Début des années 1960, la notoriété de Victor Gruen (1903-1980)[1] a traversé l’Atlantique. Conscient des importantes transformations que connaît alors l’Europe, celui-ci effectue, à l’automne 1962, un séjour de près de trois mois dans différents pays européens dans l’objectif de déployer les activités de Victor Gruen Associates (VGA) sur le vieux continent et de créer un bureau à Vienne (Autriche) où seraient conçus les projets européens. Les sollicitations se font de plus en plus nombreuses au cours des années suivantes pour des missions de consultance mandatées, notamment, par les dirigeants de grands magasins belges, helvétiques, italiens ou français. En France, Gruen est contacté en 1961 afin de concevoir le nouveau magasin Prisunic de Nantes avant d’être chargé d’une série d’études en 1965 par le groupe Au Printemps ; en février 1966, les échanges sont engagés avec Serge Goldberg, directeur des études et recherches de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (IAURP) [2]. Gruen espère trouver en Europe, et tout particulièrement dans ce contexte particulier de la création des villes nouvelles françaises, un terrain favorable à l’application des principes à la définition desquels il a œuvré au cours des années précédentes. Il n’a de cesse de les exposer lors des multiples conférences qu’il est invité à donner, ou dans les nombreux articles et rapports qui lui sont commandés, escomptant que l’Europe suive une autre voie que celle empruntée par les États-Unis où il observait, non sans amertume :
« Bien que nos grandes villes croissent avec dynamisme, leur croissance est malsaine et cancéreuse. Au lieu d’un développement interne mature est observée une expansion incontrôlée, dispersée, tentaculaire tout autour dans la périphérie ; une croissance qui détruit la beauté du paysage et de la nature, non planifiée et si rapide que les services publics – eau, égouts, routes, écoles – restent loin à la traîne. Nous recouvrons la campagne de retombées urbaines et expérimentons simultanément le pourrissement des cœurs des villes historiques. S’il n’est pas décidé d’y mettre fin, nous vivrons tous dans la même uniformité mortelle continue, dépourvue de toute interruption paysagère et empoisonnée par une constante dégradation des centres urbains historiques originaux, jusqu’alors dynamiques. »[3]
Gruen ne fait alors que réitérer des propos tenus depuis de nombreuses années[4], dénonçant l’aveuglement de ses contemporains face à l’expansion chaotique de l’urbanisation, l’extrême laideur qui la caractérise le plus souvent, le gaspillage qu’elle représente et engendre, et l’absence de valeurs ou de conscience publiques dont témoignent ces espaces conçus, avant tout, pour satisfaire des intérêts privés. Victor Gruen Associates, milite Gruen, est une agence d’architecture motivée par la conviction qu’il est indispensable d’œuvrer à l’amélioration de l’environnement humain. Pour ce faire, celle-ci a mis en œuvre une démarche de projet convoquant l’ensemble des savoirs et compétences nécessaires[5] – par opposition aux études et réalisations commandées puis conduites par une armée de spécialistes évoluant dans leur domaine de façon étanche, restant étrangers aux autres spécialités. Une telle conception du projet architectural est également fondée sur la certitude selon laquelle une connaissance approfondie des besoins et souhaits des habitants, et de chacun des éléments composant leur milieu de vie, permettrait de mettre un terme au chaos dans lequel ceux-ci sont quotidiennement contraints d’évoluer. Tel est l’enjeu de « l’architecture environnementale » qu’il appelle de ses vœux – c’est-à-dire une architecture intégrant d’emblée, dans sa pensée et son projet, toutes les dimensions de l’environnement humain –, les premiers projets illustrant cette volonté étant les shopping centers régionaux conçus comme des noyaux urbains, ou points de cristallisation de la vie sociale, culturelle et civique d’une suburbia jusqu’alors éparse et totalement dépourvue de lieux structurants ou fédérateurs[6].
[ Voir Fig. 1 ]
En 1962, Gruen a 59 ans et VGA compte parmi les agences les plus importantes des États-Unis ; sa renommée a gagné l’Europe où la nouvelle typologie que représente le shopping center exerce une véritable fascination. L’inauguration, en 1954, du Northland Shopping Center (Michigan) dans les environs de Detroit, puis celle, en 1956, de Southdale (Minnesota), dans la périphérie de Minneapolis – premier shopping center à l’ambiance artificielle, entièrement fermé et organisé sur deux niveaux reliés par des escalators – avaient été l’objet d’une multitude de publications tant aux États-Unis qu’en Europe, contribuant à gratifier Gruen de la paternité du shopping Center. Idée confortée par la parution, en 1960, de l’un des bestsellers dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme, Shopping Town USA The Planning of Shopping Centers[7], co-écrit avec l’économiste Larry Smith dont les compétences seront mobilisées pour l’élaboration de nombreux projets et études conduits par Gruen, aux États-Unis et en Europe.
