Politiciens, citoyens, architectes, urbanistes et chercheurs comparent régulièrement les villes et leurs espaces avec d’autres lieux – souvent étrangers –, discutant leurs similarités et leurs différences. Les débats internationaux servent de référence aux dirigeants qui établissent des politiques pour le développement de leurs villes respectives. Les citoyens jugent ces visions à l’aune de leurs expériences personnelles de voyage ou des reportages médiatisés, et donnent leurs opinions dans le cadre de consultations et d’avis publics. Les architectes et urbanistes, à travers leurs projets, donnent une forme spatiale et visuelle à leurs pensées tout en alimentant le débat. Ces contributions professionnelles – construites ou en papier –, et les réflexions qui s’en nourrissent, alimentent la circulation d’idées transnationales. Le projet d’architecture et d’urbanisme, réalisé ou non, s’inscrit dans de multiples discours localisés, celui du lieu projeté, celui du lieu d’origine du projeteur, et ceux de la communauté internationale d’architecture et d’urbanisme.
L’expression spatiale de la transnationalité requiert l’attention des historiens de l’urbanisme.[1] En effet, une telle perspective d’analyse comparée des projets d’architecture et d’urbanisme peut non seulement contribuer à la recherche sur l’urbanisme transnational mais aussi à celle sur l’histoire de la planification. L’analyse de l’urbanisme transnational peut se faire selon divers angles, tels que par exemple des analyses biographiques, des enquêtes sur les quartiers migratoires, l’exploration de l’influence des compagnies multinationales ou l’analyse de projets conçus dans une même ville avec des références étrangères. L’étude des concours internationaux offre en particulier une perspective stimulante, car ces concours associent des points de vue de participants d’origines diverses et permettent de situer les termes d’un débat transnational sur l’urbanisme.
Pour illustrer le potentiel analytique de cette approche, cet article se concentre sur les projets urbains menés à Berlin au xxe siècle, en s’attachant à saisir la nature des dialogues réciproques établis avec la planification du Grand Paris. Le propos est introduit par une analyse historique des projets berlinois conçus entre 1871 et la Seconde Guerre mondiale avec un regard sur la référence au modèle haussmannien. L’urbanisme de Berlin est caractérisé par une dualité d’approches, d’un côté la création d’un centre monumental pour les fonctions capitales, et de l’autre côté le développement planifié de la région métropolitaine. L’article explore ensuite les propositions françaises formulées pour Berlin pendant la période de la reconstruction puis celle de la guerre froide et l’existence du mur de Berlin. C’est un moment au cours duquel les regards croisés Berlin-Paris sont particulièrement marqués.[2] Nous nous intéresserons notamment au concours pour Berlin Capitale organisé en 1957-1958 par le gouvernement ouest-allemand et Berlin Ouest. À travers la multiplicité des soumissions françaises, l’article explore leur position vis-à-vis de l’urbanisme du centre de Berlin.
Le développement de Berlin, ville fortement influencée par les grands évènements politiques du xxe siècle, reflète l’importance de l’étude de l’urbanisme transnational. Les plans et réalisations établis pour Berlin sous des régimes politiques divers ont été le résultat d’échanges d’idées et de concepts avec d’autres capitales telles que Paris ou Moscou, de visites professionnelles courtes et longues, d’expositions et de concours, de publications et d’analyses historiques. Ces échanges ont donné lieu à des productions urbanistiques qui ont permis à la capitale allemande d’être présente dans le débat international, ainsi qu’à des interventions d’architectes étrangers dans l’urbanisme berlinois. L’urbanisme du Grand Berlin, de son centre comme de sa région, a ainsi évolué en conversation avec celui des capitales étrangères.
L’influence de la forme capitale du centre de Paris s’est faite de différentes manières, les élites politiques et administratives y faisant référence autant que les architectes. Les transferts d’idées entre architectes se sont, quant à eux, réalisés au travers des connaissances de la ville elle-même ou de ses représentations, des réseaux et contacts professionnels, ou par le biais des publications. Toutefois, ce que les uns apprécient chez les autres n’est pas nécessairement réciproque. On note que les préoccupations parisiennes et berlinoises quant à la transformation respective du centre et du territoire aggloméré et régional sont souvent décalées et non synchrones. Ainsi, l’exemple haussmannien semble-t-il dominer dans l’imaginaire berlinois et éclipser tout autre aspect du débat urbain qui anime la capitale française. En particulier, les discussions sur le développement régional de Paris semblent étrangement absentes des débats internationaux. L’article soulève un certain nombre de questions qui permettent de comprendre la nature du dialogue qui se noue entre les deux métropoles. Quel rôle a joué la référence parisienne dans la conception par les architectes et urbanistes des deux nations, du centre de Berlin en tant que capitale ? Dans quel contexte intellectuel, spatial, temporel s’inscrivent les propositions formulées et quel en est le public visé ? Souhaite-t-on imposer des idées parisiennes à Berlin, ou au contraire les projets constituent-ils une tentative d’émancipation des discussions parisiennes ? La possibilité de concevoir un projet pour une autre ville (par exemple dans le cadre d’un concours) permet-elle aux architectes français de sortir des préoccupations et débats parisiens et d’explorer d’autres thèmes ? Quelles sont les leçons que Berlin tire de l’exemple parisien et quels sont les enseignements que les contributeurs parisiens retirent des propositions qu’ils soumettent ?
