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Une culture commune ? Rome selon Marcello Piacentini et l’extension de Paris

by Pier Paola Penzo

Résumé

L’essai compare le Rapport de la Commission d’extension de Paris, 1913, avec une proposition sur Rome, Sulla conservazione della bellezza di Roma e sullo sviluppo della città moderna, 1916. La proposition sur Rome a été présentée par Marcello Piacentini, l’architecte qui aura sous le fascisme un rôle très important, tant qu’il sera appelé l’architecte du régime. En 1916, il est déjà un professionnel reconnu, estimé autant comme architecte, que comme urbaniste. Les deux plans partagent des aspects communs, mais il y a aussi des différences. Dans le plan de Rome il n’y a pas l’esprit réformateur, qui inspire le plan de Paris, sur la base du travail de la Section d’Hygiène du Musée Social. D’abord Piacentini n’était pas un réformateur. On peut dire qu’il était plutôt un esthète, qui appliquait les principes d’art urbain, définis par Camillo Sitte. Bien que, probablement, il n’a pas eu de contact avec les concepteurs de deux plans, ils développent quelques idées communes, qui témoignent d’une orientation internationale et qui s’imposent dans la pratique de l’urbanisme.

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=198

DOI

10.25580/IGP.2013.0012

ISO 690

Penzo Pier Paola, « Une culture commune ? Rome selon Marcello Piacentini et l’extension de Paris », dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, Bordeaux, éditions Biére, 2016, p. 269-285.

MLA

Penzo, Pier Paola. « Une culture commune ? Rome selon Marcello Piacentini et l’extension de Paris », Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris. Biére, 2016, pp. 269-285.

APA

Penzo, P. (2016). Une culture commune ? Rome selon Marcello Piacentini et l’extension de Paris. Dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris (pp. 269-285). Bordeaux: Biére. doi : 10.25580/IGP.2013.0012

DOI : https://doi.org/10.25580/igp.2013.0012

LIEN ABSOLU : https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=198


Français

L’essai compare le Rapport de la Commission d’extension de Paris, 1913, avec une proposition sur Rome, Sulla conservazione della bellezza di Roma e sullo sviluppo della città moderna, 1916. La proposition sur Rome a été présentée par Marcello Piacentini, l’architecte qui aura sous le fascisme un rôle très important, tant qu’il sera appelé l’architecte du régime. En 1916, il est déjà un professionnel reconnu, estimé autant comme architecte, que comme urbaniste. Les deux plans partagent des aspects communs, mais il y a aussi des différences. Dans le plan de Rome il n’y a pas l’esprit réformateur, qui inspire le plan de Paris, sur la base du travail de la Section d’Hygiène du Musée Social. D’abord Piacentini n’était pas un réformateur. On peut dire qu’il était plutôt un esthète, qui appliquait les principes d’art urbain, définis par Camillo Sitte. Bien que, probablement, il n’a pas eu de contact avec les concepteurs de deux plans, ils développent quelques idées communes, qui témoignent d’une orientation internationale et qui s’imposent dans la pratique de l’urbanisme.

English

This paper compares the 1913 report of the Commission d’extension de Paris and a proposal for Rome entitled Sulla conservazione della bellezza di Roma e sullo sviluppo della città moderna, dated 1916. The proposal for Rome was presented by Marcello Piacentini, an architect who went on to play a very important role during the Fascist regime, to such an extent that he has been called the regime’s architect. In 1916, Piacentini was already recognised as an architect and town planner. Both the Paris and Rome plans share some aspects, but there are also differences. The plan for Rome did not include the reformist spirit that inspired the plan for Paris, based on the work of the Hygiene Department of the Musée Social. Firstly, Piacentini was not a reformer. Instead, it could be said that he was an aesthete, applying the principles of urban art, as defined by Camillo Sitte. Although there was probably no contact between the two plans’ designers, they developed a few shared ideas that reflect an international orientation taking hold in the practice of town planning.


En 1916, trois ans après la publication du Rapport de la Commission d’extension de Paris, Marcello Piacentini rédige une proposition pour l’urbanisme de Rome, Sulla conservazione della bellezza di Roma e sullo sviluppo della città moderna[1].