Se démarquant de ses confrères engagés dans des discussions – encore très empreintes de la notion de « style » [8] – sur la dimension formelle de l’architecture moderne ou le rôle de l’histoire dans sa conception – qui mèneront au débat moderne / post-moderne – , Gruen est persuadé que la science et la technologie rendent totalement obsolète l’idée même de style, celles-ci offrant au concepteur une très grande diversité de réponses possibles. Elles permettent en effet de surmonter les situations climatiques extrêmes grâce au chauffage et à la climatisation, tandis que la multitude de matériaux et de techniques constructives mobilisables par l’architecte lui offre la possibilité d’envisager une variété de formes susceptibles de répondre aux contraintes particulières, en n’importe quel lieu de la planète[9]. De ce fait, les missions de l’architecte et de l’architecture sont selon lui à redéfinir :
« La mission de l’architecture, en ces temps de production de masse, de consommation de masse, d’explosion démographique et de croissance urbaine consiste en un champ complètement différent par rapport aux temps historiques. L’architecture doit ouvrir ses horizons ; elle doit déplacer son attention de la structure individuelle à la totalité de l’environnement fabriqué par l’homme. »[10]
Ce « déplacement » – impliquant un renouvellement des enjeux, outils et méthodes de conception – constitue sans nul doute le véritable défi à relever par l’architecture et l’architecte. Passer de la structure individuelle à l’environnement fabriqué par l’être humain introduit en effet la dimension essentielle de la longue durée – échelle temporelle du temps long généralement plus difficile à gérer que la « grande » échelle spatiale –, de même qu’une autre complexité des problèmes à intégrer, contribuant par là même à rendre encore plus compliqué le jeu des différents acteurs impliqués, et plus hypothétique leur adhésion et mobilisation autour d’un projet commun. Chacun de ces points constitue autant d’écueils sur lesquels achoppent nombre de projets conçus par Gruen, tant aux États-Unis qu’en Europe. L’enjeu est pourtant de la plus grande importance à ces yeux. Il expose en effet, en 1962 :
« Nous sommes bien évidemment pleinement conscients du fait que le développement scientifique et technologique a mis entre les mains de l’humanité non seulement les moyens d’améliorer l’environnement qu’elle fabrique, mais aussi ceux de sa destruction totale. Croyant en la vie et croyant aux personnes, nous devons espérer que la raison prévaudra et que l’humanité ne se détruira pas. »[11]
Du shopping center au pedestrian shopping mall
Shopping Town USA constitue une référence majeure des années 1960, non seulement pour les architectes et les urbanistes mais aussi pour nombre de personnalités des milieux politiques et économiques engagées dans une réflexion sur l’évolution de l’urbanisation et ses impacts de plus en plus étendus et marquants sur les territoires. Outre l’expansion de l’urbanisation, les années 1960 se caractérisent en effet par l’explosion de la consommation de masse – objet d’une promotion effrénée et de stratégies diverses mises en œuvre pour favoriser son développement – qui engendre l’essor et la multiplication des grands magasins, supermarchés et centres commerciaux dans la majorité des pays occidentaux. Victor Gruen, catégorisé comme architecte-urbaniste commercial, est alors devenu incontournable, ou presque. Il est sollicité sans relâche sur le territoire des États-Unis où les 250 employés de VGA se répartissent entre les agences de Los Angeles, New York et Washington[12]. Par ailleurs, les conférences qu’il donne en Europe à l’occasion de différents colloques – organisés sur le thème de l’urbanisme commercial notamment – contribuent à mieux faire connaître sa pensée, également diffusée par un très grand nombre d’articles. Les dirigeants des grands magasins européens sont les premiers à solliciter ses conseils concernant le développement futur de leur enseigne : le Grand Bazar (Anvers), Au Bon Marché (Bruxelles), la Rinascente ou Upim en Italie, Migros en Suisse, les Nouvelles Galeries ou Au Printemps en France comptent tous au nombre des clients de Gruen dès le milieu des années 1960[13]. Le rôle joué par les dirigeants de ces grands magasins est essentiel : ils consolident la présence de l’architecte en Europe en le mandatant pour des études visant à définir les modalités de développement de leur enseigne dans les centres-villes, mais aussi à l’échelle régionale et nationale avec la création de nouveaux magasins destinés à constituer les « ancres » – selon le terme employé par Gruen – des centres commerciaux qui seront construits à compter de la seconde moitié des années 1960. En France, les Nouvelles Galeries, Au Printemps, et d’autres groupes encore, s’engagent dans une politique de colonisation du territoire national en ouvrant une multitude de nouveaux magasins à Bordeaux, Nancy, Lyon, Marseille, Avignon, Aix-en-Provence, etc. Les premiers échanges entre Gruen et la France remontent à 1961, année où la direction de la Société des Magasins Prisunic fait appel à VGA pour repenser le magasin de Nantes[14]. Jean Barral, qui suit alors le dossier comme directeur technique et des travaux, choisit de poursuivre la collaboration avec Gruen lorsque, quelques années plus tard, il prend le poste de directeur technique et des travaux du groupe Printemps-Prisunic, s’affirmant dès lors comme l’un des interlocuteurs privilégiés de l’architecte dans le montage de nombreux projets. Pour Gruen, ce rapport de confiance créé avec les dirigeants des grands magasins est tout aussi important que celui qu’il s’efforce d’entretenir avec les différents milieux de décision, politiques et économiques notamment.