Le centre de Paris, référence mondiale pour l’urbanisme de capitale
Au fil des siècles, Paris ou plutôt la figure de son centre-ville monumental, a pris la place de la capitale modèle pour nombre d’hommes politiques et de hauts-fonctionnaires, d’architectes et d’urbanistes autour du globe. Les interventions haussmanniennes réalisées au milieu du xixe siècle ont établi le centre de la capitale française comme paradigme d’un État fort et leur impact a été perceptible tout au long du xxe siècle. À travers le monde, nations et villes, grandes et petites, de Buenos Aires à Tokyo, ont mobilisé les urbanistes en faisant référence à la forme urbaine de Paris comme modèle admiré, copié ou adapté. Ces multiples adaptations et interprétations du modèle parisien ont fait l’objet de nombreuses études.[3] Occasionnellement, le modèle parisien a même servi de contre-modèle, entre autres pour distinguer une approche politique différente de celle des autorités centralisatrices françaises. Le rôle paradigmatique du Paris haussmannien et la valeur iconique de sa figure spatiale ont toutefois été dominants pour les observateurs étrangers comme pour les ressortissants français.
Le dialogue avec l’urbanisme et l’architecture parisiens inclut Berlin, jeune capitale du Reich unifié sous l’influence des divers systèmes politiques qui se sont succédés et parfois confrontés. En dépit des affrontements politiques et militaires qui ont opposé l’Allemagne et la France, Paris a joué un rôle de modèle et de référence pour les projets urbains et architecturaux de Berlin. Les architectes et urbanistes allemands étaient intéressés à associer leurs noms à la capitale berlinoise et participaient volontiers aux concours multiples organisés pour la transformation ou la reconstruction de la ville. En tant que capitale grande et forte de l’Europe, Berlin a également attiré les architectes parisiens qui ont projeté leurs idées sur la transformation de la métropole allemande. Les Français, formés à l’École des Beaux-Arts de Paris, ont souvent promu l’idée d’une forme urbaine monumentale pour Berlin, en dépit des changements politiques extrêmes qui ont eu lieu en Allemagne pendant les cent cinquante dernières années.
Au contraire de Paris, Berlin est une capitale nationale jeune avec un personnel politique et des urbanistes qui se mobilisent pour réfléchir à sa forme et son développement urbains. De par sa fonction de capitale de la Prusse, Berlin possède certaines marques d’une monumentalité historique, telles que l’avenue Unter den Linden et la porte de Brandebourg. Ce n’est cependant qu’à partir de 1871 que la ville commence à se transformer pour asseoir son rôle de capitale nationale. À compter de cette date, plusieurs systèmes politiques parfois parallèles – L’Empire, 1871-1918 ; la République de Weimar, 1918-1933 ; Le National-Socialisme, 1933-1945 ; la République Fédérale d’Allemagne (RFA) et la République Démocratique allemande (RDA), 1947-1990 ; et depuis 1990, la RFA actuelle – ont transformé le centre de la ville.
Chaque gouvernement national a fait ses choix en regard des structures et des visions existantes, réinterprétant, démolissant ou reconstruisant des architectures et formes urbaines antérieures. Les projets successifs d’urbanisme capital pour Berlin reflètent les divers agendas idéologiques nationaux et les liens qu’ils entendent nouer avec le territoire de Berlin, comme avec le modèle parisien. Le point focal de l’urbanisme de capitale porte sur la transformation du centre qui s’agrandit. Dans ce cadre, les politiciens et architectes font référence à l’urbanisme parisien et notamment haussmannien. La recherche d’un modèle pour la transformation de Berlin en capitale commence dès 1871. La ville est devenue le symbole de l’unité allemande. À l’image de Paris, le réaménagement du centre-ville doit réunir les éléments urbains qui sont liés intimement à l’imaginaire d’une ville capitale – incarné par l’inscription dans un cadre monumental de bâtiments qui hébergent les principales forces politiques, économiques et culturelles – et à son rôle pour la nation.
Berlin, jeune capitale et métropole, 1871-1910
L’introduction de la fonction politique et symbolique n’est toutefois pas le seul changement entrepris. En parallèle de sa nouvelle fonction capitale, Berlin se développe rapidement comme centre industriel et voit sa population croître rapidement – d’environ 800 000 habitants en 1870, elle atteint plus de deux millions d’habitants en 1910 – nécessitant des réponses urbanistiques. À cette date, l’urbanisme de la capitale française offre peu de références pour la planification régionale ou l’extension de la ville. Compte tenu des extensions régionales dont la ville fait l’objet, Berlin a peu de choses à apprendre du projet parisien. Paris avait pris la décision de construire des fortifications dans les années 1840, au moment où d’autres villes démolissaient leurs enceintes pour permettre la construction de nouvelles infrastructures routières et ferroviaires et de nouveaux quartiers à l’extérieur de la ville.[4] À Berlin, le projet d’une extension rationnelle constituait un enjeu essentiel pour la croissance de la ville, et dès 1859, l’ingénieur James Hobrecht, dans sa fonction d’urbaniste auprès du Département de la construction de la police royale (Regierungsbaumeister), établissait un plan d’agrandissement afin de réserver les emplacements des infrastructures, selon une approche fonctionnaliste plus qu’esthétique.[5]
Deux questions importantes surgissent dans la réflexion sur le développement de Berlin : d’une part, les références au centre monumental de Paris et aux transformations haussmanniennes comme modèle, et d’autre part, les innovations pour le territoire régional à Berlin. Elles sont perceptibles dans la lecture des résultats du concours pour le Grand Berlin de 1910. Le projet du groupe formé par le bureau d’ingénieurs Havestadt & Contag, avec l’ingénieur en trafic Otto Blum et l’architecte Bruno Schmitz, qui reçut un quatrième prix, formula ainsi la proposition d’un réaménagement monumental du centre de la capitale allemande à l’image de l’exemple parisien. Le premier prix fut quant à lui décerné à deux lauréats, d’une part Hermann Jansen et Joseph Brix, d’autre part Felix Genzmer et la Berliner Hochbahngesellschaft. Le premier projet privilégiait l’organisation de la ville en termes de fonctions et de transports.[6] Jansen pensait Berlin à l’échelle régionale et proposa une version berlinoise de la cité-jardin telle que promue par Ebenezer Howard en 1902. Réinterprétant le concept anglais, il suggéra non pas l’abandon de la grande ville, mais sa restructuration avec une ceinture verte, au-delà de laquelle étaient aménagés des quartiers d’habitat destinés à différentes classes sociales.