Dans cette proposition il parle de la Grande Roma et il fait des observations, intéressantes, comparables à celles du Rapport de la Commission d’extension de Paris[2] bien qu’il y ait une différence d’échelle entre les deux villes. À l’époque, Rome est une capitale seulement depuis cinquante ans et compte 600 000 habitants alors que Paris exerce son rôle de capitale depuis des siècles, de sorte que la comparaison peut sembler risquée. Cependant, les points en commun confirment l’hypothèse d’une orientation qui s’est imposée au niveau international, même en l’absence de contacts directs entre les concepteurs des deux plans.

Marcello Piacentini (1881-1960) est un architecte romain renommé. Fils de l’architecte Pio Piacentini – auteur du Palazzo delle Esposizioni sur la via Nazionale à Rome (1883) – le jeune Marcello a trouvé dans la bibliothèque de son père des textes classiques français sur la Renaissance et sur le néoclassicisme qui l’ont marqué. Diplômé en 1906 de l’Istituto romano di Belle Arti[3], il est déjà un professionnel reconnu quand il publie son projet pour Rome, dix ans plus tard, à l’âge de 35 ans. En tant qu’architecte, il s’est distingué dans la réalisation des pavillons d’Italie aux Expositions de Bruxelles (1910), de Rome (1911) et de San Francisco (1915). Dans le domaine de l’urbanisme, il est, dès 1907 avec Giuseppe Quaroni, lauréat du concours pour le plan de Bergame où il a continué à exercer jusqu’en 1927. Bien que son activité se soit déroulée sur un temps beaucoup plus long, pour le grand public, son nom est resté associé à la période fasciste. Il est vrai que Piacentini y a joué un rôle important, notamment dans les démolitions de l’ancien centre[4], au point d’être considéré comme l’architecte du fascisme. Critique et théoricien d’architecture, il est aussi professeur à la Scuola Superiore di Architettura, depuis 1920, à la fondation de l’école. Il a, entre autres, piloté les grands concours d’architecture et d’urbanisme du régime, réalisé de nombreux projets – la Città universitaria (1932-1935) à Rome, le palais de justice de Messine (1928), celui de Milan (1931-1941), les sièges de Assicurazioni Generali de Trieste (1937-1939), le pavillon italien à l’Exposition universelle de Paris en 1937… – et élaboré des plans d’urbanisme de différentes villes, parmi lesquelles Gênes (1923-1931), Brescia (1928-1932) et Bolzano (1926-1928). Il a aussi signé avec d’autres collègues le piano regolatore de Rome de 1931. Rappelons que selon le critique d’architecture Bruno Zevi, Piacentini conçoit ses meilleurs projets dans les années précédant le fascisme[5]. Une historiographie plus récente a également réhabilité ses travaux plus tardifs[6].

La proposition pour la ville de Rome de Piacentini de 1916, que j’aborde ici, traite de la relation entre l’espace urbain ancien et moderne et dénonce les nombreuses démolitions effectuées dans le tissu historique, à partir de 1871, quand Rome est devenue capitale. L’architecte critique vivement la pratique qui consiste à isoler les monuments en éliminant les bâtiments qui les entourent, et défend le principe de la conservation intégrale de l’environnement antique, la protection du contexte, plutôt que la sauvegarde de monuments individuels. Pour les nouvelles interventions, qui sont essentielles pour la ville capitale, tels que les bureaux des ministères, les logements et les parcs, il préconise de concevoir une toute nouvelle ville, qui doit se développer à côté de la Rome antique.

Ainsi, comme ce texte l’atteste, Piacentini était-il avant le fascisme l’un des premiers partisans de la conservation de la ville ancienne.

Paris, 1913 – Rome, 1916 : différences et analogies

Une différence évidente entre le Rapport de la Commission d’extension de Paris et la proposition de Piacentini réside dans le type de publication : la publication italienne est constituée d’un texte court, de 45 pages et de 2 planches. Rien de comparable avec les deux volumes et les 25 planches sur Paris qui constituent un exemple pionnier d’analyse urbaine, effectuée en prévision d’un concours. C’est le survey dont nous parle Patrick Geddes, avec les données statistiques sur la démographie, la topographie médicale, le compte rendu sur le réseau routier, les réseaux des égouts, sur la disponibilité des espaces verts, etc. Ce n’est pas si important pour Rome. Comme Piacentini l’écrit dans son introduction, son étude n’est pas un véritable plan : « C’est simplement et seulement une idée. »[7] Par contre, le rapport entre texte et image est semblable : les planches ne sont pas dans le texte, mais publiés séparément.