Une majorité de ces acteurs semble avoir été particulièrement marquée par la conférence donnée par Gruen en novembre 1966 lors du congrès d’urbanisme commercial (Urbanicom) organisé à Bruxelles, au cours duquel est projeté le documentaire « A City Reborn »[15] que VGA vient de produire pour promouvoir l’un des derniers projets phares de l’agence : le Fulton Street Mall (fig. 2) de Fresno (Californie). « A City Reborn » avait en effet été conçu pour illustrer le chemin parcouru depuis la conception du premier shopping center et visait à démontrer que les leçons tirées depuis lors pouvaient être exploitées pour redynamiser les centres-villes en voie de désertification, d’un point de vue économique comme démographique. Tel était l’objectif recherché avec le pedestrian shopping mall. Dès décembre 1953, Gruen avait affirmé dans Women’s Wear Daily : « Je suis convaincu que nombre des leçons apprises avec la planification de grands shopping centers pour les suburbs peuvent être appliquées avec succès aux aires commerciales de nos centres-villes. »[16] Très tôt, Gruen avait en effet porté un regard particulièrement critique sur la prolifération en des centaines d’exemplaires de centres commerciaux présentant le plus souvent une qualité médiocre. De fait, si le shopping center dotait la population suburbaine d’un lieu où elle pouvait trouver tout ce qui lui était nécessaire d’un point de vue matériel, de même qu’un certain nombre de services, Gruen n’en était pas moins conscient, comme il l’admet dans le nouveau livre publié en 1964 sous le titre The Heart of Our Cities :
[ Voir Fig. 2 ]« qu’aucun de ces shopping centers n’a toutefois traité avec satisfaction l’apparence de l’aire entourant immédiatement le cœur construit, qui apparaît tel un désert d’asphalte partiellement ou complètement occupé par des milliers d’automobiles. »[17]
Avec ce deuxième ouvrage, Gruen tient à mettre en évidence les fondements de sa pensée. Le titre fait explicitement référence à la publication avec laquelle Jaqueline Tyrwhitt, Jose Luis Sert et Ernesto N. Rogers avaient, en 1952, donné suite aux débats qui avaient animé le 8e Congrès international d’architecture moderne : The Heart of the City : towards the humanisation of urban life[18]. Il insiste sur ce qu’il avait qualifié, en 1954, de « méthode scientifique de l’équipe Gruen », ou dynamic planning[19], soit l’implication dans le processus de projet de l’ensemble des acteurs – groupes d’investisseurs privés, services municipaux, politiques, urbanistes, ingénieurs, architectes, habitants, etc.
Rappelons que l’année même de l’inauguration de Southdale, soit 1956, avait été présenté le projet « A Greater Forth Worth Tomorrow » (fig. 3) visant à transformer le downtown de Fort Worth (Dallas) en une vaste zone piétonne circonscrite par une ceinture de voiries ; celle-ci était conçue de manière à conduire les automobilistes vers des parkings silos régulièrement répartis. Ce projet pour Fort Worth ne vit jamais le jour mais fut l’objet de très nombreuses publications, y compris en France[20]. L’idée fut reprise, à une échelle moindre, à Kalamazoo où fut inauguré, en 1959, le Burdick Street Pedestrian Mall. L’opération connut immédiatement un véritable succès populaire même si le projet dans son essence était dénaturé, comme le déplorait Gruen. L’entreprise la plus importante et représentative de dynamic planning fut sans nul doute celle de Midtown Plaza, inaugurée en 1962, premier exemple d’urbanisme tri-dimensionnel conçu pour redynamiser le centre de Rochester (New York) (fig. 4). Une étroite collaboration sur le long terme entre tous les acteurs – politiques, investisseurs, services municipaux, ingénieurs, etc. – avait en effet permis la réalisation d’un programme complexe combinant avec succès, sur plusieurs niveaux, commerces, bureaux, hôtel, restaurants, parkings, gare routière, etc. Couronnée de succès, l’opération, espérait Gruen, séduirait les Européens tout comme celle du Fulton Street Pedestrian Mall conçu avec le paysagiste Garrett Eckbo, inauguré en 1964 et objet du film documentaire « A City Reborn » projeté à Bruxelles en 1966[21]. Pour Gruen, shopping center et pedestrian shopping mall n’étaient pas antinomiques mais devaient au contraire être conçus comme partie intégrante d’un plan régional, seul moyen de lutter contre le développement chaotique du suburb et la désertification progressive – et parfois d’ores et déjà avérée – de la ville-centre.