Ce projet primé montre l’importance de la question régionale dans le cadre des débats berlinois. Il constitue un bon exemple de la figure de la Stadtlandschaft, concept typique des débats allemands qui prônait une réflexion sur le rôle des formes organiques et de la nature dans l’aménagement du territoire. La compétition attira aussi les urbanistes français Léon Jaussely et Charles Nicod qui proposèrent un zonage annulaire selon cinq zones, ainsi qu’un espace central à caractère monumental inspiré du modèle parisien.[7] Publié dans diverses revues, le concours a eu beaucoup d’influence sur les urbanistes. Et, alors que la planification berlinoise questionnait aussi bien l’extension urbaine que le centre, il fallut attendre une décennie avant que le problème de la planification régionale ne soit posé pour le Grand Paris. Le même Jaussely sera récompensé avec un premier prix pour la compétition du Grand Paris de 1919.[8] L’approche duale du concours de Berlin 1910, posant la question de l’agrandissement régional et du centre monumental, déployée avant que de telles initiatives ne soient engagées à Paris, montre la préoccupation des promoteurs du concours de mieux cerner d’une part les contextes locaux de la planification métropolitaine et de resituer d’autre part l’analyse des projets urbains pour le centre dans le cadre plus large du développement régional.
Références parisiennes sous le régime nazi
Le souhait de concurrencer Paris en recherchant des perspectives nouvelles quant à la croissance urbaine et la transformation du centre, s’est prolongé pendant les années suivantes, notamment dans les années 1930. La transformation de Berlin envisagée sous le régime d’Hitler prévoyait un anneau circulaire d’autoroutes dans la grande région métropolitaine berlinoise, faisant partie intégrante du projet national de construction d’autoroutes. De grandes parties de ce ring ont été réalisées à une époque où Paris commençait seulement à s’intéresser aux questions de la planification métropolitaine, dont le plan d’Henri Prost de 1934 marquera un jalon important.
Pendant la République de Weimar puis sous Hitler, architectes et urbanistes ont formulé de nombreuses propositions visionnaires en particulier pour le centre de Berlin. Là encore, Paris a joué un rôle important de référence pour ces projets monumentaux. Faisant écho à la transformation parisienne, un projet établi par Martin Mächler prévoyait la création d’un axe Nord-Sud reliant les deux gares de chemin de fer au nord et au sud de la rivière Spree ; le projet combinait l’idée de la centralisation des administrations nationales autour de la Spree avec la proposition de construire des boulevards et d’améliorer les infrastructures souterraines. En 1933, après la prise de pouvoir d’Hitler, le régime nazi projeta son désir d’un règne de 1 000 ans sur Berlin. Albert Speer, l’architecte favori de Hitler qui en avait la charge, reprit comme point de départ le projet d’axe Nord-Sud imaginé pour lier les deux gares, dessinant un axe monumental pour les futures parades militaires. Le long de cet axe se seraient déployés les sièges de grandes entreprises allemandes, les façades des édifices répondant au projet de Speer de célébrer le régime nazi (Fig. 1).
Le boulevard monumental Nord-Sud au centre de Berlin avec l’arc de triomphe et la structure palatiale qui y étaient projetés aux deux extrémités, étaient dessinés pour être plus grands que leurs modèles parisiens. Speer connaissait bien Paris et Hitler était très impressionné par l’urbanisme de la capitale parisienne. À l’occasion de l’Exposition internationale de Paris de 1937, Speer avait conçu au Trocadéro, le pavillon monumental de l’Allemagne. Une colonne couronnée de l’aigle symbole du troisième Reich, faisait face à la structure dynamique érigée par l’Union soviétique. L’opposition de ces deux édifices face à la tour Eiffel de l’autre côté de la Seine, devenait une prémonition de la guerre à venir. Hitler était intéressé par Paris depuis longtemps et décida de ne pas démolir la ville après l’occupation de 1940. Au contraire, à la suite du seul voyage qu’il fit à Paris, il déclara que Berlin devait être davantage embellie. Speer se rappelle d’Hitler disant : « ‘Auparavant, je me demandais si nous ne devrions pas détruire Paris’, il continua très calmement, comme s’il parlait de la chose la plus naturelle au monde, ‘Mais, lorsque nous achèverons Berlin, Paris ne sera plus qu’une ombre. Pourquoi alors devrions-nous la détruire ?’ »[9]
La planification du centre de la capitale berlinoise sous Hitler ne faisait toutefois pas l’unanimité. Les autorités locales contestaient la transformation monumentale de la ville qui occultait la question de l’agrandissement régional de la métropole. Certaines représentations de l’axe projeté pour Berlin le montrent avec des nuages qui cachent le restant de la ville. Au contraire de l’État, la municipalité poursuivait les réflexions fonctionnalistes engagées avant-guerre, destinées à penser l’agrandissement régional de la capitale.