Une grande divergence réside dans le contenu : dans le cas de Rome, l’extension se développe sur des terrains libres à l’intérieur des limites administratives de la ville, alors qu’elle se fait à Paris sur des zones déjà partiellement urbanisées, et le plan déborde les limites administratives. La proposition parisienne consiste à élargir les frontières de la ville afin de comprendre les communes qui se sont développées à l’extérieur des fortifications ; ce n’est pas le cas de Rome, où il y a encore beaucoup de terrains libres à l’intérieur des limites administratives. Mais dans l’un et l’autre cas, il s’agit de concevoir une extension en étroite relation avec la ville existante.

Autre différence : le commanditaire. Pour Paris, c’est la préfecture de la Seine, à la suite d’une demande faite par le conseil municipal, c’est-à-dire une institution publique. À Rome, un seul professionnel prend l’initiative : l’architecte Piacentini soutenu par une association, l’Associazione artistica fra i Cultori di Architettura[8]. Fondée en 1890, celle-ci est connue pour favoriser la diffusion de la théorie de l’art urbain exposée par Camillo Sitte et Charles Buls[9]. Depuis 1914, l’association travaille à la révision du piano regolatore de 1908, à laquelle participe Piacentini en tant que membre influent de la commission d’étude instaurée pour l’occasion. Fin de 1915, il présente sa proposition, qui sera publiée l’année suivante[10]. Sur le frontispice du livre, le nom de l’association est suivi par celui de Marcello Piacentini, imprimé en caractères plus grands. L’institution publique, la municipalité de Rome, intervient quelque temps après, en confiant à la même association et à la Società Ingegneri e Architetti, la tâche de former une commission, chargée d’étudier la révision du plan.

Si les cas se présentent différemment, la Section d’hygiène du Musée social à Paris a préparé le rapport[11] tout comme l’Associazione artistica fra i Cultori di Architettura à Rome qui, avec le plan de Piacentini, incitera, tout de même, la municipalité de Rome à prendre des initiatives. En ce qui concerne les professionnels, la collaboration entre un historien et un architecte, Louis Bonnier et Marcel Poëte, rend le cas de Paris plus complet et plus intéressant[12]. Ainsi si les commanditaires sont différents, les associations et les professionnels ont des rôles importants.

Les contenus sont similaires : les rues, les transports en commun, les espaces verts publics, les infrastructures et les services. Mais le texte sur Paris attache une importance plus grande au logement que celui sur Rome.

La méthodologie est aussi très semblable. On retrouve dans les deux textes la même démarche comparatiste entre les grandes villes européennes, Londres, Berlin et Vienne. Cependant le Rapport de la Commission d’extension présente une orientation plus scientifique, basée sur des données, et des plans comparant les espaces verts, les réseaux, les égouts. Dans la proposition de Rome, la comparaison est effectuée d’une façon moins précise, dans un style plus journalistique.

Le Rapport parisien consacre une grande place à l’histoire de la ville[13], en particulier aux anciens plans d’extension ; et c’est sur l’histoire que le nouveau programme d’extension présenté repose. Piacentini a une approche différente à l’histoire : il ne conduit pas une analyse historique de l’urbanisme de Rome mais, il utilise l’histoire pour soutenir le principe de la conservation du centre ancien de la ville.

La proposition de Piacentini

La proposition de Piacentini est un des projets élaborés comme alternative au piano regolatore de 1908.