[ Voir Fig. 3 et 4 ]
La revue, même rapide, de ces différents projets permet de saisir l’état d’esprit avec lequel Gruen aborde l’Europe alors qu’il est sollicité de toutes parts en France, mais aussi en Belgique, Italie, Autriche, Suisse. Il n’a alors de cesse d’exhorter les Européens à ne pas reproduire les erreurs faites aux États-Unis avec le shopping center. La priorité est de préserver la ville européenne de ce phénomène destructeur du doughnut[22] : soit la ruine de la ville-centre provoquée par la fuite des habitants et des activités vers la périphérie, forces centrifuges dévastatrices qu’il avait identifiées dans de nombreux cas de villes, petites ou grandes, comme Fresno ou Detroit, et à propos desquelles il alertait sans relâche ses contemporains. Aussi, observe-t-on le plus souvent un déphasage, voire une réelle incompréhension, entre les attentes des Européens regardant outre-Atlantique[23] et entreprenant des voyages d’études aux États-Unis pour, notamment, visiter les shopping centers, portés par le rêve de construire les mêmes en Europe, et Victor Gruen revenant sur son sol natal du vieux continent, l’esprit toujours animé par l’image cristallisée de la ville européenne, de son dynamisme et de sa vie sociale.
Ce malentendu est particulièrement explicite à la lecture des conclusions du rapport qu’il rend, en août 1968, à l’IAURP. Faisant part des difficultés qu’il rencontre comme consultant, son rôle étant réduit à celui de « critique », position pour le moins frustrante pour l’architecte dont les compétences pourraient être mobilisées autrement qu’en émettant des avis le plus souvent négatifs – ou considérés comme tels –, il déplore que son expertise ne soit pas appréciée à sa juste mesure ; ses interlocuteurs – les Missions en charge des études préfigurant les projets de quatre des cinq villes nouvelles prévues par le Schéma directeur de 1965 – semblent en effet ne voir en lui que le concepteur de centres commerciaux, ce qu’il note non sans une certaine amertume :
« Certaines des Missions […] m’ont demandé de leur envoyer des jeux de plans complets de shopping centers déjà réalisés, pour leur donner un exemple concret ; mais j’hésite à le faire car un centre commercial régional américain n’est en aucune façon complètement applicable au cas des nouveaux centres-villes des “villes nouvelles”, et j’ai peur que la soumission de tels plans ne conduise à l’imitation aveugle d’exemples américains qui, pour diverses raisons, ne sont pas transposables en Europe de façon générale, ni en France en particulier. »[24]
Le futur lui donnera raison.
L’ensemble de son œuvre l’atteste : Gruen ne s’est jamais départi de l’idée de ville européenne, idéal qu’il avait tenté de traduire avec le shopping center. En 1966, alors qu’il négocie son départ à la retraite avec ses collaborateurs – qui sera effectif à compter de 1968 –, il fonde, à Vienne (Autriche), Victor Gruen International (VGI), marquant ainsi le début d’une nouvelle carrière européenne.
La dynamique première de la ville, caractérisant plus particulièrement son centre, est, pour Gruen, l’activité commerciale : le cœur de la ville, explique-t-il, a de tout temps été symbolisé par l’agora grecque ou la place de marché de la petite ville médiévale qui, toutes deux, ont longtemps concentré l’ensemble des services et activités culturelles fédérant et consolidant une communauté. Le shopping center se doit donc d’être l’agora ou la place de marché du xxe siècle de manière à instituer une nouvelle centralité à la communauté exurbaine[25] isolée et perdue dans le désert de Suburbia. La fonction première de ce « noyau » est d’inverser les forces du sprawl, c’est-à-dire, être à l’origine d’une nouvelle force centripète. Toutefois, cette nouvelle force d’attraction ne peut s’exercer au détriment de ce « cœur » qu’avait constitué jusqu’alors la ville-centre, d’où l’absolue nécessité de penser la région urbaine comme un ensemble polycentrique parfaitement équilibré. Par ailleurs, qu’il s’agisse de ces nouveaux noyaux suburbains ou du cœur de la ville-centre, leur succès, pour Gruen, résiderait en la diversité des services et des activités qu’ils proposeraient à la population, d’où l’importance de réintégrer les différentes fonctions de la ville en un même lieu plutôt que de les compartimenter et de les juxtaposer comme l’imposaient les nombreuses normes et règlements d’urbanisme. Tel est l’enjeu de l’urbanisme tri-dimensionnel, méthode de projet qu’il élabore alors pour gérer cette nouvelle forme de densité qu’il souhaite créer en intégrant la multiplicité et l’extrême complexité des paramètres caractérisant la ville contemporaine. Car la ville, selon lui, avait toujours été un espace de mixité sociale et des activités ; ce, jusqu’à ce qu’une kyrielle de « spécialistes » chargés d’en penser le devenir, séparent, juxtaposent, hommes et fonctions, chacun gérant ce qui est du domaine de sa spécialité sans aucune considération pour les autres. Les « faux ennemis » de la ville, affirme Gruen dans The Heart of our Cities[26], non sans ironie, sont le traffickist, le bulldozerite, le segregator, le projectite et l’economizer. « Les hommes de la Renaissance n’avaient pas ce problème » assure-t-il.
