre façon d’envisager et de réinterroger la question de la capitale consiste à la déplacer, dans le sillage de l’historiographie curiale plus récente représentée par le collectif dirigé par Léonard Courbon et Denis Menjot (« La cour et la ville dans l’Europe du Moyen Age et des Temps Modernes », Urban history, n°35) et aussi par le travail de Boris Bove, Murielle Gaude-Ferragu et Cédric Michon sur Paris, ville de cour (XIIIe-XVIIIe siècle) (PUF, 2017). Le paradoxe est le suivant : Paris, ville du roi – mais le plus souvent sans roi puisqu’il n’y réside que très ponctuellement – est-elle véritablement une ville de cour ? Paris reste évidemment une ville royale, même si le roi n’y séjourne pas. En effet, de retour de sa captivité de Madrid en 1528, François Ier fait une grande déclaration d’amour à Paris et aux Parisiens et annonce que désormais il y résidera, en réalité ce fut plutôt l’Île-de-France et non Paris intramuros (malgré des travaux au Louvre notamment) qui profita de l’installation de la cour. Caroline Zum Kolk, dans l’article « La sédentarisation de la cour à Paris d’après les itinéraires des derniers Valois (1515- 1589) » (in Paris, ville de cour (XIIIe-XVIIIe siècle), PUF, 2017), explique qu’il est difficile de déterminer précisément le parcours de la cour, car la localisation de la résidence royale s’avère complexe. De plus, on ne peut pas se contenter d’affirmer qu’il ne se passe rien à Paris entre le règne de François Ier et celui d’Henri IV au motif que ce sont des moments de faiblesse du pouvoir royal. Ce serait ainsi oublier notamment que Catherine de Médicis a engagé de son temps des travaux importants dans la ville. Par la suite, la sédentarisation de la cour à Versailles en 1682 ne met pas pour autant fin au statut de capitale de Paris. Les travaux de Laurent Lemarchand sur la Régence montrent que ce moment est intéressant car la monarchie absolue alterne entre deux villes, Paris (qui redeviendra ponctuellement ville de cour en 1715) et Versailles (Paris ou Versailles? : la monarchie absolue entre deux capitales (1715-1723), Comité des travaux historiques et scientifiques, 2014).

            Au-delà d’une histoire politique au sens strict, il me semble intéressant d’envisager une autre dimension, plus culturelle, de la notion de capitale. Récemment, l’historien Thierry Sarmant, dans un ouvrage de vulgarisation intitulé Paris Capitale (Parigramme, 2016, dont le sous-titre de l’éditeur montre bien la confusion des différents termes : Splendeurs et misères d’une métropole, de Lutèce au Grand Paris…), caractérise la spécificité de Paris par rapport aux autres capitales mondiales par son « imaginaire capital », c’est-à-dire son « sentiment d’être une capitale », cultivé depuis longtemps fièrement, « jusqu’à l’aveuglement ». Être une capitale est donc aussi un sentiment, une prétention, voire un rêve, qui se manifeste par ce « complexe de supériorité » des Parisiens qui semble aussi éternel que la ville elle-même. Pour l’historien Boris Bove, la royauté a joué un rôle décisif dans la cristallisation de ce sentiment de supériorité (« Aux origines du complexe de supériorité des Parisiens », in Claude Gauvard et Jean-Louis Robert (dir.), Être parisien, Mémoires de Paris et d’Ile-de-France, 2004, t. 55). Les ordonnances royales, et particulièrement au XVIe siècle, ne cessent en effet de louer « la plus fameuse, la plus populeuse, la plus louable cité de notre royaume mais aussi de la Chrétienté », dans un jeu de rivalité avec la ville de Rome. Cet imaginaire est ancré dans des clichés littéraires anciens où Paris est nécessairement « exceptionnelle », « hors norme », « incomparable », « sans pair ». « Ce n’est pas une ville c’est un monde ! » se serait écrié Charles Quint lorsqu’il traversa la ville en 1540. Ce discours laudatif conditionne sans doute l’écart social et culturel croissant, à l’époque moderne, entre les Parisiens et les provinciaux, écart marqué par le langage, la mode, les mœurs, et un certain mépris pour ce qui n’est pas parisien.

Toutefois, l’exceptionnalité parisienne n’est pas uniquement positive : son caractère hors norme, sans équivalent, attire mais fait peur tout à la fois. Paris forme un modèle d’urbanité pour le meilleur et pour le pire. Avec sa démographie exceptionnelle (300 à 350 -000 habitants au milieu du XVIe siècle), elle écrase la hiérarchie urbaine de France. Rouen est la deuxième ville du royaume avec seulement 70 000 habitants dans la première moitié du XVIe siècle, soit l’équivalent de Londres à la même époque. Cette macrocéphalie hors du commun de Paris suscite à la fois admiration et inquiétude. Le poids démographique renvoie davantage à la notion connexe de métropole, peu utilisée cependant dans les écrits de l’époque moderne, si ce n’est dans l’acception religieuse, c’est-à-dire dans la hiérarchie ecclésiastique et des sièges épiscopaux (Catherine Maumi et Christine Labarre, « Métropole », L’aventure des mots de la ville, Robert Laffont, 2010). Le terme de métropole renvoie aussi, selon les géographes et les économistes, à la question du commandement économique de la capitale. L’historien Robert Mousnier considérait en effet Paris comme capitale économique du royaume, car elle est le coeur de la décision des politiques mercantilistes qui se développent à partir du XVIIe siècle, et car elle est aussi un grand centre de consommation. Des études récentes, dans les années 1990 et début 2000, ont étudié la question de la polarisation des marchandises pour assurer le ravitaillement de Paris. Ce ravitaillement était piloté politiquement depuis le centre de la ville par la Lieutenance générale de police de Paris, ce qui atteste bien de l’étroite articulation entre économie et politique, et le marché parisien était national (Reynald Abad, Le grand marché. L’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 2002). Mais il faudrait détailler secteur par secteur pour en déduire la prédominance économique de la métropole de Paris qui, sur certains points, est en-deçà d’autres grandes villes du royaume ou d’Europe. Au début de l’époque moderne, l’économie parisienne est surtout une économie de « prédation », un grand bassin de consommation mais plus faible en production. En ce qui concerne ces aspects économiques, c’est davantage la fin de l’Ancien Régime qui permet, grâce à des sources plus nombreuses, d’adapter avec plus de pertinence les questionnements et les outils des géographes et des économistes.

            En conclusion, si la ville de Paris conserve pour la période de la première modernité une polyvalence fonctionnelle qui assoit sa prédominance sur les autres grandes villes du royaume et d’Europe, sa fonction en tant que capitale politique reste bien première.