Ce plan, rédigé par l’ingénieur Edmondo Sanjust di Teulada, a été l’objet de discussions et de polémiques. Il naît dans une conjoncture particulière. Entre 1907 et 1913, Rome est administrée pour la première fois par une majorité radicale-socialiste dirigée par le maire Ernesto Nathan qui, avec ce nouveau plan, englobant toute la ville, veut rénover profondément l’urbanisme de la capitale[14]. Il propose de maîtriser la spéculation, de contrôler la croissance urbaine et de construire des logements à loyer modéré. Le plan, à réaliser sur 25 ans, prévoit des démolitions dans le vieux centre et de nouvelles interventions pour l’exposition de 1911, décidée pour fêter les 50 ans de l’Unité italienne, et conçue pour relever l’image de Rome, nouvelle capitale, vis-à-vis des étrangers[15]. Il prévoit en outre une grande extension. La superficie urbanisée d’à peu près 3 700 hectares doit passer à 5 000 hectares, pour loger une population qui, de 600 000 habitants environ, doit dépasser le million. L’extension prévue est donc ample et le plan contient des règles précises sur les nouvelles constructions qui posent des conditions drastiques à la propriété privée. Les fortes résistances des propriétaires, associées aux protestations contre les démolitions dans le vieux centre-ville, empêchent son exécution. Aux élections de 1914, l’administration radicale-socialiste tombe. Les élections sont gagnées par les libéraux, les modérés et les nationalistes, qui critiquent le plan de 1908 et décident sa révision. C’est dans ce contexte, que Piacentini, qui à l’époque appartient aux rangs des libéraux, mais ne participe pas activement à la vie politique, présente sa proposition.

Joseph Stubben, a, également critiqué le plan de 1908 dans des lieux différents, en 1911 au Congrès international des architectes de Rome et en 1913 au Congrès international de l’Union des villes à Gand[16], et soutient l’idée d’un concours international.

Au début de sa proposition, Piacentini souligne que Rome « a un caractère pittoresque et pas grandiose »[17], et prévoit que « comme la capitale d’une grande Puissance… »[18], expression liée au nationalisme italien, elle atteindra deux millions d’habitants sur un territoire élargi aux frontières du piano regolatore de 1908 (5 000 hectares environ). Le recours à l’expression « Grande Roma »[19] est aussi un rappel explicite de la grandeur de la capitale en termes de prestige, décor, beauté et monumentalité, capable, selon l’objectif de l’élite politique, de rivaliser avec les grandes villes européennes[20].

Ce but peut être atteint, de l’avis de l’architecte, grâce à un plan d’avant-garde qui prend la forme d’une sorte de manifeste de l’urbanisme italien. On doit retenir que neuf ans plus tard, en 1925, dans une situation politique différente, en plein fascisme, Piacentini élabore un plan auquel il donne, de nouveau, le nom de « Grande Roma ». Il soutient alors les aspirations de Mussolini qui considère Rome comme la capitale future de l’empire.

Dans la Rome de 1916, Piacentini distingue trois villes différentes : l’ancienne, la vieille et la nouvelle.

L’ancienne est la ville antique et correspond à la zone archéologique, qui, selon lui, devrait être étendue et valorisée par une promenade archéologique. La vieille ville correspond au centre, et Piacentini défend la nécessité de conserver celui-ci et d’arrêter les démolitions. Il faut que ce centre-ville devienne un quartier calme, mais vivant, avec ses rues sinueuses, ses places, ses maisons, ses musées et ses activités artisanales, avec du commerce, des lieux de rencontre, un quartier où les touristes peuvent voir une image de la vieille Rome. Dans ces critères, on sent l’influence des principes de l’art urbain, exprimés par Sitte. Pour réaliser tout cela, il faut déplacer et concentrer les nouvelles fonctions administratives et le nouveau commerce à l’extérieur des murailles auréliennes, dans un quartier spécifiquement conçu, ou mieux, dans une ville nouvelle. Aussi le siège de la mairie doit-il être transféré du Campidoglio au nouveau quartier, comme la préfecture, la bibliothèque, le bureau de la poste. C’est la ville tertiaire, définie par l’auteur comme la « City », dans laquelle il est aussi prévu une nouvelle gare ferroviaire. Avec la description de cette ville nouvelle, qui s’étend au nord, au bord du Tibre, l’architecte romain se réfère à Paris, considéré comme un modèle à imiter. Comme à Paris et dans d’autres capitales européennes où les bâtiments publics les plus importants sont disposés le long du fleuve, à Rome, les nouveaux bureaux des ministères doivent donner sur le Tibre. Le but est de créer le centre de la ville nouvelle à cheval sur le fleuve.