« La ville, qui jadis était représentée comme un creuset, a donc maintenant un rôle exactement opposé. Elle éloigne l’homme de son semblable, de ses aspirations et de ses fonctions, et notamment de son lieu de travail. On peut présumer que cette tendance sera modifiée dans “l’avenir prévisible” »[27], espère Gruen en 1966.
« La forme des choses à venir »[28]
La conférence « The Shape of Things to Come » donnée à plusieurs reprises en 1968 aux États-Unis et en Europe – d’ailleurs traduite en italien et en français –, semble avoir eu un retentissement particulièrement important sur le vieux continent. À la différence des plans ou schémas figeant irrémédiablement le devenir de la ville en prévision d’un futur lointain que nul n’a la faculté d’anticiper, Gruen juge préférable de considérer ce qu’il qualifie de « futur prévisible », c’est-à-dire les quinze à vingt années à venir :
« En vous décrivant la forme des choses à venir, je considérerais uniquement les événements qui ne tombent pas dans le domaine de la science fiction ou du futurisme, ceux qui peuvent être prévus sans grand risque du fait que les inventions et les “outils” technologiques nécessaires à leur réalisation sont entièrement conçus mais n’ont pas encore trouvé leur pleine application. »[29]
Sa démonstration tient en quelques points synthétisant les principaux enseignements retenus des projets conduits au cours des douze dernières années. Le premier de ces enseignements est explicité en ces termes : « le shopping center régional actuel, tel que nous le connaissons aujourd’hui, présente un réel gaspillage en ce qui concerne l’occupation du sol »[30], gaspillage provoqué par les surfaces considérables réservées au seul stationnement, comme en témoigne la première diapositive projetée. De plus, ajoute-t-il, les façades des bâtiments n’offrent que très rarement un véritable intérêt. La diapositive suivante illustre une première solution apportée au problème : au même centre commercial sont cette fois-ci associés des parkings à étages le bordant sur ses côtés, d’autres activités pouvant dès lors s’implanter sur la surface au sol ainsi libérée. La troisième diapositive dévoile un projet comprenant des parkings sur plusieurs niveaux devant être réalisé « près de Paris » – Gruen n’apporte aucune autre précision à son sujet. « L’idée était tout à fait réalisable financièrement » explique-t-il, du fait même du prix du terrain qui aurait ainsi pu accueillir d’autres fonctions urbaines, celles-ci assurant de leur côté une clientèle permanente au centre commercial. La suite de son exposé nous donne à comprendre qu’il en a été différemment :
« Je suis malheureusement obligé de vous dire que, en dépit de l’accord des clients français quant au fait que cette solution était non seulement réalisable mais préférable à celle des parcs de stationnement au sol, le plan a dû être changé, et que l’on a adopté la solution du stationnement au sol pour des raisons purement politico-administratives. Le terrain avait été acquis par une expropriation fondée sur les seuls besoins du centre commercial et il a été impossible de persuader les autorités qu’elles devaient permettre d’autres utilisations du terrain. »[31]
Pourtant, poursuit-il, l’expérience a démontré que les centres commerciaux ont rapidement constitué de puissants pôles d’attraction et sont devenus en peu de temps des centres urbains plurifonctionnels. Il cite l’exemple de Northland qui, en l’espace de douze ans, a vu se développer autour de lui une multitude de centres spécialisés (bureaux, centres médicaux ou culturels) ; ces derniers, toutefois, se sont implantés d’une façon totalement désordonnée. Le shopping center a donc bien rempli sa mission comme « centre » ou « aimant », mais l’activité s’est progressivement agglomérée sans aucune cohérence d’ensemble, augmentant d’autant le gaspillage du sol et les besoins en transports. Gruen en conclut que cette évolution va « à l’encontre des besoins de la ville et de l’homme puisque sont séparées les fonctions humaines qui ne s’exercent d’une manière optimum que lorsqu’elles sont étroitement mêlées »[32]. En aucun cas, le centre commercial ne devrait être conçu uniquement comme une « machine à vendre ».