Deux Berlin dans l’après-guerre
La capitale allemande fut la dernière ville à tomber à la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi à cet endroit que les forces alliées installèrent, en juin 1945, leurs quartiers généraux, tout en divisant la ville en quatre zones et en interdisant toute construction monumentale. Néanmoins, dans cet après-guerre, beaucoup faisaient l’hypothèse que la ville allait redevenir la métropole capitale du pays, et des projets de reconstruction couvraient la ville entière.[10] Pour nombre d’urbanistes, la destruction de Berlin avait créé l’opportunité rêvée pour entreprendre de nouveaux projets au centre de la capitale. Certains bâtiments symboliques, tels que le château des Hohenzollern et le Reichstag (Parlement national) avaient survécu à la guerre, mais ils allaient aussi devenir des emblèmes des conflits de la Guerre froide. Le premier sera détruit par le gouvernement de l’est, et le second reconstruit par celui de l’Ouest.
La fin provisoire du statut de capitale de Berlin devint plus palpable au fil de l’après-guerre. La dégradation des relations entre les forces alliées conduisit à la création d’une zone soviétique et d’une autre regroupant les trois alliés occidentaux. Première crise majeure de la Guerre froide, le blocus de la ville fit perdre l’espoir d’une reconstruction de Berlin en tant que capitale et métropole d’une Allemagne unifiée. La République Fédérale d’Allemagne (RFA) avait accès à Berlin uniquement par les airs, et il était dès lors nécessaire de choisir une autre ville capitale. Suivant la prédilection américaine pour le choix d’une capitale politique séparée des lieux stratégiques de l’économie, le nouveau gouvernement de la RFA choisit d’installer la nouvelle capitale dans la petite ville de Bonn. Celle-ci était explicitement définie comme temporaire, la RFA souhaitant maintenir la possibilité d’une réunification. Avec le soutien du gouvernement, de nombreux architectes développaient encore des projets de centre gouvernemental pour Berlin. De tels projets furent ainsi présentés à l’exposition Constructa de Hanovre en 1951, un évènement inscrit dans la tradition des expositions allemandes de construction, celle-ci étant particulièrement orientée sur la reconstruction du pays.[11]
En RFA, un pays qui se reconstruisait comme modèle démocratique, l’urbanisme monumental tel qu’il avait été pratiqué sous Hitler et inspiré de Paris n’avait plus cours. Pendant la période de la reconstruction, toute référence néo-classiciste était évitée, même si l’architecture de Washington, capitale des États-Unis, pouvait servir d’exemple. Les architectes et urbanistes allemands dont beaucoup avaient été formés dans la tradition moderniste de Weimar dessinaient des formes fonctionnalistes, inspirées du mouvement Neues Bauen. Ces idées se trouvaient confortées par la publication d’ouvrages qui montraient les constructions de modernistes américains tels que Walter Gropius, Frank Lloyd Wright, Ludwig Mies van der Rohe ou Eero Saarinen, parmi lesquels figuraient des immigrants européens.[12] Pour ces architectes, les destructions dues à la guerre constituaient une opportunité unique pour aller au-delà de l’urbanisme traditionnel.[13] Le choix de Bonn comme capitale provisoire de l’Allemagne – en attendant une réunification avec Berlin comme capitale – s’accordait avec l’idée d’une architecture moderniste et sobre.
Toutefois, les velléités de rupture avec la forme urbaine et les références parisiennes, n’interdisaient pas la persistance d’importantes continuités. Fondée en octobre 1949, la République démocratique allemande (RDA) opta quant à elle pour le choix de Berlin comme capitale. Le nouveau pays suivit les principes soviétiques de l’urbanisme, énoncés en 1950 au nombre de seize, qui s’opposaient aux principes modernistes de dé-densification pratiqués dans l’Allemagne de l’Ouest, soulignant au contraire la continuation de pratiques traditionnelles telles que la densité urbaine au centre-ville et l’urbanisme monumental esthétique.[14] Ces approches s’inscrivaient dans le tournant qu’avait emprunté l’Union soviétique dans les années 1930 lorsque le projet néo-classiciste de Boris Iofane avait planifié la construction des « sept sœurs », projet de sept gratte-ciel qui allait être mis en œuvre dans d’autres villes du bloc de l’Est telles que Riga et Varsovie. De telles approches perpétuaient la tradition d’un urbanisme composé de larges avenues bordées de bâtisses monumentales et ponctuées par des espaces publics, une tradition très parisienne.
En 1951, un projet issu du concours gagné par le Collectif Egon Hartmann devint ainsi la référence de la reconstruction est-berlinoise avec la figure du gratte-ciel comme dominante urbaine, la création des places de Frankfurter Tor et Strausberger Platz et de bâtiments d’inspiration historique. S’inscrivant parfaitement dans les seize principes de l’urbanisme soviétique, le projet devint l’instrument de propagande pour la reconstruction de Berlin Est (Fig. 2). La réflexion sur le dessin des bâtiments et des lieux publics divergeait clairement entre Berlin Ouest et Berlin Est, mais aussi celle portant sur la construction des quartiers d’habitation. Pour le gouvernement de la RDA, la reconstruction devait symboliser l’avènement de la technologie moderne et des nouvelles représentations de la société, de l’économie et de la culture de la démocratie est-allemande. Ainsi la Stalinallee fut-elle réalisée comme un manifeste de la Guerre froide par son nom (elle portait antérieurement le nom de Grosse Frankfurter Straße), son lieu et son architecture. Si la reconstruction de ce quartier était déjà prévue dans le Kollektivplan de 1946, comme exemple d’urbanisme moderniste, sous le gouvernement de l’Est, il devint un symbole des influences soviétiques, avec son tracé orienté vers Moscou.