Il est évident que l’objectif est différent de celui du Rapport sur Paris ; pour autant le principe de la décentralisation en lien avec l’extension, est de même nature, comme on le voit dans cette considération du Rapport sur l’extension :

« Or ce que se proposent les plans d’extension n’est-il pas de distribuer harmonieusement à travers tout le territoire urbain les parties bâties et plus précisément de faire servir méthodiquement les terrains de banlieue à décongestionner le quartier du centre ? »[21]

À Paris les terrains militaires, une fois déclassés, seront utilisés pour y déplacer les infrastructures de service, l’extension du système de circulation, la création des espaces verts ou la construction de nouveaux logements.

À Rome, un autre principe est appliqué qui est celui du zonage. La ville qui se compose de la City, de la vieille ville et de la ville ancienne, comprend aussi la ville de l’art. Piacentini rappelle qu’en 1911, à l’occasion de l’exposition de Rome, à laquelle lui-même a contribué « la ville d’art » a été en partie réalisée, avec le musée des Beaux-Arts, le Musée national et l’emplacement où on pense concentrer les académies d’art, le conservatoire de musique et bâtir un nouvel Opéra. La ville d’art est située dans une position stratégique : entre la nouvelle et la vieille ville.

Le zoning prévoit également de valoriser, au sud-est, aux limites du site archéologique, une zone définie comme « romantique », riche de vignes et caractérisée par des villas anciennes. Piacentini souligne que c’est la Rome aimée de Byron et de Goethe. Au sud-ouest, où il y a déjà des installations industrielles, est prévu l’extension d’un quartier industriel en direction de la mer.

Les zones résidentielles sont divisées en quartiers pour les classes aisées et en quartiers pour les couches populaires. Celles-ci sont distribuées dans des quartiers existants, aux limites de la vieille ville. Les résidences pour les classes aisées sont réparties tout autour de la ville, dans le territoire le plus éloigné, à l’ouest et au nord-est. Des habitations de luxe sont localisées au sud-ouest, dans un nouveau quartier qui se compose de grandes villas. Celles-ci établies sur les « magnifiques collines, boisées, doivent former un faubourg peuplé de la Grande Rome, comme Richmond à Londres, New-Port à New York, comme Longchamp à Paris »[22].

L’extension de la ville, dans ce cas, est conçue en faveur des classes aisées, qui vont aussi bénéficier des zones encore libres, caractérisées par une riche végétation. L’avant-projet sur Paris ne propose pas de quartiers séparés, de luxe. Il dit que les terrains déclassés doivent être utilisés pour la formation d’une ceinture de parcs, la construction d’établissements publics, d’habitations de luxe, d’habitations bon marché, toutes éminemment salubres[23]. À propos des espaces verts, on propose une ceinture des parcs qui, au nord-est, sont réunis en une promenade continue. Le projet utilise l’enceinte continue de défense, vingt forts et redoutes et la zone des servitudes ; il valorise aussi les forêts, les régions naturelles du site, en prêtant une attention particulière au panorama.

Pour Rome, Piacentini dessine une couronne d’espaces verts autour de la ville, en faisant référence aux parcs déjà existants, Villa Borghese, Jardin zoologique, promenade archéologique, le parc du Gianicolo, auxquels il suggère d’en ajouter d’autres.

La municipalité devra acheter trois antiques villas, de nobles familles romaines, avec leurs magnifiques jardins. Pour une meilleure distribution des espaces libres dans cette couronne, la municipalité devra également réaliser deux nouveaux parcs : un au nord-ouest, l’autre au sud-est. Tous ces parcs seront reliés entre eux par un grand boulevard, long de 50 km environ. Cette proposition est inspirée par le plan des parcs de la ville de Chicago. À l’époque Piacentini vient de rentrer des États-Unis, où il s’est rendu à l’occasion de l’exposition de San Francisco de 1915, en charge de bâtir le pavillon italien pour lequel il gagne le Grand Prix. Ce voyage américain est à l’origine de nouvelles réflexions sur l’urbanisme. Piacentini est frappé par les parcs et partage l’enthousiasme que Jean Claude Nicolas Forestier a exprimé pour ces parcs dans l’essai Grandes villes et systèmes de parcs, publié en 1906[24].