D’où la question qui s’était progressivement imposée à Gruen et son équipe : « Pourquoi ne pas intégrer »[33] (fig. 5) toutes les fonctions urbaines – commerciales, tertiaires, résidentielles, administratives, culturelles et de loisir – au sein d’une seule structure ? « En vue de créer le centre urbain intégré multifonctionnel », explique-t-il, « nous devons remplacer la conception traditionnelle à “2 dimensions” par une conception à “3 dimensions”[34] ». Tel est l’objectif de l’urbanisme tri-dimensionnel, déjà mis en pratique à Midtown-plaza (Rochester, New York) et pour la ville nouvelle de Valencia (Californie) alors en cours de construction[35]. Troisième dimension, ou « décollage vertical »[36], que Gruen espère pouvoir mettre en pratique en Europe, en France notamment, comme en témoigne la conclusion apportée à son exposé :
[ Voir Fig. 5 ]« Dans cet esprit, les exemples les plus spectaculaires sont les énormes centres urbains intégrés prévus en région parisienne (pour lesquels nous travaillons comme conseillers) qui sont destinés à devenir des centres urbains complets pour 6 villes satellites, chacune d’entre elles devant comprendre environ 500 000 habitants. »[37]
Les études sur les futures villes nouvelles françaises dans lesquelles Gruen est engagé présentent plusieurs intérêts à ses yeux. Elles confirment d’abord la nécessité de concevoir la métropole comme un ensemble multipolaire, une cellular metropolis[38] (fig. 6), de manière à gérer au mieux la répartition des différentes activités tout en évitant les iniquités, la dilapidation des ressources et des énergies, en limitant le gaspillage des terres agricoles et la ruine des paysages. Ces « noyaux », renvoyant à de nouvelles formes de densité, sont conçus selon une hiérarchisation allant de l’échelle du neighborhood, ou voisinage, à celle du « village » ou « quartier » – auquel correspond un nouveau centre de village ou de quartier –, et ce jusqu’au centre-ville proprement dit de la nouvelle ville (fig. 7). Ce dernier regroupe l’ensemble des fonctions indispensables en termes d’emplois, d’administration, de commerce, de résidence, d’activités culturelles, d’éducation, de loisir, etc. Il est aisément accessible et le plus compact possible pour faciliter les déplacements à pied, car la voiture en est exclue. L’autre intérêt des études parisiennes réside en cela qu’elles offrent à Gruen une nouvelle occasion de mettre à l’épreuve la méthode de l’urbanisme tri-dimensionnel pour la conception du centre-ville.
[ Voir Fig. 6 et 7 ]
L’urbanisme à trois dimensions se veut être une alternative à l’urbanisme à deux dimensions, devenu une « seconde nature pour les urbanistes »[39] déplore Gruen. Au lieu de réduire la complexité caractérisant la ville par une compartimentation et une « ghettoïsation » spatiale – soit la juxtaposition de chacune des fonctions sur la feuille de papier puis sur le sol –, Gruen la considère d’emblée dans la démarche de projet. La référence, pour illustrer cette méthode de projet, est celle du compositeur et de son outil de conception privilégié : la partition. La partition, explique Gruen, permet d’organiser sur une simple feuille de papier, et dans le temps – quatrième dimension elle-même intégrée dans le processus de conception –, les contributions d’une « centaine de spécialistes » de manière à ce que tous œuvrent de concert et produisent, au final, une œuvre unique cohérente. Tel est le sens et la fonction de cet outil que nous retrouvons pour chacun de ses projets : la « tabulation » (fig. 8). La tabulation a pour élément premier « ce qui est donné » ; elle orchestre les contributions de chacun des acteurs du dynamic planning et gère l’ensemble des données du projet, tant du point de vue de la multiplicité des fonctions qu’il doit accueillir que des conditions de sa faisabilité économique. Car l’urbanisme tri-dimensionnel a pour visée de maîtriser au mieux le ratio coût-bénéfices, ce qui passe par une optimisation de l’espace, sa bonne gestion dans le temps et, par conséquent, un phasage rigoureux des différentes étapes, de la conception jusqu’à l’achèvement du projet. La tabulation est, en quelque sorte, la partition de la « superstructure » [40], telle que conçue par Gruen.