La référence à un urbanisme de capitale dominant et fort, pratiqué à Berlin Est en réponse aux exigences de Moscou, n’était point en accord avec les principes de la RFA. Pour marquer son désaccord avec la construction de la Stalinallee, le gouvernement de l’Ouest entreprit la reconstruction du quartier Hansaviertel, un quartier datant du xixe siècle situé à côté du parc central de Berlin, le Tiergarten, et la courbe de la Spree, où se trouvait le bâtiment de l’ancien Parlement. Suivant les principes modernistes de l’Ouest pour offrir une vision du futur urbain, la reconstruction du quartier devint un geste politique, médiatisé par une exposition de construction, l’Internationale Bauausstellung de Hansaviertel.[15] Afin d’obtenir le soutien du gouvernement national ouest-allemand, les représentants industriels de Berlin défendirent le projet comme une entreprise nationale et une démonstration de force contre l’Est, moderniste et non monumentale.[16] C’est dans le cadre de cette exposition que furent jetées les bases d’un concours organisé par la RFA et Berlin Ouest pour la reconstruction de l’ensemble du centre de Berlin en tant que capitale d’une Allemagne destinée à être réunifiée.
Le concours de Berlin Capitale, 1957-1958
Le concours de Berlin Capitale qui se tint en 1957-1958 est un jalon important de l’analyse des échanges transnationaux en urbanisme. Il rend compte des contacts établis entre architectes français et allemands et de leurs approches respectives notamment sur la question de la forme urbaine que devait prendre la ville capitale. Pendant les premières années d’après-guerre, le gouvernement national ouest allemand avait évité de recourir à de grandes initiatives urbanistiques, craignant que de telles actions ne provoquent la RDA. Cette réticence quant à l’organisation d’un concours pour la capitale a perduré jusqu’en 1956.[17] Plus de dix ans après la guerre, une telle réserve devenait difficilement tenable, d’autant que la ville de Berlin avait besoin du soutien du gouvernement pour faire avancer ses projets de reconstruction.
En l’absence de perspectives envisageant la construction d’une capitale, des projets visionnaires devaient prendre le relais pour projeter les futurs de Berlin. [18] En 1955, le projet de réunification fut repoussé dans un futur lointain et le gouvernement ouest-allemand décida de visualiser ses idées à travers les grands projets de rénovation. La volonté de la RFA se manifesta par un premier signe, la restauration du Reichstag, l’ancien Parlement en ruine depuis l’incendie de 1933.[19] Ce projet de reconstruction d’un monument du pouvoir central, visible de l’est de la ville, constituait une provocation pour la RDA, qu’allait exacerber le lancement du concours pour le centre de Berlin, qui englobait la partie est de la ville.
La décision du gouvernement de la RFA et de Berlin Ouest d’initier une compétition d’idées pour le centre de Berlin, comprenant la zone sous la direction du gouvernement de l’Est, était principalement motivée par des raisons politiques, mais elle avait aussi pour but de concevoir des stratégies d’ensemble pour la ville tout entière dans l’attente d’une réunification future.[20] Pour satisfaire les besoins pratiques du gouvernement de Berlin Ouest, la préparation du concours fut soigneusement pensée pendant deux années, destinée à établir un concept de base pour le centre de la ville, souhaitant éviter des critiques quant à une préparation insuffisante.[21] Le document stratégique fut établi par un groupe de préfiguration composé de nombreux architectes et urbanistes modernistes allemands, qui avaient occupé un rôle important dans la période de la reconstruction allemande, sans participants étrangers à ce stade.[22] Leur projet servit de base pour le concours qui allait solliciter la participation d’architectes internationaux et mobiliser des échanges engageant notamment Paris et ses architectes.
Au-delà de son contexte spécifique, le concours de Berlin Capitale figurait une nouvelle étape dans les échanges internationaux d’idées urbanistiques (particulièrement ceux de l’Ouest), et en particulier entre Berlin et Paris. Il était destiné à démontrer que les politiques urbaines de la RFA s’inscrivaient fermement dans les ambitions démocrates et les visions architecturales et urbaines modernes occidentales, opposées aux concepts nazis et soviétiques.[23] La volonté d’inscrire le projet berlinois dans le contexte du déploiement d’une architecture internationale, s’affirma autant dans le choix du jury que dans celui des projets primés. Le jury était composé d’architectes modernistes reconnus, ainsi que d’experts locaux. Les invitations furent adressées aussi bien à Alvar Aalto qu’à Cornelis van Eesteren, ancien président du Congrès international d’architecture moderne (CIAM), ou au français Pierre Vago, directeur de la revue L’Architecture d’Aujourd’hui et représentant d’une nouvelle génération d’architectes en France. Le jury fut quant à lui constitué selon les règles de l’UIA (Union Internationale des Architectes) dont Vago était le président.
Le concours attira de nombreuses soumissions internationales, limitées cependant aux participants de l’Ouest car le gouvernement de l’est avait interdit à ses ressortissants d’y contribuer. 151 architectes y participèrent, parmi lesquels on trouvait des professionnels connus : Jørn Utzon, André Wogensky, Ernst May, Peter et Alison Smithson, Van den Broek en Bakema. De nombreux ressortissants allemands et français y participaient également. Le jury accorda sa préférence à des projets concrets qui s’inscrivaient dans la tradition allemande de l’urbanisme organique, un concept né dans les années 1920 qui préconise un développement esthétique de la ville comme un organisme à part entière. À une exception près, tous les gagnants des premier, deuxième et troisième prix étaient allemands. Le premier prix revint à des jeunes architectes de Hambourg et Hanovre : Friedrich Spengelin, Fritz Eggeling et Gerd Pempelfort. Un second prix revint à Egon Hartmann, vainqueur du concours Stalinallee de 1951 qui avait entre-temps fui à l’Ouest, avec Walter Nickerl. Le deuxième second prix fut attribué à Hans Scharoun, auteur d’un concept visionnaire qui éliminait toutes les rues axiales, et proposait l’édification d’une mégastructure. Deux des troisièmes prix furent attribués à des architectes berlinois ; le troisième seulement revint à des participants étrangers, Peter et Alison Smithson avec Peter Sigmond, collaborateur hollandais bien informé des concepts allemands, qui proposaient d’aménager une plateforme au-dessus de l’ancienne structure berlinoise.