Dans le texte de Piacentini, on trouve des considérations comparables à celles de Forestier. En matière d’espaces verts, l’architecte italien s’inspire des États-Unis, mais en même temps, il très réceptif à la lecture que la culture européenne offre des espaces verts américains. On peut supposer qu’il ne connaît pas directement le travail de Forestier. Cependant, dans la bibliothèque de Piacentini, il y a plusieurs volumes et périodiques sur l’histoire, l’architecture et l’urbanisme en France, qui offrent un tableau complet de la réflexion et du débat sur les plans dans ce pays[25].

Le rapport de Piacentini avec la France

Les études sur Piacentini ont souligné son intérêt pour le monde allemand et aussi l’influence exercée par l’Allemagne sur son architecture. En 1916, la même année que sa proposition pour Rome, Piacentini rédige le projet pour le cinéma-théâtre Corso, à bâtir à Rome, en centre-ville, non loin du Palazzo del Parlamento (Montecitorio)[26]. Il dessine une façade inspirée de la Sécession et des architectures allemandes. On est au milieu de la guerre et Piacentini est accusé d’être un défaitiste, pro-allemand, qui ne respecte ni le sentiment national, ni le contexte de la Rome antique. Après l’inauguration, en 1918, il est obligé par la mairie de modifier la façade à ses propres frais, une mesure très rare en Italie.

L’influence de la culture allemande sur Piacentini est révélée par lui-même dans ses écrits et confirmée dans de nombreux documents de ses archives déposés à la bibliothèque d’Architecture de l’Université de Florence[27]. Mais des documents ont été perdus en raison de nombreux déménagements et surtout parce que Piacentini en a détruit beaucoup, à la chute du fascisme, quand il a préparé sa défense au procès d’épuration. Il est allé pour la première fois à Paris en 1910, mais je n’ai rien trouvé sur ce voyage, ni sur les gens qu’il a rencontrés. J’ai consulté aussi le Centre d’archives de la Cité de l’architecture et du patrimoine, mais pour les années 1910-1925, il n’y a rien. Quelques lettres sont adressées à Auguste Perret, mais à partir de 1932 seulement. Dans l’une d’elle, datée de 1932, Piacentini rappelle à Perret qu’il lui avait rendu visite dans son bureau parisien en 1925[28]. C’est tard pour le propos qui nous intéresse ici, mais cela confirme les échanges avec la France.

Une lettre qui lui est adressée en 1917[29], juste un an après la publication de son plan pour Rome, écrite par Francesco Furino, qui sera un des premiers architectes à décrocher son diplôme à la Scuola superiore di architettura di Roma[30], de la part de Léon Jaussely, explique que celui-ci, en tant que chef d’une commission interministérielle, doit rédiger une étude sur la reconstruction des villes détruites par la guerre[31]. Il demande à Piacentini le texte de loi sur les « piani regolatori e di ampliamento », ainsi que le rapport joint au plan de quelques villes italiennes, par exemple celui de Turin. Jaussely désire obtenir également les lois pour la reconstruction de Messine, après le tremblement de terre, et les règlements pour la construction des rues et pour la construction des bâtiments en respectant les principes sanitaires. Furino ajoute qu’il s’agit d’une question urgente et il prie Piacentini de lui donner ces informations ou de s’adresser directement à Jaussely.

Piacentini et Jaussely se connaissaient donc, mais je n’ai pas trouvé de témoignages de leurs échanges. Les deux architectes se sont rencontrés pendant les séjours romains de Jaussely, qui en tant que lauréat du prix de Rome en 1903, demeure à la Villa Medici. Il y séjourne durant toute l’année 1904 et de 1907 à 1909. D’après une recherche très bien documentée, il semble ne pas avoir eu de contacts avec le monde professionnel romain, au cours de l’année 1904[32]. Jaussely et Piacentini se sont rencontrés au moins une fois, en 1908. À l’époque Jaussely est un architecte reconnu, qui vient de gagner le concours pour le plan d’extension de Barcelone, en 1905. La rencontre a lieu lors du banquet en l’honneur des lauréats du concours pour le plan de la ville de Bergame, Piacentini et Quaroni, auquel Jaussely est invité. La source de cette information est une lettre que Jaussely écrit à son épouse[33].