[ Voir Fig. 8 ]
Si nous disposons des « partitions » de La Défense[41] ou d’un certain nombre de villes nouvelles[42], celles-ci n’ont toutefois pas été jouées tel que Gruen l’entendait. L’issue pour une majorité de ces projets fut en effet on ne peut plus décevante pour Gruen, voire conflictuelle dans certains cas[43]. Il n’en demeure pas moins que son influence fut considérable tant auprès des maîtres d’ouvrages que de ses confrères architectes-urbanistes, même si elle est peu sinon pas reconnue, et aujourd’hui oubliée. L’expérience d’Évry, notamment, nous renseigne quant aux désaccords et incompréhensions qui marquèrent le plus souvent ses rapports avec les maîtres d’ouvrage, dont la position fut parfois ambiguë. Mandaté comme consultant, la mission de Gruen ne peut que très rarement aller au-delà de l’étude et du conseil, la maîtrise d’œuvre étant jalousement gardée par ses confrères français qui auraient souhaité qu’il se cantonne aux plans des futurs centres commerciaux, ce à quoi il ne peut se résoudre. Par ailleurs, le dynamic planning et l’urbanisme tri-dimensionnel rencontrent un terrain d’autant plus difficile en région parisienne où se disputent enjeux politiques et économiques, publics et privés[44], et où diverses volontés se confrontent, défendues par des « spécialistes », ou services, souvent souverains dans leurs décisions. L’étude rédigée pour l’IAURP sous la direction de Serge Goldberg, en mars 1967, laissait pourtant présager des augures favorables ; elle relevait en effet :
« L’exemple de Midtown-plaza, à Rochester (New York) montre qu’une telle rénovation, qui consiste à appliquer au cœur de la ville les principes qui ont fait le succès des centres périphériques (allée piétonnière, tunnel de livraison des marchandises, disposition rationnelle des divers éléments commerciaux), peut présenter de nombreux avantages. Sur une surface au sol dix fois moindre, grâce à une bonne desserte en transports en commun et à plusieurs étages de parcs de stationnement souterrains, Midtown-plaza offre, outre un équipement commercial équivalent à celui de Northland, des bureaux, des hôtels et des salles de réunion. En prouvant que des activités plus nombreuses et plus diverses peuvent être groupées au cœur de la ville sans sacrifier l’accessibilité, Midtown-plaza peut être une alternative à Northland. La construction d’un centre urbain nouveau, au cœur d’un secteur résidentiel orienté vers lui, peut en constituer une autre. » [45]
L’anatomie du centre de la ville
Le rapport remis à l’IAURP en mars 1969 à propos du centre de la ville nouvelle d’Évry permet de saisir les difficultés auxquelles Gruen se confronte pour mettre en œuvre les principes caractérisant sa pensée. Il introduit le rapport en contestant d’emblée le cadre de la mission qui lui a été confiée. Il note : « Nous avons rapidement constaté que les raisons suivantes devraient inévitablement donner à notre étude des dimensions plus larges que le cadre strict du contrat afin d’atteindre des résultats dignes d’intérêt. » [46] Ces raisons sont au nombre de trois et plaident toutes en faveur de « la conception préalable d’un plan d’ensemble » prenant en compte l’intégralité des données constitutives de la ville, comme il l’avait d’ores et déjà préconisé dans de précédents rapports. La première de ces raisons revient sur un point fondamental pour Gruen : « Les fonctions commerciales ne doivent pas être considérées comme séparées mais comme intimement mêlées aux autres fonctions de toute ville dynamique » ; de ce fait, l’équipe a été amenée à modifier certaines conditions de base fournies pour établir l’étude car celles-ci imposaient un « compartimentage du “cœur de la ville” en des zones strictement déterminées, réservées à des activités spécifiques » [47], ce qui était incompatible avec les principes de l’urbanisme tri-dimensionnel. La deuxième raison réaffirme un autre principe essentiel : « Un “centre de ville” dynamique doit être aussi dense que possible, faciliter les échanges humains et réduire ainsi au minimum le besoin de moyens de transports à l’intérieur de ses limites », l’automobile étant interdite en surface. Le lien est ainsi fait avec le troisième argument mis en avant, insistant sur le fait qu’un « “centre de ville” ne peut être dynamique et vivant que s’il comprend des habitations pour un très grand nombre d’habitants, à moins de n’être qu’un lieu de travail dépourvu de toute expression de vie humaine en dehors des heures d’ouverture des bureaux et des magasins »[48].