Les contributions françaises au concours de Berlin Capitale
Le concours de Berlin Capitale attira l’attention d’architectes parisiens de tous âges et statuts, désireux de débattre du dessin du centre d’une capitale. En particulier, le concours leur offrait une opportunité unique à un moment où la capitale parisienne faisait l’objet de peu de projets. À la fin des années 1950, peu d’occasions s’étaient présentées pour favoriser des grands projets au centre de Paris car tous les financements de l’État étaient destinés à la reconstruction des villes détruites pendant la guerre.[24] Pour nombre d’architectes, Berlin était un nom auquel ils voulaient être associés tout comme de nombreux architectes internationaux tentaient d’associer leurs noms et projets à Paris. Néanmoins, même si le sujet portait sur le centre de Berlin, le projet allemand avait pour particularité de privilégier un modernisme sobre sans monumentalité (comme il était explicitement prescrit dans les documents de la compétition). Ces intentions étaient contraires aux habitudes et aux désirs des participants français qui étaient convaincus que Berlin devait reprendre son rôle de capitale et adopter un projet en ce sens. En définitive, aucun d’entre eux ne reçut de prix ou de reconnaissance, malgré le fait que le sujet du concours, la transformation du centre, s’inscrivait dans l’héritage des échanges urbanistiques noués par Paris et Berlin.
L’architecture monumentale, même exprimée dans un langage moderniste, était une pratique habituelle aux Beaux-Arts, une école où la composition architecturale était plus importante que la lecture des espaces locaux et de leurs particularités. L’expérience que les Français avaient accumulée en participant à des compétitions pendant leur formation, peut également avoir joué un rôle dans l’importance et la nature des participations françaises. Les projets primés dans les concours ont toujours été scrutés avec attention dans le contexte français. La participation à un concours aux côtés de Le Corbusier et d’autres architectes renommés était déjà en soi un événement important. Dans ce contexte, la plupart des auteurs parisiens ne semblent pas avoir compris la situation politique particulière de Berlin et de l’Allemagne de l’Ouest, ainsi que la relation particulière que les architectes allemands entretenaient avec la dimension politique.
Le Corbusier figurait parmi les architectes invités à participer au concours. Sa contribution illustre bien la nature des préoccupations françaises, moins par le projet qu’il soumit que par les influences que ses projets anciens eurent sur les autres participants. Pour Le Corbusier, ce projet constituait une unique opportunité de mobiliser ses travaux des quarante dernières années et de poursuivre l’idée de la ville radieuse – la Ville de trois millions d’habitants introduite dans les années 1920. Au contraire des attendus du concours, il proposait une densification avec des gratte-ciel cartésiens, de grandes étendues vertes, et un zoning strict ainsi que d’autres propositions caractéristiques de son œuvre qui figuraient dans ses projets antérieurs, telles que le « bloc à redans », le Mundaneum, le palais des Soviets ou le pavillon Philips, montrant la filiation conceptuelle de son projet berlinois (Fig. 3). Le jury rejeta les gratte-ciel que Le Corbusier proposait, sans même mentionner la suggestion de l’architecte pour un système de « park and ride ». Ce dernier cependant était novateur. Le Corbusier était désormais convaincu qu’une ville ne pouvait pas s’accommoder du trafic individuel de voitures, un jugement rare en son temps où la plupart des villes envisageait des accès autoroutiers jusqu’au centre.
Le Corbusier avait accepté de participer en présumant que Walter Gropius serait membre du jury, ce qui montre également la continuité des amitiés d’avant-guerre et des échanges et réseaux franco-allemands. Gropius avait été invité mais avait finalement décliné. Le Corbusier s’en trouva déçu car il était convaincu qu’un Gropius reconnaîtrait un vrai Le Corbusier. Il s’attendait, en connaissance de cause, à ce que de nombreuses imitations de son œuvre soient proposées. Pour être sûr que son projet soit identifié, il informa son collègue José Luis Sert qui enseignait avec Gropius à la Graduate School of Design de Harvard du numéro de son projet qui était anonymisé. Le Corbusier avait choisi le numéro 366183, basé sur le modulor.[25] Mais ses efforts pour briser l’anonymat et faire reconnaître son projet, restèrent semble-t-il lettre morte. Si le projet de Le Corbusier ne gagna pas le premier prix, il figurait néanmoins dans un groupe plus large de projets sélectionnés. Le Corbusier interpréta cela non comme un rejet majeur de son projet mais comme un refus de l’urbanisme tri-dimensionnel défendu par le CIAM.[26]
Les projets français suivaient en général une ligne commune, peu appréciée du jury. Comme Le Corbusier l’avait pressenti, plusieurs de ses collègues et étudiants français participèrent au concours avec des propositions qui s’inspiraient des dessins antérieurs du maître. Ainsi André Wogensky, un ancien collaborateur de Le Corbusier qui avait ouvert son propre bureau en 1957, prit part à la compétition. Son projet pour Berlin faisait notamment référence aux idées de Le Corbusier pour Alger. Un autre projet français, signé d’un jeune architecte Balthazar Stegmar, fit référence à la cité radieuse, proposant une ville dans un parc. Plusieurs autres participants étaient des anciens étudiants de l’École des Beaux-Arts, ce qui explique partiellement les parentés de leurs projets respectifs. Le groupe composé des architectes Colboc, Phillippe, Dalidet, Devillard en est un exemple (Fig. 4). Henri Colboc était un Grand Prix de Rome et George Philippe avait étudié avec Paul Tournon, professeur et directeur de l’École des Beaux-Arts. Colboc et Pierre Dalidet avaient quant à eux déjà collaboré au concours Capitale de l’Europe pour Saarbrücken en 1954. Ils avaient gagné l’un des trois premiers prix en proposant un axe routier qui s’achevait dans un bâtiment circulaire sur pilotis destiné au Parlement européen.