Piacentini, de son côté, est très intéressé par la culture française et bien informé sur ce qu’il se passe en France, comme sa bibliothèque nous le révèle. Dans cette dernière on trouve de nombreux livres français, des classiques, mais aussi le volume Comment reconstruire nos cités détruites (1915) et l’article de Henri Sellier sur les Habitations à bon marché et les cités-jardins (1921)[34]. Avant la première guerre mondiale, Piacentini est abonné à de nombreuses revues françaises[35]. C’est un client habituel de la Librairie Centrale d’art et d’architecture, quand elle était boulevard Saint-Germain, puis rue de l’Odéon. Cette librairie lui envoie régulièrement des publications qu’il paye tous les mois par des traites[36].

Piacentini participe également aux grandes rencontres internationales, et en particulier à l’exposition internationale de Bruxelles en 1910, où il réalise le pavillon italien, situé à côté du pavillon français de Joseph de Montarnal, et reçoit le Grand prix. Il est l’un des organisateurs de l’exposition de Rome, où il a réalisé il Palazzo delle feste et il Foro delle Regioni. Mais il n’a pas participé à la Town Planning Conference de Londres de 1910, ni à l’exposition de Berlin de la même année. Toutefois, et cela est important, dans sa bibliothèque il y a le deuxième volume que Werner Hegemann a publié après l’exposition internationale d’urbanisme de Berlin et de Düsseldorf, de 1910, où l’auteur présente le matériel de l’exposition et où il explore les principaux aspects de l’urbanisme de l’époque[37]. Ce livre aborde les questions des communications, des transports en commun et des espaces verts dans les principales villes européennes et américaines. La partie consacrée à Paris est particulièrement approfondie. Il faut rappeler que Hegemann, en 1903-1904, a étudié à Paris, où il a suivi des cours d’économie[38]. Pour sa publication il dispose d’une riche documentation, grâce aux informations données par Bonnier, par Poëte et par Georges Benoit-Levy[39]. Ce livre offre à Piacentini un panorama complet de l’histoire de la planification parisienne.

Piacentini, bien qu’il soit architecte et urbaniste, préfère faire de l’architecture, bâtir les pavillons de l’exposition plutôt que de participer au congrès d’urbanisme. Ses plans d’urbanisme réalisés avec succès n’étaient pas des plans d’aménagement général de la ville, mais d’une partie de la ville.

Probablement il n’a pas eu de contact avec les concepteurs du Rapport sur Paris, et n’a pas partagé le même esprit réformateur de la Section d’hygiène du Musée social. Piacentini n’était pas un réformateur et ne s’occupait pas de la question sociale du logement. Il a plutôt agi en esthète, bien informé de l’urbanisme de l’époque, des débats internationaux, comme sa bibliothèque le révèle, et convaincu de l’intérêt de leur application au cas de Rome. Ainsi sa proposition témoigne-t-elle d’une orientation internationale qui a eu des implications sur l’urbanisme romain.

Figures et illustrations

Figure 1 :

Frontispice, Marcello Piacentini, Sulla conservazione della bellezza di Roma e sullo sviluppo della città moderna, Roma, Stabilimento Tipografico Aternum, 1916.

Figure 2 :

Edmondo Sanjust di Teulada, Piano regolatore della città di Roma, 1908.

Figure 3 :

Rapporti tra Roma antica (zone archeologiche, Roma vecchia) e i vari quartieri della Roma moderna (stazioni, comunicazioni), Marcello Piacentini, Sulla conservazione della bellezza di Roma e sullo sviluppo della città moderna, Roma, Stabilimento Tipografico Aternum, 1916, Planche 1.

Figure 4 :

Préfecture de la Seine, Commission d’extension de Paris, Avant projet d’un plan d’extension de Paris (banlieue comprise dans le départ. de la Seine), s.l., Imprimerie Chaix, 1913. Planche no 8.

Figure 5 :

Isolamento della città vecchia e anello dei parchi, Marcello Piacentini, Sulla conservazione della bellezza di Roma e sullo sviluppo della città moderna, Roma, Stabilimento Tipografico Aternum, 1916, Planche II.