La ville nouvelle, dans son ensemble, est décrite dans la suite du rapport depuis les zones à vocation résidentielle jusqu’au « cœur de la ville », détaillant la manière dont l’urbanisme tri-dimensionnel procède pour organiser une telle diversité fonctionnelle en différents plans superposés. Le troisième chapitre, intitulé « Anatomie du “centre de la ville” », propose une lecture en coupe du projet ; celle-ci atteste de la prise en compte aussi bien des différents réseaux de transports en commun (RER, métro, bus) et de leurs gares ou station, que des divers réseaux d’alimentation en eaux, gaz, électricité, téléphones, etc., des voies de chargement et déchargements, des lieux de stockage, des parkings, l’ensemble étant concentré dans les niveaux inférieurs. Les niveaux du rez-de-chaussée et du premier étage peuvent ainsi offrir des espaces publics entièrement dédiés aux piétons, qui trouvent là l’essentiel des services et activités, qu’elles soient commerciales, culturelles, sociales ou récréatives. Quatre niveaux de parkings sont prévus en périphérie, contre lesquels viennent se caler des maisons en terrasses et des bâtiments de grande hauteur, eux aussi destinés à l’habitation. Le niveau supérieur de la structure est une vaste plateforme « ouverte à l’air libre et à la lumière naturelle », où « des arcades et des galeries assurent ici la protection contre les intempéries »[49]. Sur la plateforme sont construits des immeubles accueillant des administrations, services, bureaux, hôtel, habitations, etc. (fig. 9) Gruen est bien évidemment conscient des difficultés extrêmes que pose la réalisation d’une telle « superstructure » ; en mars 1969 toutefois, il est encore confiant en la volonté de la Mission de les dépasser de manière à édifier un cœur de ville intégrant avec intelligence cette diversité des fonctions qui, selon lui, a toujours défini la ville. Il réaffirme dans son rapport :
[ Voir Fig. 9 ]« L’art de superposer des fonctions variées a été négligé sinon perdu dans notre époque de spécialisation et doit être retrouvé si nous voulons recréer l’esprit de la cité. Il comporte évidemment des problèmes techniques, administratifs, politiques et légaux, en particulier si certaines d’entre elles appartiennent au secteur public et d’autres au secteur privé. Ainsi, l’urbanisme ne peut être réservé aux architectes, aux urbanistes ou à d’autres spécialistes ; cette mission ne peut être couronnée de succès que si des économistes, des hommes de loi, des hommes politiques, des administrateurs, des sociologues, entre autres, y participent largement par l’apport de leurs talents, de leurs capacités et de leurs efforts concertés. »[50]
Un tel espoir fut rapidement déçu en France où l’urbanisme tri-dimensionnel ne connût jamais la fortune escomptée par Gruen ; il n’obtint que très rarement l’adhésion des Missions qui préférèrent cantonner l’architecte américain au rôle de consultant pour la conception des centres commerciaux. S’agissant d’Évry, l’un des points d’achoppement majeurs porta sur l’Agora, conçue par la Mission comme un espace public accueillant équipements (salles de sport, école de musique, salles de conférences, etc.), ainsi que commerces, cafés, restaurants, l’ensemble étant néanmoins parfaitement distinct du centre commercial alors que Gruen se refusait à dissocier les deux, convaincu qu’il était possible et indispensable de gérer de concert et d’une façon cohérente fonctions et espaces publics et privés. Par ailleurs, le nombre d’étages paraissait trop important, et si la proposition de construire des bureaux et des logements sur la plateforme de la superstructure était jugée « extrêmement intéressante pour un centre ville déjà très dense […]. Dans le cas particulier d’Évry, ville nouvelle en rase campagne, l’intérêt de cette proposition est à très, très long terme[51] », estimait-on, choix qui ne sera donc pas retenu par les Pouvoirs publics, ni par les financeurs privés.
Gruen poursuivit ses missions de consultance pour l’IAURP (jusqu’en 1970) et le groupe Au Printemps (jusqu’en 1972), celles-ci consistant principalement à évaluer des projets de futurs centres commerciaux, mais il n’eût jamais l’occasion de mettre en œuvre ses principes d’urbanisme sur le sol français. Il n’en demeure pas moins que l’influence de sa pensée reste à évaluer, celle-ci ayant été jusqu’alors sous-estimée. Sa fin de carrière, il est vrai, est marquée par le paradoxe : tandis que sa renommée reste attachée à la conception du shopping center, il est de plus en plus écœuré par la vulgarité de ces « machines à vendre » dont il renie finalement la paternité en 1978[52]. Et alors même que son architecture est associée à l’émergence et la prolifération des environnements artificiels, il crée à Los Angeles, en 1968, la Victor Gruen Foundation for Environmental Planning convaincu de l’urgence de réduire l’emprise du man made environment sur l’environnement naturel menacé par des déséquilibres irrémédiables du fait même de l’action humaine. Les années 1970 semblent être celles d’un désenchantement progressif, au point qu’il en vient à confier dans des notes autobiographiques que la rudesse du réel l’a conduit à accorder plus d’importance au monde des idées, escomptant qu’en tant que « “réaliste rêvant” ou “rêveur réaliste”, il puisse apporter une modeste contribution au progrès de l’humanité, pour qu’il devienne plus humain »[53].