Certainement au courant des projets de Le Corbusier, le groupe de Colboc proposait un Mundaneum sur l’île de la Spree. Ils étaient également familiers des débats internationaux et le montraient en argumentant que Berlin avait besoin d’un symbole tout comme Moscou, New York ou Paris. À un moment où les urbanistes de Berlin Ouest essayaient de se distinguer de l’urbanisme inspiré par Moscou qui prenait racine à Berlin Est, Colboc et son groupe proposaient quatre gratte-ciel de 250 m de haut, placés sur un terrain de forme carrée au centre de la ville. Accessibles via des autoroutes et plateformes d’hélicoptères, ces gratte-ciel étaient destinés aux administrations publiques et privées. Si le jury apprécia l’organisation fonctionnelle et l’idée de barre le long de la Leipziger Strasse (de fait une prémonition de l’architecture à venir), il rejeta la proposition d’ensemble comme choix erroné dans le contexte berlinois politico-urbain.
Le projet français qui reçut le plus de reconnaissance fut celui d’un groupe de jeunes architectes parisiens. Marion Tournon-Branly, fille de Paul Tournon, collaborait avec Pierre Devinoy et Bernard de la Tour d’Auvergne – tous deux étudiants de l’atelier d’Auguste Perret – ainsi qu’André Remondet et Jean Faugeron, qui enseignaient aux Beaux-Arts. Pour avoir une meilleure compréhension de la situation de l’Allemagne d’après-guerre, le groupe avait invité un jeune architecte allemand Wolfgang Schlote, à rejoindre leur équipe. Ce dernier les a aidés à comprendre l’importance des bâtiments qui n’avaient pas été démolis pendant la guerre. De plus, Marion Tournon-Branly a pu visiter la ville avant la compétition. Tous les membres du groupe avaient à peine commencé leurs activités, certains travaillaient sur des petits projets. Ils n’avaient pas d’expérience en urbanisme, même si leur formation aux Beaux-Arts leur avait permis d’explorer de manière étroite les concepts architecturaux et urbains.
Chaque membre du groupe travaillait ses idées spécifiques. De la Tour d’Auvergne, malade pendant un certain temps, se concentrait sur la synthèse des idées. Devinoy étudiait la planification du trafic et Tournon-Branly était en charge de l’architecture. Les idées d’un urbanisme organique de tradition allemande n’étaient point visibles dans les contributions des jeunes Parisiens. Selon eux, la ville devait être un endroit magique comprenant tous les éléments que le génie humain avait créés. Faugeron développait l’idée selon laquelle la forme urbaine devait être visible et lisible d’un avion. Une telle idée était bien établie à ce moment dans les milieux parisiens.
Le parti que Perret avait adopté pour la reconstruction de la ville du Havre, inspirait le groupe. Ainsi, les architectes proposèrent-ils une plateforme pour piétons à 15 m au-dessus du niveau du sol (Fig. 5). Le palais ou Acropolis était clairement visible depuis les airs. Il était conçu pour être le lieu et le symbole du progrès allemand, de son pouvoir, de son activité économique, de son unité politique et de sa culture. Tout endroit devait être accessible à pied avec des distances de moins de 1,5 km. Comme Le Corbusier et Perret, le groupe de Tournon-Branly proposa la densification de la ville. À leurs yeux, la séparation de la ville et de la nature était un concept clé, et en cela, ils s’opposaient aux concepts urbains allemands contemporains. La séparation des circulations était aussi prescrite. Une autoroute urbaine passait au-dessous de la plateforme et de la porte de Brandebourg. Un gratte-ciel de 54 étages, dessiné comme arc de triomphe moderne (clairement une référence à Paris) était placé sur l’intersection principale, au croisement des avenues Unter den Linden et Friedrichsstraße. Sujet émergent du moment, le concept de mégastructure figurait dans plusieurs propositions dont celle de Peter et Alison Smithson. Le concept développé par le groupe fit l’objet de rares publications alors qu’il anticipait les projets de La Défense à Paris, dont celui de la Grande Arche.
Les idées formulées par les participants français s’intégraient dans le débat professionnel sur le développement de la Région parisienne, au sein duquel les concepts d’urbanisme de plateforme et de grande échelle trouvaient un terrain d’application. Paris Parallèle, proposé par la revue L’Architecture d’Aujourd’hui (dont Pierre Vago était le directeur) suggérait ainsi d’établir une ville nouvelle en dehors de Paris qui absorberait toute la croissance à venir de la Région parisienne et constituerait une vitrine de l’architecture et de l’urbanisme français[27]. D’autres proposaient un « Paris flottant » sur la plaine de Montesson (Paul Maymont), idée inspirée par le projet de Tokyo Bay de Kenzo Tange, ou, plus réaliste, une ceinture routière prenant position sur les anciennes fortifications parisiennes avec des ramifications vers la Défense, le nouveau quartier d’affaires situé à l’ouest de Paris.
Le concours de Berlin Capitale fut publié dans de nombreuses revues ainsi que dans un livre luxueux édité en plusieurs langues.[28] La plupart des contributions ont rapidement disparu dans les tiroirs et seul un nombre limité dont le projet visionnaire des Smithson, a pu figurer dans les ouvrages publiés. Pour les gouvernements ouest-allemand et berlinois, ces projets devinrent caducs avec la construction du mur de Berlin en 1961.[29] Suivant leurs inclinaisons politiques respectives, les journaux commentèrent l’importance politique du concours, sa dimension propagandiste ou ses implications négatives sur les relations entre Est et Ouest.[30] Les commentateurs de l’est furent particulièrement critiques sur cette tentative de l’Ouest d’investir le centre entier de la ville divisée et de l’imaginer comme capitale monumentale.
En réponse au geste politique de l’Ouest perçu comme inapproprié, la RDA organisa sa propre compétition pour le centre de Berlin, sa capitale. Cette réponse s’inscrivait esthétiquement dans la tradition parisienne et moscovite, et rejetait les formes organiques privilégiées par le concours de l’Ouest. Début 1958, l’architecte Gerhard Kosel avait déjà présenté une esquisse d’un gratte-ciel monumental au centre-ville dans le magazine Deutsche Architektur.[31] Ce projet proposait l’intégration des bâtiments historiques, des espaces verts et de l’eau comme fondement d’une intervention nouvelle, en particulier sur la couronne urbaine, avec l’édification d’un gratte-ciel au-dessus d’un bras de la Spree. Cette nouvelle structure devait servir de repère visuel pour les différentes parties de la ville.
Le cœur de la proposition sur laquelle était fondé le programme du concours était le Marx-Engels Forum, qui devait être construit sur le site du palais des Hohenzollern démoli, à l’intersection de boulevards axiaux et des gratte-ciel monumentaux, éléments qui avaient été discutés à Berlin depuis longtemps mais avaient été considérés comme la perpétuation des idées de la période nazie. Le nombre des participants au concours était moins important que pour la compétition de l’Ouest et les projets soumis n’obtinrent pas la même reconnaissance. Hors compétition, l’architecte en chef de Berlin Est, Hermann Henselmann, proposa d’édifier une tour de télévision en lieu et place du gratte-ciel. Celle-ci fut inaugurée en 1969, ressemblant à plusieurs des projets qui avaient été proposés au concours de l’Ouest, et notamment à celui de Faugeron. Ainsi, un projet fut-il réalisé á l’est dont la forme moderniste ne s’accordait pas avec l’idéologie moscovite tandis que sa dimension monumentale était rejetée par l’Ouest.
Après la construction du mur
Pendant les décennies qui ont suivi la construction du mur en 1961, l’architecture des deux villes situées de part et d’autre du mur s’est rapprochée. L’inspiration moscovite néoclassique a cédé la place à des développements urbains similaires à ceux réalisés à l’Ouest. À la périphérie des deux villes, de nombreux sites d’habitation aux formes modernistes ont émergé, semblables aux grands ensembles construits en Région parisienne. Dans l’intervalle qu’a duré la séparation berlinoise, les deux parties de la ville continuaient d’observer les projets parisiens et maintenaient des échanges avec des collègues français. Le travail de Pierre Vago, qui était impliqué des deux côtés du mur, mériterait à ce titre une investigation. Au cours des années 1980, les gouvernements locaux de Berlin Est et Ouest se sont à nouveau intéressés au centre-ville, et les projets de l’exposition internationale (IBA) de Berlin Ouest (1987) ont trouvé un écho dans les projets néo-historiques développés à Berlin Est. Pendant cette période, Paris redécouvrit sa banlieue et initia une réflexion autour du mouvement de Banlieue 89.
Avec la chute du mur en 1989, les architectes français se sont tournés de nouveau vers la planification du centre de Berlin et les débats reflètèrent ceux des années 1950, les observateurs français proposant à nouveau un urbanisme de capitale monumentale. La nécessité de reconstruire Berlin comme véritable capitale, centre politique, économique et culturel, amena de nombreux architectes français à participer aux concours pour les sites principaux de Berlin, ce qui donna lieu à quelques réalisations, telles que l’immeuble des Galeries Lafayette par Jean Nouvel. Une enquête sur l’enseignement des expériences berlinoises sur le contexte parisien des dernières décennies reste à mener.
Les projets préparés pour la capitale berlinoise montrent ainsi l’existence de conversations parallèles, diverses quant aux styles, aux espaces et aux temporalités du projet. Issus de villes et de contextes nationaux différents, les urbanistes mobilisés ne dialoguent toutefois pas de manière croisée sur les questions de redéveloppement du centre ou d’extension de la région. Ainsi les architectes berlinois font-ils référence à la figure haussmannienne comme modèle ou contre-modèle alors que les débats français vont progressivement évoluer pour traiter de la situation d’ensemble de la région parisienne. De leur côté, les urbanistes parisiens travaillent la situation berlinoise comme canevas pour la discussion d’idées sur la monumentalité qui mobilise les cercles français.
Le site de Berlin offre ainsi aux urbanistes français des opportunités pour préciser leur propre discours, tester des idées nouvelles au moins sur le papier. Les effets des projets ne sont pas directs, et les auteurs ne risquent pas de critiques et commentaires immédiats de la part des dirigeants de leurs propres pays. Pour les historiens, ces projets constituent des archives précieuses permettant d’explorer les échanges transnationaux ainsi que les positions intellectuelles des concepteurs relatives à leurs contextes propres de production architecturale et urbaine.
Relectures et corrections Nathalie Roseau